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CE QUI REND LES AUTEURS DIFFÉRENTS : LES SOURCES DE LA DIVERSITÉ IDÉOLOGIQUE ET LITTÉRAIRE

LA SCÈNE ROMANESQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : CONNAÎTRE LES AUTEURS ET LEUR ŒUVRE

CE QUI REND LES AUTEURS DIFFÉRENTS : LES SOURCES DE LA DIVERSITÉ IDÉOLOGIQUE ET LITTÉRAIRE

Le travail sur les éléments communs à l’ensemble des auteurs a cependant fait ressortir certains domaines dans lesquels ils présentent des valeurs hétérogènes. Le genre, par exemple, les possibilités d’éducation, différentes entre les hommes et les femmes, ou la posture revendicative ou passive face au sentiment national. Ces points de divergence parlent des aspects originaux, singuliers de ces auteurs, mettent en valeur leur apport personnel à la scène littéraire et, par extension, culturelle de la première décennie républicaine. Ils constituent également un symptôme des différentes préoccupations et intérêts qui se développent à l’intérieur du grand groupe. Et de la même façon qu’ils conditionnent les profils des auteurs, ils sont à l’origine de la diversité du roman, sur un plan aussi bien thématique qu’idéologique, à un niveau aussi bien textuel qu’extratextuel, conséquence de l’inévitable projection de l’auteur sur son œuvre.

Le genre ou le degré d’engagement politique et, naturellement, la personnalité littéraire, le style unique de chaque romancier constituent, en tout cas à première vue, leurs particularités les plus notables. Cependant, les implications de ces aspects de leur personnalité, comme celles de beaucoup d’autres, sont en lien avec une autre question, sans doute moins évidente, à savoir l’écart générationnel qui les caractérise et revêt forcément pour nous une importance capitale. Le terme d’écart générationnel désigne la coexistence d’auteurs d’âges très divers dans le lapse de temps réduit que constitue l’intervalle 1923-1933. Son intérêt ne repose pas, bien entendu, sur la différence d’âge en soi, mais sur les différents vécus qu’elle implique. Il part, donc, du principe que la

personnalité des auteurs, et par extension leurs œuvres, sont conditionnées par les événements qu’ils vivent ou qu’ils ont vécus. De ce point de vue, l’écart générationnel est, d’une part, un critère de division. Il met en relief les différences d’âge et sépare les auteurs qui présentent des écarts conséquents. Mehmet Rauf, pour donner un exemple, auteur de quatre romans parus dans la période républicaine, est né en 1875 alors que Reşat Enis (Aygen), qui en publie deux avant 1933, vient au monde trente-quatre ans plus tard. Cet écart implique que le premier connaisse la dictature d’Abdülhamid II, l’éveil de l’identité nationale et l’avènement de la IIe Meşrutiyet avant même que le second ne soit conçu. Leur décalage de vie serait par conséquent responsable d’une partie importante des différences qu’ils présentent au niveau aussi bien personnel que littéraire. Mais d’autre part, l’écart générationnel suggère, par la même logique, par le même principe, que les auteurs qui mènent des parcours similaires, qui vivent aux mêmes époques et connaissent les mêmes évolutions au niveau sociopolitique se ressembleraient les uns aux autres. Cela est le cas pour Mehmet Rauf et Halit Ziya d’un côté, ou pour Reşat Enis et Yaşar Nabi (Nayır) de l’autre. L’affinité qu’un parcours similaire leur aurait accordée les rend susceptibles d’être regroupés en générations à l’intérieur desquelles ils partagent, non seulement un critère d’âge, mais une série de traits identitaires aussi.

L’écart générationnel comme motif de diversité d’un côté, de ressemblance de l’autre a été remarqué par d’autres auteurs, comme le critique littéraire Rauf Mutluay, qui divise les écrivains de la première décennie républicaine selon leur date de naissance. Ainsi parle-t-il de génération de 1870, de 1885 et de 1900 respectivement.31

Face à ses considérations, et malgré l’exemple de Mehmet Rauf et de Reşat Enis ci-dessus, notre analyse, qui met en rapport la biographie et la production des auteurs, montre que ce n’est pas la période de la naissance, mais celle où ils débutent leur carrière qui conditionne véritablement leur personnalité. À notre avis, Mutluay a négligé l’incorporation parfois très précoce, parfois très tardive de certains auteurs au monde de la littérature et l’influence, également précoce ou tardive, que le contexte a exercée sur leur personnalité, indépendamment de leur âge et, par conséquent, de leur date de naissance. Güzide Sabri, par exemple, née en 1886, bien après certains auteurs, est

31 Rauf Mutluay, 100 Soruda Çağdaş Türk Edebiyatı (1908-1972) [La littérature turque moderne en cent questions], Istanbul, Gerçek, 1973, p. 496.

communément considérée, nous le verrons plus bas, comme appartenant à des générations postérieures. En revanche, elle écrit son premier roman à l’âge de seize ans environ, en même temps que des auteurs plus âgés avec qui, il se trouve, elle partage essentiellement son caractère. Burhan Cahit (Morkaya), né en 1882, avant Güzide Sabri, écrit son premier roman vers ses quarante-trois ans et manifeste en fait, malgré son âge, une personnalité littéraire propre à des écrivains plus jeunes. C’est par conséquent le critère de la période où les auteurs démarrent leur carrière que nous privilégions dorénavant pour la division des romanciers par générations.

Malgré cette divergence avec Mutluay, nous trouvons son modèle en trois générations pertinent, d’autant plus qu’il permet de rendre les grandes étapes politiques des quarante-cinq ans que couvre l’écart générationnel, celles qui influencent le plus la personnalité des romanciers de l’intervalle 1923-1933 : la période d’Abdülhamid II, les années 1910 et la République. Certes les auteurs de la première génération ont logiquement vécu la période de la deuxième, et eux tous ont connu la République. Mais il faut sans doute insister sur le fait que, en dehors de certaines exceptions, ils semblent garder au cours des années la personnalité forgée au moment où ils débutent leurs carrières. C’est ça la particularité du critère de division intergénérationnelle que nous proposons.

Parmi les romanciers de la première décennie républicaine, trois sont déjà actifs à l’époque d’Abdülhamid II, où les échos des Tanzimat retentissent encore. Il s’agit de Hüseyin Rahmi, de Mehmet Rauf et de Güzide Sabri, respectivement nés en 1864, 1875 et 1886. Hüseyin Rahmi débute sa carrière en 1884 par les récits Bir Genç Kızın Avaze-i Şikâyeti [Le cri de protestation d’une jeune fille] et İstanbul’da Bir Frenk [Un Occidental à Istanbul] ; le feuilleton de son premier roman, Ayine – Şık [Le Miroir – Chic], date de 1888. La première œuvre publiée de Mehmet Rauf est le conte Düşmüş [La Chute],32

paru vers 1890 dans la revue Hizmet [Le Service], et son premier roman, d’ailleurs le plus célèbre, Eylül [Septembre], publié en 1901. Quant à Güzide Sabri, elle commence très jeune sa carrière, en 1902, par le feuilleton de Münevver, son premier roman.

32 Selon un article que lui-même publie en 1899, Mehmet Rauf s’initie dans la littérature par Denaet yahut

Gaskonya Korsanları [La bassesse ou les pirates de Gascogne], un roman pour enfants écrit en 1887 qui

n’a pour autant jamais vu le jour. Mehmet Rauf, « Bizde Roman [Le roman chez nous] », Servet-i Fünun, 9 eylül (septembre) 1899, p. 38‑42.

Le cours de l’histoire parvient ensuite à la proclamation de la IIe Meşrutiyet, et plus particulièrement à la période dominée par l’expansion du nationalisme. C’est à cette époque, les années 1910, que la plupart des romanciers actifs sous la République sont nés et grandissent professionnellement parlant. Les auteurs majeurs, les plus réédités de la première décennie républicaine —Halide Edip, Reşat Nuri (Güntekin), Peyami Safa et Yakup Kadri—,33 appartiennent à ce groupe. La première, née à Istanbul en 1884, publie ses premiers articles en 1908 dans le journal Tanin [La Résonance], et son premier roman, Heyûla [Le Spectre], en 1909. Reşat Nuri (Istanbul, 1889) démarre sa carrière littéraire en 1917 par la nouvelle Eski Ahbap [Vieil ami] parue dans le journal Diken [L’Épine] ; l’œuvre se poursuit par son premier roman Harabelerin Çiçeği [Une fleur parmi les ruines] publié en 1918. Quant à Peyami Safa (Istanbul 1899), fils d’İsmail Safa, il commence sa carrière de romancier tardivement, à la veille de la fondation de la République, mais publie des contes et des articles dès 1910, année de parution de Piyano Muallimesi [La Professeure de piano], son tout premier conte. Son parcours rappelle celui de Yakup Kadri (Le Caire, 1889) : l’auteur est présent, dès 1908, sur la scène journalistique, publie sa première pièce, Nirvana, en 1909, sa première nouvelle, Bir Serencam [Un contrecoup], en 1913, et s’aventure enfin dans le genre romanesque en 1920, par le feuilleton de Kiralık Konak [Demeure à louer], qui sera le premier d’une longue série. D’autres auteurs mineurs de la période, tels qu’Ercüment Ekrem, Selahattin Enis (Atabeyoğlu), Nezihe Muhittin ou Falih Rıfkı (Atay) présentent un profil similaire, essentiellement forgé dans les années de l’apogée nationaliste. Enfin, il faut aussi considérer parmi ces écrivains Aka Gündüz, Burhan Cahit et Sadri Etem (Ertem) : ils publient certes leurs premiers romans sous la République, mais sont actifs sur la scène journalistique et littéraire depuis la IIe Meşrutiyet —et même avant, en ce qui concerne Aka Gündüz.

Le portrait des romanciers actifs sous la République se complète par ceux qui démarrent leurs carrières dans la décennie qui occupe notre étude, après la fondation de la Turquie, relativement éloignés des bouleversements sociaux des années 1910, qui sont en toile de fond du kémalisme et de la recherche de la nouvelle identité post-ottomane. Essentiellement poète, Yaşar Nabi (Skopje, 1908) débute en 1925 par la

33 N. Ziya Bakırcıoğlu, Başlangıcından Günümüze Türk Romanı [Le roman turc du début jusqu’à nos jours], İstanbul, Ötüken, 1983, p. 14.

publication de poèmes dans des revues littéraires, et intègre, en 1928, le mouvement des Yedi Meşaleciler.34 Quant à Reşat Enis (Istanbul, 1909), il s’initie dans l’écriture en 1930 par des reportages pour Milliyet [La Nation] et des contes publiés dans la revue Uyanış [Le Réveil]. Leur incursion dans le roman date, pour les deux, du début des années 1930, particulièrement marquées en politique par l’achèvement et la diffusion du citoyen nouveau républicain. À leur côté, nous incluons Mahmut Yesari (Istanbul, 1895). Bien qu’il publie ses premières caricatures dans la revue satirique Gıdık [Le Double Menton] (1910-1911), sa première œuvre littéraire, la pièce comique Fidan Zehra, n’apparaît qu’en 1919, alors que sa riche production romanesque, pour laquelle il est essentiellement célèbre, ne débutera qu’en 1925. Par ailleurs, il s’approche d’un point du vue stylistique et thématique des éléments qui semblent définir la littérature de Yaşar Nabi et de Reşat Enis, et se détache surtout, comme nous le verrons par la suite, des tendances propres à la génération précédente.

Un premier regard sur les auteurs et leurs générations fait déjà sauter aux yeux quelques différences intergénérationnelles qu’il nous intéresse de souligner. D’abord, nous observons une répartition très inégale du nombre d’auteurs par générations, notamment un grand nombre des romanciers appartenant à la deuxième. Ce boom est sans doute conditionné par des facteurs tels que l’effet stimulant de l’atmosphère de liberté et d’échange d’idées qui suit l’effondrement de la dictature. Mais c’est notamment le contexte de crise profonde de la période des guerres qui instigue le phénomène. Les circonstances poussent la société civile à s’impliquer pour la première fois dans les affaires publiques et les intellectuels, à se mobiliser en termes politiques, à s’exprimer et à contribuer par la parole aux débats du moment, aussi bien sur la presse que dans leur travail littéraire. Le caractère fortement politisé de la production de cette génération qui accapare, comme nous le verrons, la plupart de romans à thèse nationalistes de la première décennie républicaine, en est la preuve. Il faut également considérer le rôle de la presse, qui connaît à ce moment-là une expansion sans précédent. Considérant que plusieurs auteurs s’initient à l’écriture à travers le journalisme, l’abondance de journaux et de revues auraient bien pu jouer dans l’apparition anormalement élevée de romanciers dans les années 1910.

34 Voir la note de bas de page 20.