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LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

LE TOURNANT DES TANZIMAT

Or, le principal virage sur le chemin de l’occidentalisation, de la transformation du pays en général, se produit avec la proclamation en 1839 de l’édit de Gülhane et des célèbres Tanzimat ou réformes [tanzimat en ottoman] ; elles seront plus tard complétées par une extension, l’Édit impérial de 1856. L’historiographie turque — d’ailleurs la littérature aussi— leur attribue une période qui s’étend jusqu’à la proclamation de la Constitution ottomane en 1876. Elle connaît le mandat de deux sultans : Abdülmecid I (1839-1861), fils de Mahmud II et porteur des aspirations réformistes de son père, et Abdülaziz (1861-1876), son frère, élevé dans la culture ottomane mais grand admirateur des progrès occidentaux.

L’importance des Tanzimat par rapport aux réformes précédentes repose essentiellement sur deux aspects. En premier lieu, elles portent une vocation occidentalisante sans précédent. Il ne s’agit plus d’emprunter certains aspects de l’Europe ou de s’en inspirer avant de proclamer une réforme : les Tanzimat incarnent la volonté générale de l’Empire de devenir un pays occidental, d’où leur ampleur exceptionnelle et leur caractère révolutionnaire. En second lieu, conséquence du premier, elles sortent de façon définitive du cadre exclusivement militaire pour s’orienter vers la réorganisation de domaines relatifs à la société civile. Ce n’est donc pas pour rien qu’elles sont communément considérées comme le véritable déclencheur de la transformation de l’Empire. À leur impact sont attribuables non seulement le

démembrement de ce dernier ou la fondation de la Turquie mais des problématiques sociales et identitaires qui perdurent encore de nos jours.

Traditionnellement, l’Empire ottoman se caractérise par un système d’organisation sociale qui regroupe les individus selon un critère d’appartenance religieuse, par millet ou communautés confessionnelles légalement reconnues. Ces classes se divisent grosso modo en deux. D’un côté, la millet-i hakime ou communauté dominante, les musulmans de l’État islamique qu’est l’Empire ottoman. Elle comprend les Turcs ainsi que les arabes musulmans, les Kurdes ou les Albanais. De l’autre côté, les zimmi, les sujets non musulmans de l’État islamique. Ils sont regroupés autour de leurs confessions respectives. Il existe par conséquent une millet juive, une millet chrétienne arménienne, une millet orthodoxe qui jusqu’à la fin du XIXe siècle regroupe les Grecs et les Slaves.4 L’importance de ce système repose sur le fait que c’est lui qui détermine en grande mesure l’identité des sujets du multiculturel Empire. C’est notamment le cas des Ottomans turcs, qui n’ont traditionnellement pas conscience de leur turcité mais se définissent plutôt par l’allégeance à l’islam et à la dynastie ottomane.5 Cela dit, plusieurs éléments d’appartenance nationale comme certaines traditions ou les langues qu’elles utilisent dans la communication intragroupe subsistent à l’intérieur de ces communautés, sans oublier le rôle que la religion joue dans la transmission de la culture et de la mémoire historique.

Plusieurs facteurs contribuent à ce que le traditionnel système de classes ottoman se craquelle au cours du XIXe siècle. Il faut d’abord noter les processus de réveil national des différentes communautés qui participent au spectre démographique de l’Empire, des communautés qui partagent donc l’espace avec les Ottomans turcs. Guidées par la conscience nationale qu’exporte l’Europe occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle, certaines communautés commencent à rassembler leurs individus autour de leur propre sentiment national et à réclamer par des voies tant diplomatiques que violentes, d’abord une reconnaissance, puis souvent des concessions, parfois même l’indépendance. Les Ottomans serbes, par exemple, mènent très tôt une série de

4 B. Lewis, The Emergence of Modern Turkey, op. cit., p. 355.

5 Nous employons le terme « Ottomans turcs » pour désigner provisoirement ces individus descendant du peuple turc fondateur de l’Empire ottoman qui s’identifieront à la turcité lorsque les différentes communautés ottomanes se réuniront autour de leur sentiment national. Comme nous l’expliquons par la suite, ils n’ont pas encore conscience à ce moment-là de leur nature turque qui s’est estompée au fil du temps en faveur de l’identité islamique-ottomane.

soulèvements qui aboutissent à une principauté serbe indépendante entre 1804 et 1813 ; les Ottomans grecs entreprennent en 1821 une révolution qui se solde par la proclamation, en 1830, d’un État souverain : la Grèce ; les Ottomans monténégrins remportent en 1852 une victoire contre l’État ottoman qui débouche sur la proclamation d’une principauté du Monténégro ; enfin, des mouvements nationalistes apparaissent partout dans les Balkans au cours du XIXe siècle, au rythme des guerres entre les Empires russe et ottoman, attisés qui plus est par l’ingérence des puissances européennes. Au-delà des fissures qu’ils provoquent dans le système de classes, ces processus de réveil national ont pour conséquence d’exposer les autres communautés ottomanes à une nouvelle forme d’organisation sociale. C’est ainsi que les Turcs se retrouvent à un moment donné cernés par une série de groupes définis par des critères ethniques. De plus, leurs revendications sont souvent à l’origine de conflits armés qui accélèrent et renforcent davantage leur cohésion intragroupe et aggravent l’écart qui les sépare des autres —de « l’autre ».

Qu’est-ce qui explique que les Turcs mettent si longtemps à connaître une forme de conscience nationale, un sentiment de groupe de nature non pas religieuse mais culturelle ou ethnique ? À dire vrai, ils ne manquent pas de raisons. D’abord, ils sont le peuple fondateur de l’Empire, ce qui en fait la colonne vertébrale, les principaux garants de son maintien, y compris de sa structure et de son mode de fonctionnement. Ensuite, ils appartiennent à la millet musulmane, communauté dominante d’un pays islamique qui détient en plus le califat, d’un pays donc extrêmement lié à la religion et la ümmet ou communauté musulmane au niveau mondial. Finalement, ils constituent le peuple le plus nombreux à l’intérieur de leur propre millet ainsi que dans l’administration centrale d’un État fortement centralisé autour de sa capitale, qui ne connaît pas de concurrence dans d’autres régions où d’autres millet pourraient exercer leur influence. Ces conditions assurent aux Ottomans turcs une situation avantageuse, privilégiée vis-à-vis des politiques officielles, notamment en rapport aux millet non musulmanes ; cela explique leur inertie, le confort qu’ils trouvent dans le statu quo. En fait, ni les Albanais ni les Kurdes, membres de la millet et conscients depuis longtemps de leur spécificité ethnique, ne connaissent l’essor de leurs nationalismes avant la fin du XIXe siècle. Sylvie Gangloff évoque les premiers : « Membres de l’ethnie-religion dominante dans l’Empire, les Albanais ne pouvaient guère arguer d’une quelconque oppression des musulmans pour mobiliser la population. […] C’est finalement le traité de San Stefano en 1878, qui

attribuait des provinces peuplées d’Albanais à la Serbie, au Monténégro ou à la Bulgarie, qui provoqua le premier sursaut national albanais »6. Le cas des Albanais renforce l’idée que ce sont des raisons de traitement défavorable de la part du gouvernement qui auraient attisé les revendications nationales des sujets non musulmans de l’Empire.

Parmi les raisons qui expliquent l’effondrement du système ottoman de classes, il faut également considérer les réformes de nature laïcisante proclamées au cours du XIXe siècle visant à l’égalité des sujets ottomans indépendamment de leur confession. Elles remettent en question l’identité et la nouvelle perception de soi des individus dans un pays où le principal critère de division de classes renvoie justement à la religion. Même avant la proclamation des Tanzimat, Mahmud II renonce à une partie de son autorité pour la déposer sur le Meclis-i Ahkam-i Adliye ou Conseil des ordonnances judiciaires. Le nouvel organe législatif vise à assurer les bonnes pratiques de gouvernement européennes dans l’Empire, dont le contrôle de la corruption, mais aussi la défense de l’égalité des musulmans et des non musulmans devant la Loi.

D’autres réformes inscrites dans le premier texte des Tanzimat témoignent du penchant de la Sublime Porte pour la sécularisation. Mais avec l’Édit impérial de 1856, la tendance devient manifeste. Cela n’est en rien étonnant : il est proclamé à la veille de la signature du traité de Paris qui détermine l’entrée de l’Empire dans le Concert des nations européennes, d’où la vocation du texte à gagner la faveur des puissances occidentales. En tout cas il faut dire que la Sublime Porte prépare depuis quelque temps le terrain : elle a annoncé en 1855, à la veille de la conférence de paix qui suit la guerre de Crimée, que « le devoir et le privilège » du service militaire jusque-là exclusivement réservé aux musulmans seraient étendus aux sujets chrétiens de l’Empire ; elle s’est également engagée à supprimer les impôts taxant spécifiquement les non musulmans et plus important encore, à accepter des chrétiens dans l’armée et à leur donner accès aux hauts rangs de la fonction publique et de la hiérarchie militaire.7

L’inclusion de l’Empire dans le Concert des nations européennes entraîne son engagement avec les pays occidentaux sur de nombreuses affaires capitales comme la banque ou les douanes, mais le soumet également à nombre de leurs décisions, comme

6 Sylvie Gangloff, La politique de la Turquie dans les Balkans depuis 1990. Relations bilatérales, politique

régionale et influences extérieures, thèse doctorale sous la direction de Charles Zorgbibe, Université

Panthéon-Sorbonne-Paris I, Paris, 2000, p. 106.

7 B. Lewis, Islam et laïcité : la naissance de la Turquie moderne, op. cit., p. 295. Citation originale dans B. Lewis, The Emergence of Modern Turkey, op. cit., p. 337.

celles relatives à la défense des minorités de l’Empire. Dans les années qui suivent, le gouvernement ottoman établit, par exemple, des cours mixtes formées par autant de juges européens qu’ottomans, basées sur des pratiques judiciaires occidentales plutôt qu’islamiques, et proclame un code de commerce reconnaissant la compétence d’un système de tribunaux commerciaux indépendants de la Charia. Toutes ces mesures assimilent graduellement l’Empire à ses nouveaux partenaires européens, limitent davantage l’action des oulémas dans la gestion de la vie politique et contribuent enfin à effacer les frontières entre les classes qui ont traditionnellement défini la société ottomane.

Pour résumer : deux facteurs principaux contribuent à l’effondrement du système d’organisation sociale qui fournit aux Ottomans turcs la base de leur identité traditionnelle. D’une part, les nationalismes environnants, l’exemple des communautés qui ont préalablement entamé des processus de conscience nationale. D’autre part, les effets de la sécularisation : l’affaiblissement du critère de confessionnalité intergroupe, la suppression de certaines différences de classes et le brassage de musulmans et chrétiens dans des domaines initialement restreints aux premiers. Dans les deux cas, ils sont sinon motivés du moins attisés par les Tanzimat, et déterminent l’apparition de la conscience nationale des Turcs, leur redéfinition dans un nouveau système social qui préconise cette fois-ci l’assimilation des individus à la nation ethnique.

À ces facteurs il faut ajouter d’autres conséquences du rapprochement avec l’Europe, en rapport à la crise identitaire et au risque de désagrégation des Ottomans turcs. Avec l’intensification des relations culturelles, les Ottomans sont de plus en plus exposés aux idées qui circulent à ce moment-là en Europe. Parmi ces idées figurent notamment les revendications nationales de la Révolution française, la patrie, la nation ou la mise en valeur du peuple dont d’autres nations ottomanes se sont visiblement déjà emparées. Curieusement, il s’agit de l’un des produits d’importation européenne les plus discrets et subtils, l’un des plus bouleversants aussi : une philosophie qui contrairement à la pensée orientale, met la vision nationale-ethnique au centre de ses intérêts, lui accorde la primauté dans la configuration territoriale, prône le principe « un État, un peuple, une langue » auquel la République s’abandonnera.

Ces nouvelles relations affectent aussi l’élite européanisée évoquée plus haut qui pointe vers la fin du XVIIIe siècle. Elle s’accroît avec les Ottomans que la Sublime Porte envoie en Europe, soit dans un but éducatif, dans l’espoir qu’ils mettent au service de

l’Empire les connaissances acquises ailleurs, soit pour occuper les missions diplomatiques, comme Mustafa Reşid Pacha, l’architecte des Tanzimat. Plusieurs d’entre eux forment un groupe d’intellectuels dont l’influence se fait sentir à compter des années 1840, des locaux qui connaissent personnellement l’Europe, qui s’imprègnent sur place des idées du moment et les diffusent à leur retour, parfois même depuis l’étranger, à travers leurs interventions publiques, leur littérature et la presse naissante.

Enfin, l’influence culturelle de l’Europe est à l’origine des nouvelles écoles ottomanes créées à l’image des établissements européens qui ouvrent leurs portes à partir des années 1840. Elles intègrent l’enseignement des cultures et des langues occidentales, notamment française, qui permettent aux élèves ottomans d’accéder aux documents, à la presse, à la littérature qui arrive depuis l’autre bout du continent, d’établir un contact direct avec l’identité, l’actualité et les idées de ces pays. À côté de ces écoles, il faut mentionner l’American Protestant Robert College et le lycée impérial ottoman de Galatasaray, anglophone et francophone respectivement, établis à Istanbul à l’époque, toujours en activité et pépinières, surtout ce dernier, des grands hommes de lettres et penseurs des décennies à venir. 8