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LA SECONDE TENTATIVE DE DÉMOCRATIE : L’EXPLOSION DU MÉCONTENTEMENT LATENT

LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

LA SECONDE TENTATIVE DE DÉMOCRATIE : L’EXPLOSION DU MÉCONTENTEMENT LATENT

En 1930 Fethi Okyar, que Mustafa Kemal avait désigné Premier ministre lors de la première tentative de multipartisme, propose au leader de rétablir l’opposition contre le malaise social suscité par la crise économique. Celui-ci accepte et c’est sous son autorité et sous sa supervision que le Cumhuriyet Serbest Fırkası ou Parti républicain libre voit le jour en août de la même année.262 Cependant, comme cela a déjà été le cas, la vie de la formation est d’une fugacité étonnante, voire suspecte, car elle sera dissoute à peine quatre mois après sa création. Pour en trouver les raisons, il faut creuser dans la menace qu’elle constitue à ce moment pour le gouvernement. L’annonce du nouveau parti s’accompagne d’un appel aux élections municipales pour le mois d’octobre. Les discours et les interventions publiques de Fethi Okyar dans le cadre de sa campagne

261 Pour compléter ces informations, nous voudrions dire qu’une autre amnistie générale est proclamée en mai 1929. Elle prescrit la libération d’environ deux-cents personnes (Cumhuriyet, 20 mai 1929, no 1808, p. 1.) et la remise de nombreuses peines allant depuis des assassinats jusqu’à des transgressions de la Loi du chapeau. Cependant, elle contient maintes exceptions, dont les crimes contre la patrie, contre les forces de l’État et les délits relatifs aux leaders spirituels (Başvekâlet Neşriyat Müdürlüğü, « Kabahatlıların Affı ve Bazı Cürümlerin Takibat ve Cezalarının Tecili Hakkında Kanun [Loi sur l’amnistie des condamnés, le suivi de certains crimes et la remise de leurs peines] », T.C. Resmî Gazete [Journal officiel de la république de Turquie], 16 mai 1929, no 1194, p. 7231‑7232.). Le régime montre ainsi que, malgré la récente dérogation de la Loi de rétablissement de l’ordre, il reste vigilant à l’intervention de certains secteurs particulièrement dangereux.

262 Yakup Kadri, romancier nationaliste et homme politique dans les rangs du CHP, publie en 1968 une œuvre de mémoires où il raconte son passage par le monde de la politique. Dans les pages qu’il consacre au Parti républicain libre, non seulement il parle de l’étroite parenté qui le relie au parti du gouvernement mais il soulève des doutes par rapport à son indépendance : « C’est Atatürk lui-même qui choisit le cadre des dirigeants du parti, dont les représentants étaient pour la plupart issus du Parti républicain du peuple. Ils incarnaient tous des valeurs révolutionnaires et progressistes indiscutables. Qui d’entre nous pourrait accuser de conservatisme Ahmet Ağaoğlu, l’auteur du programme du parti, ou Nuri Conker, son secrétaire général ? N’était-il pas, le premier, un démocrate orthodoxe et le second, un officier brillant qui suivait Mustafa Kemal depuis sa puberté, toujours collé à lui ? Quant à Fethi Bey, n’avions-nous pas fait confiance à son éthique personnelle et politique ? » « Bu Partinin dirijan kadrosunu seçen bizzat Atatürk’tü ve onu teşkil edenlerin hemen hepsi Halk Partisi’ndendi. İçlerinde devrimciliklerinden, ileri fikirliliklerinden şüphe edilecek tek kişi yoktu. Partinin programını yapan Ahmet Ağaoğlu’ya, Genel Sekreter vazifesini alan Nuri Conker’e hangimiz gerici diyebilirdik? Bunlardan birincisini ortodoks bir demokrasi taraftarı, ikincisini, ilk gençlik çağından beri Mustafa Kemal’in izinde yürüyen, yanından ayrılmayan aydın kafalı bir subay olarak tanımış, Fethi Beye gelince, onun şahsî ve siyasî ahlâkına tam bir güven bağlamış değil miydik? » Yakup Kadri (Karaosmanoğlu), Politikada 45 Yıl [Quarante-cinq ans dans la politique], Ankara, Bilgi, 1968, p. 102.

réveillent les divers courants idéologiques qui restent latents au sein de la société, l’opposition qui attend muette un moyen de représentation, et déclenchent en définitive une vague de contestation dans tout le pays. Lorsqu’il arrive à Izmir, « des images d’İsmet [Inönü, Premier ministre] sont cérémonieusement déchirées par la foule, le siège du CHP à Izmir attaqué et les fenêtres du bureau du journal du parti lapidées. […] À Akhisar, [Fethi Okyar] est acclamé comme l’homme qui sauverait l’islam contre la République athée ; la foule portait des pancartes rédigées en arabe avec la profession de foi ».263 Certes, les secteurs réactionnaires ne font pas du tout partie de l’électorat que la formation représente. Cependant, sa condition d’alternative d’opposition lui fait s’attirer la confiance et les espoirs des toutes les populations qui ne s’identifient pas dans les politiques officielles :

Ceux que la laïcisation de l’État avait choqués, ceux qui se sentaient lésés par la création d’une industrie nationale, ceux qui souffraient de la crise agricole, ceux qui

263 « Pictures of İsmet were ceremonially torn up by the crowds, the İzmir headquarters of the Republican People’s Party was attacked, and the office windows of the Party’s local newspapers were stoned. […] At Akhisar he was hailed as the man who was going to save Islam from the godless Republic; the crowd bore banners inscribed in Arabic with the Profession of Faith. » G. Lewis, Modern Turkey, op. cit., p. 117. Dans son livre de mémoires, Yakup Kadri parle aussi des incidents qui se produisent à l’arrivée du leader de l’opposition à Izmir, avec le dramatisme propre à un kémaliste qui regarde de mauvais œil le déroulement de l’expérience multipartite : « Un vacarme éclata soudain, on ne pouvait pas comprendre ce que les gens disaient, même pas les sentir. Les cris se répandaient comme si la brise agréable qui soufflait depuis deux ou trois ans s’était transformée en tempête. La participation de Fethi Bey et de ses amis à la campagne des élections locales avec des meetings partout en milieu d’un tel tumulte ne faisait qu’accroître la violence de la tempête. Le siège régional du Parti républicain du peuple à Izmir et l’immeuble du journal

Anadolu, organe de presse du parti, avaient été lapidés et… et les photos d’Atatürk et d’İsmet Pacha

déchirées et jetées par terre. L’ancien ministre de la Justice Mahmut Esat (Bozkurt), qui se trouvait ces jours-là à Izmir, avait envoyé plusieurs télégraphes à Ankara pour lui faire part de ces incidents déplorables : “La situation est grave —admettait-il. Notre vie est en danger”. Mais il n’y avait aucun moyen de les freiner.

Lorsque Fethi Bey et ses amis partirent pour Balıkesir en laissant Izmir dans cet état, la situation s’aggrava davantage, prit toutes les allures d’un mouvement réactionnaire. Le peuple reçut le leader du Parti libre et ses amis avec des drapeaux verts et des propos religieux, en sacrifiant des bêtes sur les chemins que le comité avait empruntés. » « Birdenbire bir curcuna kopmuş, kimse kimsenin ne dediğini anlamak şöyle dursun, hattâ işitmiyordu bile. Bir bağırıp çağırışmadır gidiyordu ve iki üç yıldan beri devam eden durgun hava bir fırtınaya inkılâp etmiş gibiydi. Fethi Beyle arkadaşlarının böyle bir hengâme içinde, taraf taraf mitingler tertip ederek o sıralarda yapılmakta olan mahallî seçimler kampanyasına katılmaları ise bu fırtınanın şiddetini büsbütün arttırmış idi. İzmir’de Halk Partisi’nin İl İdare Merkezi ve bu Partinin organı “Anadolu” gazetesi binası taşlanıyor ve... ve Atatürk’le İsmet Paşanın resimleri yırtılıp yerlere atılıyor, bütün bu çirkin hâdiseler o günlerde İzmir’de bulunan eski Adalet Bakanı Mahmut Esat (Bozkurt) tarafından “Vaziyet vahimdir. Hayatımız tahlikededir” diye çekilen telgraflarla Ankara’ya bildirildiği halde, hiçbir tedbirle önlenemiyordu.

Fethi Beyle arkadaşları İzmir’i işte böyle bir durumda bırakıp Balıkesir’e geldikleri vakit ise vaziyet büsbütün vahimleşmiş, tam mânâsıyle bir “irtica” hareketi şeklini almıştı. Halk Serbest Fırka lideriyle arkadaşları yeşil bayraklarla, tehlil ve ilâhi avazlarıyle karşılaşmış, yolları üstünde kurbanlar kesmişti. » Yakup Kadri (Karaosmanoğlu), Politikada 45 Yıl [45 ans dans la politique], op. cit., p. 103.

déploraient le marasme des affaires, en un mot tous les mécontents commencèrent à se grouper autour de Fethi.

Des prêtres qui regrettaient le régime du Sultan, de vieux militants du mouvement « Union et Progrès », des membres de l’ancienne opposition monarchiste se remirent à faire de l’agitation. On eût dit que Mustapha Kémal avait soulevé le couvercle de la boîte de Pandore.264

Parmi ces secteurs il faut compter les minorités nationales et confessionnelles, qui semblent soutenir elles aussi la formation. Une preuve de la représentation qu’elles trouvent dans le Parti libre sont les cinq députés grecs, les deux arméniens et les deux juifs que le groupe obtiendra prochainement à Istanbul.265

La prescription de la loi du rétablissement de l’ordre encourage l’apparition d’organes de presse soi-disant indépendants, tels que les journaux Yarın [Le Demain] et Son Posta [Le Dernier courrier]. Le premier est créé par Arif Oruç, fondateur du Parti communiste du peuple et du journal Yeni Dünya, obligé de fermer en 1920. Il se répand rapidement grâce à ses attaques contre le Premier ministre Inönü et contre sa politique économique, qui valent à son directeur une peine d’emprisonnement. Le second journal est créé par Zekeriya Sertel, évoqué ci-dessus au sujet du manuel de savoir-vivre de sa revue Resimli Ay, fondateur aussi du gauchiste Tan [L’Aube] et condamné à trois ans d’exil à Sinop, en vertu de la loi du rétablissement de l’ordre. Aucun des deux ne se reconnaît comme l’organe officiel du Parti républicain libre. Qui plus est, Sertel insiste sur la différence idéologique qui sépare la formation et la ligne éditoriale de son journal : « Son Posta venait de paraître et suivait une politique impartiale, ce qui pourrait le rendre utile au Parti libre par rapport à d’autres journaux. En fait, le parti avait besoin d’un organe de presse. C’est avec ces idées que Fethi Okyar nous approchait, qu’il essayait de gagner la faveur du journal. Mais nous nous gardions bien de le rejoindre, protégeant notre indépendance. Devenir l’organe du Parti libre ne nous séduisait d’aucun point de vue. En fait, nous ne partagions pas ses principes. Il défendait le libéralisme, donnait importance au capital privé, s’opposait à l’étatisme. Nous, en revanche, c’est contre la contribution de l’État au capital privée que nous luttions

264 J. Benoist-Méchin, Mustapha Kémal ou La mort d’un empire, op. cit., p. 410.

265 Soner Cagaptay, Islam, Secularism, and Nationalism in Modern Turkey: Who Is a Turk?, London New York, Routledge, 2006, p. 42.

justement ».266 Malgré cette divergence, la posture critique du gouvernement qu’adoptent Yarın et Son Posta finit par les mêler à une guerre idéologique contre la presse favorable au régime et par les faire devenir, en définitive, les porte-paroles plus ou moins mérités de l’opposition. D’ailleurs, le fait que Fethi Okyar publie sur Yarın le programme de son parti ne laisse pas trop de place au doute.267 En dehors de ces deux journaux, la nouvelle formation trouve à Izmir trois autres organes de presse de moindre envergure, en faveur de sa cause : Hizmet [Le Service], Halkın Sesi [La Voix du peuple] et Yeni Asır [Nouveau siècle].

Comme c’était programmé, les élections municipales sont célébrées au mois d’octobre. Le Parti républicain libre ne conquit, selon les données officielles, que rente-et-une circonscriptions sur cinq-cent-deux, qui plus est, aucune dans la région orientale du pays, particulièrement opposée au régime, théâtre de nombreuses manifestations de contestation depuis la fondation de la République.268 Fethi Okyar accuse le Parti républicain du peuple dans l’Assemblée d’avoir truqué les élections mais comprend, les résultats des élections en main, qu’il est inutile de lutter contre la formation de Mustafa Kemal. En novembre, il envoie une lettre au ministre de l’Intérieur lui annonçant la dissolution du parti. Bernard Lewis évoque plusieurs théories pour éclaircir ce qu’il considère comme un « épisode obscur de l’histoire de la République turque » :

Certains croient que Mustafa Kemal souhaitait véritablement créer une démocratie multipartite en Turquie et ne renonça à sa tentative que lorsque les explosions de violence réactionnaire prouvèrent qu’elle était prématurée. D’autres estiment qu’il désirait seulement une opposition docile et maniable pour alléger les tensions pendant une période de crise économique et qu’il l’écrasa dès qu’elle sembla dégénérer. D’autres encore interprètent l’affaire comme un désaccord entre Kemal et

266 « “Son Posta” yeni çıkmıştı, tarafsız bir politika güdüyordu. “Serbest Fırka” için ötekilere oranla daha yararlı olabilirdi. Zaten yeni partinin bir gazeteye ihtiyacı da vardı. Bu düşüncelerle Fethi Okyar bize yakınlık gösteriyor, “Son Posta”yı kazanmaya çalışıyordu. Fakat biz, “Serbest Fırka”ya bağlanmaktan çekiniyor, bağımsızlıklarımızı koruyorduk. “Serbest Fırka”nin organı olmak hiçbir bakımdan bize çekici görünmüyordu. Zaten biz, SCF’nin ortaya attığı ilkeleri beğenmiyorduk. “Serbest Fırka” liberalizmi savunuyordu, özel sermayeye önem veriyordu, devletçiliğe karşı durum almıştı. Biz ise özel sermayeye devletçe yapılan yardıma karşı şiddetli bir savaşa girişmiştik. » Zekeriya Sertel, Hatırladıklarım [Mes souvenirs], 2e éd., Istanbul, Gözlem, 1977, p. 193.

267 G. Lewis, Modern Turkey, op. cit., p. 116.

268 C̜etin Yetkin, Atatürk’ün Başarısız Demokrasi Devrimi: Serbest Cumhuriyet Fırkası [La réforme échouée d’Atatürk pour la démocratie : le Parti républicain libre], 2e éd., Istanbul, Toplumsal Dönüşüm, 1997, p. 195.

Ismet, le président cherchant un contrepoids à son Premier ministre et au parti du peuple, tandis qu’Ismet finissait par le convaincre que l’expérience était trop dangereuse.269

La création du Parti républicain libre avait suscité l’apparition d’autres petites formations qui témoignent des différentes idées qui circulent dans la société et de leurs envies de s’exprimer sur un plan politique. C’est le cas du Türk Cumhuriyet Amele ve Çiftçi Partisi [Parti des travailleurs et fermiers turcs républicains], fondé en août 1930 à Edirne, et de l’Ahali Cumhuriyet Fırkası [Parti républicain populaire], à Adana en septembre. Après la disparition du principal parti d’opposition, elles sont immédiatement dissoutes par la décision du gouvernement. Cependant, elles influencent pour que le CHP introduise plusieurs ouvriers et petits commençants dans la liste de ses candidats pour les élections générales de 1931.

En décembre 1930, après la dissolution du Parti libre, la ville de Menemen, au nord d’Izmir, connaît un soulèvement populaire de caractère religieux en protestation contre la sécularisation du pays. L’officier qui tente de disperser la foule est tué par balle, puis décapité par le leader de la révolte, un certain Mehmet le Derviche, et plusieurs membres des forces de l’ordre sont assassinés avant que les troupes de l’armée n’interviennent. Le symbolisme de l’incident est énorme : le Derviche, entre des cris de louange à Allah, aurait annoncé le retour du fez, qualifié le port du chapeau de péché270

et proclamé calife Selim, fils exilé d’Abdülhamid. Une cinquantaine de personnes sont renvoyées en prison alors qu’une trentaine sont pendues, dont l’instigateur de la révolte et d’autres cheikhs. Les incidents ressuscitent l’esprit des émeutes du Cheikh Saïd et mettent encore en évidence la place fondamentale que la religion occupe, malgré les réformes, dans l’identité réelle de nombreux citoyens, qui plus est, la lutte qu’ils sont prêts à mener pour défendre l’espace de l’islam dans leur vies.

Ces épisodes sont, avec les fronts de dissension que les élections dévoilent, parmi les raisons qui motivent la tournure autoritaire du régime et ses démarches d’endoctrinement du début des années 1930. Outre des outils comme les Maisons du peuple, le gouvernement se résout, face aux manifestations d’opposition, à proclamer

269 B. Lewis, Islam et laïcité : la naissance de la Turquie moderne, op. cit., p. 245. Citation originale dans B. Lewis, The Emergence of Modern Turkey, op. cit., p. 280.

270 Şahin Anıl, Mahkeme Tutanaklarına Göre Menemen İrtica Olayı Davası [L’incident réactionnaire de Menemen selon les rapports des tribunaux], 1re éd., Istanbul, Kastaş, 2007, p. 10.

en 1931 une Matbuat Kanunu ou loi sur la presse. Elle suit l’exemple de deux antécédents : le Matbuat Nizamnamesi [décret sur la presse] de 1864 et la loi sur la presse de 1909. Le premier est proclamé après que le journal Tasvir-i Efkâr publie des critiques contre le gouvernement et les restrictions à la liberté de la presse.271 Il oblige tous les résidents de l’Empire, nationaux et étrangers, à obtenir une autorisation spécifique pour réaliser des activités journalistiques. La seconde est approuvée après l’Incident du 31 mars,272 dans le contexte de la loi martiale qui suit le soulèvement. Son but est de combattre les organes de presse critiques qui reprennent leurs activités sous d’autres noms après que le gouvernement ait forcé leur fermeture. Le texte de loi ne prévoit pas ouvertement la censure, mais elle est tout de même appliquée par la direction militaire du gouvernement. Le décret de 1864 reste en vigueur jusqu’à la loi de 1909, et celle-ci, avec quelques modifications, jusqu’à la proclamation de la Matbuat Kanunu de 1931, malgré le changement de régime.

La loi sur la presse de la période républicaine ne prévoit plus la contrainte d’une autorisation spécifique pour les activités de presse. Cependant, elle réserve le droit au conseil de ministres de fermer de façon provisoire n’importe quel journal ou revue dont les publications nuisent, à son avis, à la politique générale du pays. Par ailleurs, le texte limite la pratique du journalisme aux personnes considérées par le régime comme inoffensives : il interdit toute personne condamnée pour des délits d’opposition à la patrie, à la lutte nationale, à la République ou à la révolution, ou ayant publié au service des ennemis sous l’occupation pendant la guerre, d’intégrer la rédaction de tout organe de presse. Par conséquent, les journaux et revues sont tenus de renseigner le nom de tous leurs salariés auprès des autorités : journalistes, correspondants, écrivains, mais aussi dessinateurs, photographes et personnel administratif. Les acteurs du monde de la presse sont ainsi soumis au strict contrôle de l’État.

Le milieu de la presse critique est dès lors plongé dans une ambiance de tension qui régnera jusqu’à la mort de Mustafa Kemal. Falih Rıfkı, écrivain de la période et

271 Le journal, que nous avons déjà évoqué au sujet de la presse critique, est créé en 1862 et constitue, avec Tercüman-ı Ahval [L’Interprète de la situation] (1860), l’un des premiers journaux privés de l’époque et parmi les plus importants pour leur contribution à la diffusion du savoir, en particulier de la nouvelle littérature. Ils sont tous les deux fondés par İbrahim Şinasi (1826-1871), intellectuel des Tanzimat, pionnier dans de nombreux aspects de la modernisation culturelle du pays.

272 Soulèvement de caractère conservateur qui se déclenche à Istanbul le 13 avril 1909 —le 31 mars selon le calendrier rumi— contre la restauration de la Constitution à laquelle conduit la révolution des Jeunes-Turcs.

parole du gouvernement vers la fin des années 1930, admet dans un article publié en 1938 que « le sort des journalistes dépendait d’un coup de fil », celui qui leur annonce la fermeture de leurs rédactions.273 D’autres personnes proches du gouvernement comme Yusuf Ziya (Ortaç) ou Burhan Cahit (Morkaya) manifestent aussi leur désaccord par rapport à la loi. Ce dernier, malgré la série de romans kémalistes par laquelle il est principalement connu, publie par exemple en août 1931, dans sa propre revue Köroğlu, une retentissante caricature critique de la répression que la loi représente.274 Il est intéressant de signaler que la Constitution détermine en même temps dans son article 77 que « la presse est libre dans le cadre de la Loi », et que « elle ne peut être soumise à aucun contrôle ou censure préalable à la publication ».275

Si le Parti républicain libre avait été dissous, Son Posta et Yarın, les principaux journaux critiques du régime, étaient restés actifs dans la ligne éditoriale qu’ils avaient suivie jusque-là. Mais la proclamation de la loi de la presse ne peut qu’augurer un changement de leur sort. Le premier reste, certes, ouvert encore plusieurs décennies, mais les critiques du régime qu’il véhicule à ce moment-là valent à Zekeriya Sertel une