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LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

LES MAISONS DU PEUPLE

La deuxième décennie républicaine porte en elle d’importants doutes sur le succès des réformes et la peur de la désagrégation de la société. Face aux questions qui menacent le projet kémaliste, le régime insiste sur le besoin de faire naître un citoyen nouveau et de mettre en œuvre des initiatives pour son assimilation. En ce sens, il continue de proclamer des réformes, jour après jour. Mais c’est une mesure en particulier, les Halkevleri ou Maisons du peuple, qui résument l’esprit, les symboles et les objectifs d’endoctrinement qui définissent la nouvelle étape du régime.

L’initiative trouve des équivalents sous d’autres régimes de la période comme en Italie ou en Allemagne. Elle consiste en une série de centres culturels et éducatifs proposant des activités ouvertes à tous les citoyens turcs, sans d’autres prérequis particuliers. Officiellement établies en février 1932, les Maisons du peuple sont en réalité une prolongation des anciens Foyers turcs : dans son esprit largement avéré d’épurer les vestiges du passé, le gouvernement adapte ce produit des années 1910 à la

philosophie et aux besoins actuels —rappelons qu’ils sont encore attachés à la période ottomane, comme le prouve leur opposition au changement d’alphabet.

En vue d’assouvir ces besoins, les Maisons du peuple se donnent pour but général de diffuser et d’inculquer les valeurs de la République et de renforcer, par là-même, la cohésion et l’homogénéisation de la société. Mais pour être précis, nous nous rapportons aux conclusions que l’écrivain et économiste Tevfik Çavdar tire d’un travail sur les discours d’İsmet Inönü, Recep Peker et Reşit Galip, Premier ministre, secrétaire général du CHP et homme politique respectivement.122 Selon lui, les Maisons du peuple viseraient à :

1. Organiser la nation comme une masse populaire consciente, composée d’individus qui se comprennent et s’aiment les uns les autres et adhèrent au même idéal. 2. Permettre à la société de devenir un groupe capable de renforcer les liens entre

culture, idéal, mission et pensée.

3. Repérer et développer les éléments culturels qui suscitent l’union de la nation, qui composent et renforcent l’esprit national.

4. Élaborer des études de soutien aux villages qui redressent et intensifient les relations entre paysans et citadins, entre la classe paysanne et la classe intellectuelle.

5. Devenir des espaces où pouvoir expliquer quels sont les principes du Parti républicain du peuple et comment les appliquer sur l’ensemble du pays.123

À ces objectifs, nous pourrions ajouter la diffusion des Six Flèches et l’appropriation par le peuple des réformes de la décennie précédente, un point que nous avons soulevé plus haut et que Neşe Gürallar Yeşilkaya, spécialiste des Maisons du peuple, souligne de façon explicite.124

122 CHP est le sigle en turc du Parti républicain du peuple, parti de Mustafa Kemal.

123 « 1. Ulusu bilinçli, birbirini anlayan, birbirini seven, aynı ideale bağlı halk kütlesi halinde örgütlemek; 2. Kültür, ülkü, amaç ve düşünce birbirini güçlendirecek bir toplum olmayı sağlamak;

3. Ulusan birliği oluşturan, millî ruhu biçimlendiren ve kudretlendiren kültür öğelerini ortaya çıkarıp geliştirmek;

4. Köylü ile kentli, köylü ile aydın zümreler arasındaki ilişkileri düzenleyip artıracak köycülük çalışmalarının yapılması;

5. Cumhuriyet Halk Fırkası’nın ilkelerini ve bu ilkelerin ülke düzeyinde nasıl uygulandığını anlatmak için kullanılan bir merkez olması. » T. Çavdar, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] », art cit, p. 880.

124 Neşe G. Yeşilkaya, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] » dans Kemalizm, 6e éd., Istanbul, İletişim, 2009, p. 114.

Quant à leur fonctionnement, les Maisons du peuple proposent neuf sections établies sur des critères thématiques : 1) langue et littérature, 2) beaux-arts, 3) art dramatique, 4) sports, 5) assistance sociale, 6) cours populaires et formation, 7) bibliothèque et publications, 8) soutien aux villages [köycülük] et 9) Histoire et muséologie. L’établissement d’un centre est possible dès qu’il est en capacité de mener au moins trois de ces branches.125 Pour ce qui est des petites agglomérations qui n’atteignent pas les minima, le régime crée en 1940 les Halkodaları ou Chambres du peuple.

Chaque section organise des activités dans son domaine qui vont des conférences jusqu’à des cours en passant par des lectures publiques ou des concerts. Elles répondent nettement aux buts que le régime fixe pour les Maisons du peuple. L’objectif, par exemple, de la cohésion sociale, c’est notamment la section de soutien aux villages qui s’en occupe. Selon l’article 57 du Règlement des Maisons du peuple, « le principal devoir de la section de soutien aux villages est de travailler pour le développement et perfectionnement sanitaire, culturel et esthétique des villages et le renforcement des sentiments réciproques d’affection et solidarité entre paysans et citadins ».126 Et pour réduire le fossé entre les deux univers, les centres s’investissent dans le développement de la campagne, encourageant surtout leurs membres à se rendre dans les villages, où ils organisent en plus des cérémonies et des représentations. D’après le rapport d’activité de 1935, les Maisons du peuple « se donnent pour mission prioritaire la création d’une province turque riche et propre ».127 Cela montre aussi à quel point le village, quoique largement négligé dans la pratique, reste une source d’inspiration primaire dans la construction du citoyen nouveau.

Quant au but d’inculquer les réformes, il est stimulé par des initiatives comme les cours de langues étrangères occidentales et les cours de vie pratique dont la chapellerie, menés par la section de cours populaires et de formation. Par ailleurs, les Maisons du peuple organisent des séances de cinéma et des représentations théâtrales

125 Article 6 du Règlement des Maisons du peuple sur les conditions pour l’établissement d’un centre. Cumhuriyet Halk Fırkası, Halkevleri Talimatnamesi [Règlement des Maisons du peuple], Ankara, Hakimiyeti Milliye Matbaası, 1932, p. 6.

126 « Köycüler şubesinin esas vazifesi, köylerin sıhhî, medenî, bediî inkişaf ve tekâmülüne, köylü ile şehirli arasında karşılıklı sevgi ve tesanüt duygularının kuvvetlenmesine çalışmaktır. » Ibid., p. 19.

127 « […] zengin ve temiz Türk köyünün yaratılması, Halkevlerinin önde gelen ülküsü olarak kabul edilmişti. » T. Çavdar, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] », art cit, p. 881.

gratuites où le Parti expose les spectateurs à des œuvres à thèse au sujet de la guerre d’Indépendance et des réformes —le théâtre et le cinéma constituent ouvertement pour le régime d’excellents moyens d’endoctrinement.128 Entre 1932 et 1940, les Maisons du peuple organisent dans tout le pays plus de douze-mille pièces de théâtre et presque huit-mille projections de films —ainsi que près de vingt-quatre-mille conférences, neuf-mille concerts et neuf-cent-soixante-dix expositions.129

Enfin, de nombreuses actions sont également entreprises dans le but spécifique de diffuser la nouvelle identité. La section Beaux-arts, par exemple, arrange des ensembles musicaux visant, par des concerts, à rééduquer le goût musical de la population par la nouvelle musique, mélange de technique occidentale et d’esprit national. Elle organise en outre des soirées où les participants peuvent profiter aussi bien de la musique occidentale et des danses de salon que des chansons et des danses traditionnelles. De même, la section de sports encourage à son tour la pratique aussi bien des disciplines populaires telles que la lutte, la lutte à l’huile, le javelot ou la chasse, que des sports européens comme la boxe, l’escrime, la natation et l’aviron.

Les Maisons du peuple comptent, depuis leur deuxième année de vie, une revue baptisée Ülkü [L’Idéal] par Mustafa Kemal lui-même. Elle se présente comme un remplaçant naturel de Türk Yurdu [La Patrie turque], organe de presse des Foyers turcs. Pour ce qui est de ses contenus, nous avons trouvé des divergences parmi les auteurs qui ont travaillé la question. Neşe G. Yeşilkaya, par exemple, affirme que « de fortes critiques contre l’Empire ottoman et les années du sultanat ont souvent lieu dans les publications des Maisons du peuple »130 dont son organe de presse, alors que pour M. Bülent Varlık, elle ne contient pas de textes sur le passé le plus récent, encore moins sur la Lutte nationale, ce qu’il juge comme un signe de la conciliation du régime avec ces

128 Au sujet du terme « endoctrinement », les différentes sources que nous avons consultées emploient le mot telkin qui veut dire inculcation mais conditionnement ou persuasion aussi. Ici : Cumhuriyet Halk Partisi, 1935 Halkevleri [Annuaire des Maisons du peuple], op. cit., p. 50 et 62. Voir aussi N.G. Yeşilkaya, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] », art cit, p. 114.

Dans cette même ligne d’endoctrinement, le régime proclame le 20 janvier 1936 une loi obligeant les salles de cinéma à projeter des films « didactiques » à côté des films de base. H. Ersel, Cumhuriyet

Ansiklopedisi: 1923-1940 [Encyclopédie de la République : 1923-1940], op. cit., p. 270.

129 T. Çavdar, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] », art cit, p. 882.

130 « Halkevleri yayınlarında sıklıkla Osmanlı’ya ve Saltanat yıllarına karşı kuvvetli eleştiriler yer alır. » N.G. Yeşilkaya, « Halkevleri [Les Maisons du peuple] », art cit, p. 115.

épisodes de l’histoire.131 Quoi qu’il en soit, il est certain qu’en abordant des sujets aussi divers que la situation politique internationale, la vie au village, les réformes de Mustafa Kemal ou la théorie de la Langue-soleil, Ülkü s’avère être un outil manifeste au service des Maisons du peuple, et par conséquent du régime.

Enfin, hormis leurs activités, il faut signaler le modèle de vie sociale que les Maisons du peuple incarnent et invitent implicitement à reproduire au-delà de leurs murs. Elles deviennent les nouveaux centres de réunion laïcs alternatifs à la mosquée, notamment dans les endroits où la vie intellectuelle occidentale n’est pas encore arrivée comme elle l’a fait, par exemple, à Istanbul. Par ailleurs, la participation des femmes à un niveau égal aux hommes, le fait qu’ils partagent toutes et tous les mêmes espaces et activités, même des séances de danse en couple, exposent les assistants au modèle de société mixte et alimentent ainsi cet aspect de l’identité collective. En résumé, les Maisons —et les Chambres— du peuple jouent un rôle incontestable dans la transformation de la vie politique, culturelle et quotidienne des Turcs. Elles peuvent être considérées comme l’un des plus grands moteurs de l’identité républicaine, et leur programme d’activités, comme le répertoire point par point des idées du Parti républicain du peuple. Les deux centres, Maisons et Chambres, restent en fonctionnement jusqu’en 1950 : au moment de leur fermeture, la Turquie compte 478 Maisons et 4 322 Chambres du peuple parsemées partout dans le pays.