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LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

L’ÉVOLUTION DU CITOYEN NOUVEAU

La construction du citoyen nouveau dans la période de Mustafa Kemal traverse deux étapes que l’on peut grosso modo diviser en décennies. Les années 1920 se définissent par le refus catégorique de l’héritage ottoman et le recours à des référents, soit européens soit turciques, pour remplir le vide que laisse le prédécesseur. Par ailleurs, le kémalisme est en cours de formulation, le citoyen nouveau n’est pas encore tout à fait défini et les évolutions dans sa construction sont généralement la

46 Faruk Bilici, « Révolution française, Révolution turque et fait religieux », Revue du monde musulman et

de la Méditerranée, 1989, vol. 52, no 1, p. 175.

47 S. Gangloff, La politique de la Turquie dans les Balkans depuis 1990. Relations bilatérales, politique

conséquence d’autres initiatives qui visent à transformer le système. Par exemple : lorsque le gouvernement abolit le califat, sécularise l’éducation et interdit le fez, il montre la direction de la nouvelle identité et commence, par ces réformes, à l’inculquer. Cependant, il est encore tôt pour parler d’endoctrinement au sens strict.

La décennie suivante, quant à elle, conduit le régime à un changement d’attitude. Cela est dû, à parts égales, à un regard rétrospectif sur l’impact des premières réformes et à un contexte économique et social instable. La Loi est modifiée en permanence, du jour au lendemain, alors que les citoyens ont du mal à assimiler le changement de mentalité, qui exige un travail profond et durable. Par ailleurs, le relâchement de la répression à la fin des années 1920 et la tentative échouée de démocratie de 1931, mettent en évidence les nombreux fronts d’opposition qui menacent encore le régime, ce qui déclenche en lui l’alarme. De plus, la stratégie fiscale du régime a chargé l’économie sur les épaules du peuple et a creusé une brèche entre les fonctionnaires et les couches populaires. Ce clivage se trouve à ce moment-là encore aggravé par la crise économique mondiale qui frappe aussi la Turquie : les bureaucrates, économiquement plus stables, voient leur pouvoir augmenter alors que la bourgeoisie commerçante et les propriétaires terriens en pâtissent assez lourdement.48 La structure sociale est très fragilisée et le risque de désagrégation menace le projet de construction nationale kémaliste. Face à ce contexte, le régime est donc obligé de perfectionner la transmission des principes de la République, de renforcer d’urgence la cohésion sociale.

Le gouvernement se met alors au travail pour compléter et notamment homogénéiser et simplifier son discours et son programme, et annonce enfin, en 1932, l’achèvement de sa doctrine. Il la résume en six principes dont trois principes d’action : nationalisme, laïcité et révolutionnarisme, et trois principes d’organisation : républicanisme, populisme et étatisme. Il a déjà formulé quatre de ces principes en 1927, et les deux restants —révolutionnarisme et notamment l’étatisme— découlent de la nouvelle attitude du régime suite à la crise économique internationale. Pour faire simple, il conçoit une façon schématique de les représenter, facile à retenir : six flèches blanches qui donnent nom à la doctrine : Altı Ok [Six Flèches]. Placées sur un fond rouge, elles deviennent l’emblème du parti de Mustafa Kemal et, par extension, de la

48 Tevfik Çavdar, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] » dans İletişim Yayınları (éd.), Cumhuriyet Dönemi

Türkiye Ansiklopedisi [Encyclopédie turque de la période républicaine], Istanbul, İletişim, 1983, vol. 4/10,

Révolution turque. L’achèvement du programme politique s’accompagne d’une volonté, voire d’un besoin de parfaire le projet social, de bien définir les traits du citoyen nouveau qui a jusque-là oscillé entre des référents multiples. Cela déclenche au sein du gouvernement la quête d’une identité nationale originale républicaine qui, nous l’annonçons dès maintenant, sera un mélange d’éléments européens et turcs, fruit souvent de la turquisation de référents notamment occidentaux, en tout cas étrangers. C’est dans ce contexte que l’on assiste à la naissance d’une langue nationale, d’un genre musical national ou encore à la turquisation du culte religieux.

Une fois les projets politique et social définis, il faut les diffuser au plus vite avant que les conditions défavorables du début des années 1930 ruinent le projet kémaliste. Ces impératifs expliquent le durcissement des politiques, le contrôle sur la population et la mise en place d’outils spécifiques d’endoctrinement qui définissent, à eux tous, la nouvelle attitude du régime dans la deuxième décennie de son mandat. « Le discours révolutionnaire s’approfondit, dit Hamit Bozarslan, et devient une “théorie révolutionnaire” propre, un véritable credo. »49

Vedat Nedim (Tör), l’un des fondateurs de la revue Kadro [Le Cadre],50 publie en 1980 un ouvrage bien pessimiste intitulé Kemalizmin Dramı [Le Drame du kémalisme] où il affirme que « après la mort d’Atatürk, tous ses principes idéologiques sont tombés de plus en plus vite dans une sorte de moins-disant. À ce rythme-là, ils sont tous condamnés à la disparition ».51 Pour son soulagement, nous devrions admettre que bien qu’elles ne soient peut-être pas à l’origine de son initiative, les deux sources identitaires que le leader tâche de renforcer, l’Occident et le sentiment national, restent avec l’islam la base de l’idiosyncrasie turque républicaine actuelle. Et même si le régime n’avait fait qu’arroser deux graines jadis semées dans le peuple, il faut lui reconnaître certaines contributions de taille. Pour ce qui est de la première source, la République a le mérite d’avoir officialisé la culture occidentale par des réformes comme l’adoption de l’alphabet, du calendrier, du système de mesures, mais aussi des vêtements et la

49 H. Bozarslan, Histoire de la Turquie : de l’Empire à nos jours, op. cit., p. 332.

50 Revue mensuelle traitant des thèmes économiques, sociaux et culturels, parue en 1932 après la proclamation des six fondements de l’idéologie kémaliste. Elle devient l’un des principaux moyens de diffusion des principes du citoyen nouveau à l’époque.

51 « Atatürk’ün bütün ideolojik ilkeleri [...] ölümünden sonra, gittikçe artan bir tempo ile bir nevi “açık eksiltme”ye konuldu. Bu gidişle bunun “sıfır”a kadar yolu açıktır. » Vedat Nedim Tör, Kemalizmin Dramı [Le Drame du kémalisme], Istanbul, Çağdaş, 1980, p. 20.

promotion d’un mode de vie qui destigmatise, par exemple, la consommation d’alcool : tout un tas de référents culturels qui plongent nécessairement le citoyen républicain dans un univers occidental, notamment dans les villes. Pour ce qui est du caractère ethnique, la République se distingue en encourageant son développement sur le plan académique et scientifique. Outre les recherches d’historiens et de philologues comme Fuat Köprülü, qui s’occupe aussi de turquiser la terminologie scientifique, ces initiatives prennent forme dans des centres de recherche spécifiques comme l’Institut de recherches turcologiques (1924) de l’université d’Istanbul, l’Anadolu Halk Bilgisi Derneği ou Société de folklore anatolien (1927) ou le Musée ethnographique d’Ankara (1930), consacrée aux cultures de l’aire turcique. La contribution du régime à la consolidation chez les Turcs de ces deux éléments identitaires est indéniable.

Concernant d’autres aspects de l’idéal républicain, notamment ceux relatifs à la religiosité, « les petites villes et les villages continuèrent à manifester de forts sentiments de loyauté à l’islam, [et] les théories et le symbolisme sur la turcité [promus par le kémalisme] n’y réussirent pas à remplacer cette forme d’allégeance plus vaste » que le peuple traîne depuis la période ottomane.52 De plus, dans les années suivant la mort du leader, certaines réformes du domaine de la religion connaissent un mouvement de recul, notamment avec l’arrivée de la vraie démocratie, du vrai système multipartite vers la fin des années 1940. Ce n’est peut-être pas tout à fait surprenant : en définitive, c’est sur les traces du « vieux citoyen » que la République s’est appuyée pour en forger le nouveau.

1.2.2. LES OUTILS DE CONSTRUCTION : LES RÉFORMES DE LA

TRANSFORMATION SOCIALE

La transformation du pays et la construction d’un nouveau modèle de citoyen commence par une ambitieuse batterie de lois proclamées à la hâte par le régime dans les années 1920 et 1930. Ces réformes de toute nature : politique, sociale, juridique, culturelle, éducative et économique, cherchent encore à débarrasser le pays des éléments islamiques-ottomans, à le rapprocher de l’Europe et à rétablir les liens du peuple avec sa dimension turcique. À vrai dire, bien qu’elles présentent un virage de

52 « The small towns and villages continued to display strong Islamic loyalties and sentiments; Turkic theories and symbolism failed to replace this wider allegiance. » A.D. Smith, National Identity, op. cit., p. 104.

contenus important, les mesures s’inscrivent dans les mêmes actions des sultans réformistes qui s’attaquent depuis plus aux obstacles que leur pose le système traditionnel du pays. En tout cas, elles deviennent sans doute l’aspect le plus voyant, certainement le plus caractéristique du mandat de Mustafa Kemal.

L’ampleur de la transformation à laquelle le gouvernement aspire explique que nombre de ces réformes représentent une véritable ingérence dans la vie quotidienne, voire privée, des citoyens, qu’elles vont jusqu’à leur dicter comment il faut se comporter ou vivre leur spiritualité. Les lois sur l’habillement ou la turquisation d’éléments religieux en donnent un bon exemple. D’autres, notamment celles proclamées dans un domaine juridique, n’entraînent certes pas d’instructions directes sur les démarches quotidiennes des personnes mais conditionnent absolument, même à court terme, l’évolution de la société. Nous pensons, par exemple, à la batterie de réformes proclamées en 1924 pour la suppression des symboles religieux de l’État ou le nouveau Code civil qui établit les conditions du mariage. Le sens que le régime semble vouloir accorder à sa démarche se reflète même dans les termes les plus courants employés en turc pour désigner les réformes : « inkılap », d’origine arabe, et « devrim », en turc épuré, qui signifient tous les deux « révolution » aussi.

Comme on peut s’y attendre, le sujet des réformes a fait couler des rivières d’encre au cours du dernier siècle, et fait l’objet de nombreux ouvrages qui l’abordent de façon plus spécifique et ciblée que nous ne le faisons ici.53 Notre but n’est donc pas de dresser un catalogue exhaustif des réformes, mais d’aborder celles qui se rapportent le plus directement, le plus activement à la construction de la nouvelle identité collective, celles qui représentent le mieux les ambitions du régime par rapport à son modèle de société. Il s’agit, pour la plupart, de réformes de nature sociale, culturelle et éducative.