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LES MÉCANISMES DE RÉPRESSION ET LA DISSIDENCE QU’ILS SOULÈVENT

LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

LES MÉCANISMES DE RÉPRESSION ET LA DISSIDENCE QU’ILS SOULÈVENT

Défiant le pouvoir de la Sublime Porte qui œuvre à Istanbul, les Forces nationales constituent à Ankara en 1920 une Grande Assemblée nationale, organe de gouvernance

232 Mütareke, de l’ottoman « armistice », est un terme fixé par l’historiographie turque qui désigne la période entre l’armistice de Moudros en 1918 et l’armistice de Moudania en 1922, pendant laquelle se déroule la guerre d’Indépendance.

provisoire de ce pays dont ils revendiquent le contrôle. Six jours après, le même jour que le parlement se déclare lui-même légitime dans le domaine législatif, il approuve le premier mécanisme dont il se sert pour réprimer les foyers de dissidence dans le contexte de la guerre d’Indépendance. La Hıyanet-i Vataniye Kanunu, ou loi sur la trahison de la patrie, surgit en réponse à une fatwa —avis religieux— du Cheikh Al-İslam qui appelle contre la participation à la guerre aux côtés des Forces nationales. La loi établit que tout élément de divergence idéologique ou d’entrave aux buts des Forces nationales est une cause de trahison à la patrie, et confère à la Grande Assemblée nationale le pouvoir de punir cet élément de peine de mort.233 Dans l’immédiat, la loi aspire à éviter la désertion qui a déjà frappé l’armée pendant la Première Guerre mondiale.234 Dans un sens plus large, elle cherche à invalider les décisions du cabinet du sultan et à garantir, par extension, sa propre légitimité.

Malgré la mesure, les problèmes de désertion persistent et poussent Ankara à proclamer, en septembre 1920, une loi spécifique sur les déserteurs. Afin de la faire respecter, l’Assemblée nationale établit des tribunaux d’exception, à l’instar du tribunal révolutionnaire de la Révolution française, avec des sièges dans différentes villes du pays. Ils deviennent alors l’un des plus importants outils de répression des nationalistes avant et après la fondation de la République.

233 « Article 1er : Ceux qui s’opposent ou conspirent verbalement, par leurs écrits ou leurs actes contre la légitimité de la Grande Assemblée nationale, constituée pour combattre les attaques des étrangers et pour libérer de leur pouvoir le siège des hauts califat et sultanat et les terres protégées du sultan, sont considérés comme des traîtres à la patrie.

Article 2e : Ceux qui commettent un acte de trahison contre la patrie sont condamnés à mort. »

[« Madde 1.- Makam-ı Mualla-yı Hilâfet ve Saltanatı ve Memâlik-i Mahrusa-yı Şahane-yi yed-i ecânipten tahlis ve taarruzâtı def’ maksadına matuf olarak teşekkül eden Büyük Millet Meclisi’nin meşru’iyetine isyanı mutazammın, kavlen veya fiilen veya tahriren muhâlefet ve ifsadatta bulunan hâin-i vatan addolunur.

Madde 2.- Bilfiil hıyanet-i vataniyede bulunanlar selben idam olunur. »] Türkiye Büyük Millet Meclisi [Grande Assemblée nationale de Turquie], « Hıyanet-i Vataniye Kanunu [Loi sur la trahison de la patrie] »,

Ceride-i Resmiye [Journal officiel], 7 février 1921, no 1, p. 3.

234 « En 1918, l’Armée ottomane compte trente mille déserteurs. En plus, la démobilisation générale qui suit l’armistice de Moudros rendait très dur le recrutement de soldats pour les unités de l’armée régulière. Par ailleurs, l’opposition du gouvernement du sultan à Istanbul au mouvement de la Grande Assemblée nationale compliquait énormément l’enrôlement au sein des armées sous le contrôle de l’Assemblée. » « 1918’de Osmanlı ordusunun üç yüz bin kaçağı vardı. Üstelik Mondros Mütarekesi’ni izleyen genel terhis uygulaması [...] nizami ordu birliklerinde asker bulundurmayı çok güçleştirmişti. İstanbul’daki padişah hükümetinin TBMM hareketine karşı çıkması da, Meclis’in denetimindeki ordulara asker alınmasını büsbütün zorlaştırmaktaydı. » Mete Tunçay, « İstiklâl Mahkemeleri [Les tribunaux d’Indépendance] » dans İletişim Yayınları (éd.), Cumhuriyet Dönemi Türkiye Ansiklopedisi [Encyclopédie turque de la période républicaine], Istanbul, İletişim, 1983, vol. 4/10, p. 938.

Malgré leur cible de départ, les İstiklal Mahkemeleri ou tribunaux d’Indépendance finissent par juger, souvent en absence, d’autres éléments considérés comme des entraves aux propos des Forces nationales : les signataires du traité de Sèvres, les militaires de l’Armée du Calife, les membres de la Société de guetteurs militaires, les réfugiés auprès des Grecs, les communistes, les collaborateurs des Anglais. Les tribunaux sont actifs à différents moments en fonction du siège entre septembre 1920 et mai 1923, et se soldent par plus de mille morts par pendaison et au moins dix fois plus exécutés par d’autres moyens, un total qui surpasse même le nombre de victimes des Forces nationales au front pendant la guerre.235 Ils seront ensuite repris à deux occasions sous la République.

Au sujet des secteurs affectés par ces mesures, il faut mettre en relief la presse, vecteur principal de la diversité idéologique de l’Empire, et notamment la presse d’Istanbul, qui demeure l’épicentre du domaine éditorial ainsi que le foyer des courants réactionnaires de la société ottomane. C’est par appel à la loi sur la trahison de la patrie que les Forces nationales interdisent toute communication officielle à Istanbul dont la correspondance, le télégraphe et la presse, qu’elles se dotent, en définitive, d’un outil de contrôle sur les publications susceptibles de nuire à l’accomplissement de leurs objectifs. D’importants journaux représentant des postures autres que celle des nationalistes, périssent sans avoir connu la République. C’est le cas de Yeni Dünya, journal islamique bolchévique, fermé en 1920 ;236 du journal socialiste Kurtuluş, fermé la même année ; d’Istanbul, l’organe de presse de la Société anglophile, d’Alemdar et de la revue Aydede, opposés à la Lutte nationale, fermés en 1922. D’autres comme Tanin [Résonance], Tevhid-i Efkâr [L’Union d’idées], Resimli Ay, Aydınlık ou Sebilürreşat [Le Droit Chemin, ancien Sırat-ı Müstakim] réussissent à survivre et deviennent les canaux d’une certaine opposition dans les premières années du nouveau régime —ils ne résisteront pourtant pas au coup que l’opposition reçoit en 1925. Il faut dire que la presse en faveur de la cause nationale subit également l’attaque du camp opposé pendant la guerre d’Indépendance. Après la signature de l’armistice de Moudros, le cabinet du sultan proclame un décret par lequel il s’autorise à interdire la presse dans

235 Ibid., p. 941. Le chiffre de victimes des Forces nationales sur le champ de bataille s’élève à 9 168. Ergün Aybars, Türkiye Cumhuriyeti Tarihi 1 [Histoire de la république de Turquie], 2e éd., Ankara, Ankara Üniversitesi, 1989, p. 347.

les régions en état de siège ainsi que, peu après, dans l’Istanbul de l’occupation. La cible que devient la presse pour les uns et pour les autres fait preuve de son rôle majeur dans le conflit idéologique de la fin de l’Empire.

En avril 1923, quelques mois après la fin de la guerre, les leaders du camp vainqueur, dont Mustafa Kemal, adaptent le bras politique des Forces nationales aux enjeux du futur nouvel État et créent le Parti populaire, futur Parti républicain du peuple. La formation a gouverné de facto depuis la fin du conflit et assume officiellement le pouvoir au moment de la fondation de la République. Ils démarrent ainsi un gouvernement qui se caractérise, entre autres, par les efforts d’homogénéiser la société conformément à leurs propres principes, forcément à l’encontre de la diversité idéologique qui subsiste.

Les tribunaux d’Indépendance sont aussitôt repris à Istanbul et sa région, la première fois sous la République, pour trancher une affaire certes très concrète, mais toujours dans le but de supprimer les entraves du gouvernement qui ont caractérisé leur première étape. Si les leaders nationalistes parlent depuis quelque temps d’abolir le califat, c’est avec la République que l’éventualité adopte un caractère vraisemblable, voire imminent. Au mois de novembre, le président du barreau d’Istanbul, Lutfi Fikri, publie dans le journal Tanin une lettre en faveur du califat. Le lendemain, le chef de rédaction du journal, Hüseyin Cahit (Yalçın), la seconde par un article, et les journaux İkdam, Tevhid-i Efkâr et encore Tanin publient au bout de quelques jours la lettre que deux leaders musulmans de l’Inde envoient à İsmet Pacha pour lui réclamer le maintien du calife. Le régime interprète ces manifestations comme une poussée de contestation, rouvre en décembre les tribunaux d’Indépendance et dépose chez eux l’affaire. Le procédé se conclut par le jugement de Lutfi Fikri, de Hüseyin Cahit et de plusieurs autres journalistes desdits organes. Les accusés sont certes tous finalement acquittés, même le président du barreau, condamné à cinq ans aux galères, qui bénéficie d’une amnistie approuvée en février 1924, moment où les tribunaux sont refermés. Cependant, l’incident est perçu dans le milieu de la presse comme un avertissement sur la fermeté du régime contre toute intervention gênante. En outre, les tribunaux ont pu profiter pour trancher d’autres affaires de nature similaire, tels que la publication d’İslâmiyette Ahlâk ve Kadınlarda Tesettür [La morale dans l’islam et le Port du voile chez les

femmes],237 un livret qui vaut en janvier à son auteur une peine d’une année de prison pour un délit de propagande réactionnaire.238

L’abolition du califat occupe sans doute la première place parmi les déclencheurs de contestation des réformes du régime. La mesure clive non seulement la société, mais aussi le parti du gouvernement. Elle se heurte à deux causes principales d’opposition, l’une de nature politique et l’autre religieuse. La première renvoie au pouvoir stratégique de constituer le centre du monde musulman. De ce point de vue, l’abolition du califat entraînerait l’affaiblissement du pays, la perte de sa respectabilité au niveau international, l’adieu à la grandeur de l’Empire. C’est sur cette idée que s’appuient les lettres et les articles qui font la cible des tribunaux d’Indépendance. La seconde cause, quant à elle, est défendue par ceux qui ne voient pas d’un bon œil la vocation séculière de la Turquie et qui considèrent que le calife est nécessaire pour garder l’attachement du peuple à la religion. Parmi ces individus, il faut compter les héritiers du courant islamiste de la période ottomane. Il grandit en parallèle et par réaction à l’occidentalisation pour adopter, vers la fin du XIXe siècle, une dimension politique. Dans les années qui précèdent la République apparaissent plusieurs sociétés agissant en partis politiques ouvertement en faveur de la défense de l’islam, parfois du califat et du sultan. C’est le cas de la Teali-yi İslam Cemiyeti [Société pour la promotion de l’islam] (1919), la Tarik-i Salâh Cemiyeti [Société du chemin du rétablissement] (1921) et la Muhafaza-ı Mukaddesat Cemiyeti [Société pour le maintien du sacré] (1922). Elles représentent le bras politique d’une idéologie que la fondation de la République réussit en quelque sorte à expulser de la politique représentative et de la presse, mais pas de la mentalité de nombreux citoyens. Les années à venir connaîtront maints exemples de cette revendication et de sa confrontation avec le projet du gouvernement, qui prendra parfois des tournures fort violentes.

Le démarrage de la République réussit vraisemblablement à intimider la dissidence. Mais Mustafa Kemal tente ensuite, toujours en 1924, d’instaurer un système multipartite, la première de deux tentatives au cours son mandat ; la seconde se produira en 1930. Plusieurs raisons le poussent à agir dans ce sens. Depuis les premiers

237 İbrahim Ethem, İslâmiyette Ahlâk ve Kadınlarda Tesettür [La morale dans l’islam et le port du voile chez les femmes], Istanbul, Matbaa-yı Osmaniye, 1923, 59 p.

238 H. Ersel, Cumhuriyet Ansiklopedisi: 1923-1940 [Encyclopédie de la République : 1923-1940], op. cit., p. 52.

soupçons de son projet national, ses discours sont remplis de promesses de démocratie. Cela répond à un populisme manifeste, à l’ambition de gagner la faveur du peuple par l’image d’un futur prospère. Certes, le leader se projette en modèle de droiture et de démocratie : est-ce que le devoir moral de tenir à ses promesses a pu jouer dans sa décision ? Ne souhaiterait-il pas dans l’absolu une vraie démocratie pour la Turquie ? Peut-être que si, mais pas dans l’immédiat, en tout cas pas avant que son projet de reconstruction nationale ne soit accompli. Car jouer le vrai jeu de la démocratie peut entraîner l’adieu au pouvoir et à ses ambitions. En fait, comme nous le verrons par la suite, son autorité et ses décisions restent le dernier mot dans les processus de création d’une opposition qui, par ailleurs, n’arrivera pas vraiment à terme. En outre, il est avant tout un stratège. Se faire accepter par les nouveaux partenaires européens auxquels il aspire sur de nombreux aspects passe sans doute par accepter, comme l’Occident le fait vraisemblablement, les risques de la démocratie, pourvu qu’il ne soit pas perçu comme un dictateur. En même temps, il n’ignore certainement pas le danger de persister sur un système autoritaire : lui-même a assisté au renversement d’Abdülhamid II (1909), le dernier grand autocrate ottoman, par l’intervention des Jeunes-Turcs qui s’organisent dans la clandestinité. Si les projets de multipartisme sont aussitôt abandonnés, au moins il aura pu faire semblant d’être démocrate aux yeux de l’Europe et de l’opinion publique du pays.

La politique autoritaire du régime, ses toutes premières mesures que certains qualifient déjà de radicales, et l’influence de Mustafa Kemal au sein du parti, valent au leader ses premières critiques, qui plus est, les premières démissions à l’intérieur du parti. Hüseyin Rauf (Orbay), par exemple, député du CHP, publie une célèbre déclaration dans Vatan [La Patrie] et Tevhid-i Efkâr en novembre 1923, où il appelle irresponsables les personnes qui ont proclamé le nouvel État.239 Les réactions proviennent aussi de ses anciens partisans, de certains militaires qui ont organisé avec lui l’attaque en Anatolie contre les forces d’occupation, et d’autres personnalités clés de la Mütareke. Les voix d’opposition, dont les démissionnaires du Parti républicain, décident alors de se regrouper, en novembre 1924, autour du Terakkiperver Cumhuriyet Fırkası ou Parti républicain progressiste, à la tête duquel se trouvent les officiers Ali Fuat (Cebesoy), Kâzım Karabekir et Hüseyin Rauf, et le docteur Adnan Adıvar. Mustafa Kemal acquiesce

239 Ibid., p. 36.

et nomme Premier ministre Ali Fethi (Okyar), un ancien ami à lui considéré comme libéral et du coup comme un bon interlocuteur entre les deux groupes. Une série d’organes de presse dont Vatan, Tevhid-i Efkâr, Son Telgraf [Le Dernier Télégraphe] et İstiklal [Indépendance] adhèrent à ce moment à la cause progressiste et deviennent les canaux d’expression de la nouvelle formation.

En février 1925, une série de soulèvements éclatent dans les provinces de l’est et du sud-est anatolien, à majorité kurde. Les rebelles protestent contre le régime nationaliste turc et l’abolition du califat, et la révolte se répand à tel point dans la région qu’elle devient rapidement une menace sérieuse pour le régime. Il s’agit de l’incident que nous avons évoqué plus haut, connu comme les émeutes du Cheikh Saïd, d’après le nom de son leader. À vrai dire, des révoltes kurdes contre l’autorité nationaliste se sont déjà produites, même avant la République, comme celle de Koçgiri (1921), dans l’est anatolien, qui s’est soldée par une brutale répression et des milliers de victimes.240

Cependant, le rapport entre le régime et les Kurdes devient particulièrement tendu sous la République. Cela s’explique par l’incompatibilité entre le modèle qu’impose le premier et l’identité profonde des seconds ; peut-être aussi par la trahison des nationalistes turcs aux promesses d’un État bicommunautaire, par lesquelles ils s’attirent la collaboration des Kurdes pendant la guerre d’Indépendance.241 Les émeutes du Cheikh Saïd sont l’exemple le plus connu de ces relations conflictuelles, mais d’autres se produiront bientôt, comme les trois révoltes de l’Ararat entre 1927 et 1930, menées par les leaders échappés des émeutes de 1925, ou la rébellion de Dersim en 1937, contre la répression culturelle et la dispersion territoriale forcée de la minorité, qui se solde par un massacre d’environ 40 000 Kurdes.242

Les émeutes du Cheikh Saïd revêtent une importance singulière qui repose sur leurs conséquences politiques. Face aux critiques contre lui que l’incident déclenche partout dans le pays, le régime, méfiant de toute source de contestation, profite des émeutes pour couper court aux initiatives d’opposition. C’est dans cet esprit qu’il proclame, début mars 1925, la Takrir-i Sükun Kanunu ou loi du rétablissement de l’ordre, qui lui accorde « la compétence d’interdire toute organisation, soulèvement,

240 H. Bozarslan, Histoire de la Turquie : de l’Empire à nos jours, op. cit., p. 337.

241 Kendal Nezan, « La genèse du nationalisme kurde », Confluences Méditerranée, t 2000, no 34, p. 33‑34. Nous aborderons cette question plus en détail dans la troisième partie du présent travail.

encouragement, tentative d’action et publication orientée vers la réaction, la rébellion et l’altération de l’ordre social, la paix et le calme, la sécurité et l’ordre public du pays ».243 En d’autres mots, la Turquie est désormais placée en état d’exception. L’une des premières mesures adoptées en vertu de cette loi est la fermeture du Parti républicain progressiste, à environ quatre mois de vie, sous prétexte d’avoir encouragé indirectement les émeutes. À vrai dire, la formation dite progressiste ne diffère pas grand-chose du parti du gouvernement : elle défend une posture plus souple au sujet de l’abolition du califat et s’oppose fermement à la concentration de pouvoir sur Mustafa Kemal. Néanmoins, son étiquette de parti d’opposition lui fait recueillir la sympathie des secteurs contraires au leader. Pendant son bref passage, il s’occupe de transmettre au cabinet sa position sur des questions comme l’attaque envers la religion, mais ne vit pas assez longtemps pour connaître des élections.

Par ailleurs, le fait que le Cheikh Saïd soit un derviche Nakchibendi et la forte influence que l’ordre détient parmi les Kurdes mettent ce dernier, et en général les confréries soufies, dans le viseur du régime. En novembre 1925, il proclame la fermeture des couvents soufis, l’interdiction des confréries et la confiscation de leurs biens, ainsi que la suppression de certains titres religieux, dont ceux de cheikh et de derviche. Peu avant, Mustafa Kemal avait affirmé au siège du Parti à Kastamonu : « la république de Turquie ne pourra jamais être la terre des cheikhs, des derviches, des disciples ni des adeptes. La confrérie la plus authentique et la plus certaine est celle de la civilisation ».244 En réalité, cela rejoint ses traditionnels discours contre l’influence de la religion et pour une vision de la vie basée sur la science et le positivisme. Mais l’affaire lui offre maintenant un prétexte, celui d’avoir contribué à la corruption de la religion et

243 « İrticaa ve isyana ve memleketin nizam-ı içtimaisini ve huzur ve sükûnunu ve emniyet ve asayişini ihlale bais bilumum teşkilat ve tahrikat ve teşvikat ve teşebbüsat ve neşriyatı, Hükumet, Reis-i Cumhurun tasdiki ile, re’sen ve idareten men’e mezundur. ». Başvekâlet Neşriyat Müdürlüğü, « Takrir-i Sükûn Kanunu [Loi du rétablissement de l’ordre] », T.C. Resmî Gazete [Journal officiel de la république de Turquie], 4 mars 1925, no 87, p. 36.

244 « Türkiye Cumhuriyeti şeyhler, dervişler, müritler, mensuplar memleketi olamaz. En doğru, en hakikî tarikat, tarikat-ı medeniyedir. » Mustafa Kemal Atatürk, « Kastamonu’da İkinci Bir Konuşma (30/8/1925) [Deuxième discours à Kastamonu] » dans Atatürk’ün Söylev ve Demeçleri [Discours et allocutions d’Atatürk], 4e éd., Ankara, Türk Tarih Kurumu, 1989, p. 225/II.

à la dégradation de l’État, pour proscrire les confréries et éliminer la concurrence qu’elles représentent à son pouvoir.245

Malgré tout, les membres des tarikat non seulement ne disparaissent pas de la carte, mais occasionnent plusieurs épisodes violents contre la sécularisation de la Turquie. Ils participent ces jours-là à des attaques armées en protestation contre l’interdiction du fez, organisent des révoltes à Menemen en 1930 et à Bursa en 1933. Cette dernière, par exemple, prend pour cible l’appel à la prière en turc et l’interdiction de la version arabe ; son instigateur, un autre Nakchibendi, İbrahim de Kozan, est arrêté et puni.246 Il faut préciser qu’à côté des Nakchibendi, caractérisés par leur conservatisme et leur activisme social, se développent d’autres ordres plus progressistes, comme les