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LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

RÉÉDUQUER LE GOÛT MUSICAL

La turquisation de la culture trouve peut-être ses meilleurs exemples dans les cas de la langue et de la religion, mais affecte d’autres domaines significatifs comme celui de la musique, qui montre clairement l’ambition du régime pour une identité nationale originale, unique. Tout comme pour les couvre-chefs ou l’habillement, la musique et la prédilection pour un genre ou pour un autre deviennent, depuis les Tanzimat, un indicateur de positionnement social en rapport, cette fois-ci, à l’Occident. À côté d’autres référents culturels, la musique classique européenne et les danses de salon envahissent les maisons et les soirées des couches occidentalisées de l’Empire. Cette musique, appelée alafranga, s’oppose à l’alternative alaturka,100 c’est-à-dire la musique de fanfare, populaire ou mystique : les formes de musique traditionnelle turque, prisées par les classes populaires et par ceux qui critiquent à l’époque et plus tard une occidentalisation ravageuse. Le roman Fatih-Harbiye (1931) de Peyami Safa, sur la confrontation des mondes traditionnel et moderne d’Istanbul, aborde en particulier les deux traditions musicales et l’abîme qui les sépare. L’œuvre, manifestement à thèse, conclura par une défense de la musique turque contre l’envahissement de l’influence culturelle occidentale.

Fille de la période ottomane, la Turquie hérite cette culture musicale diverse, ainsi que des établissements consacrés à l’enseignement de la matière où les variantes alaturka et alafranga cohabitent en apparente harmonie. Le meilleur exemple en sont la Musiki Encümeni [Commission musicale] et le Darülelhan [conservatoire], fondés en 1916 « dans le but de protéger les particularités de la musique turque et de former des musiciens susceptibles de la renouveler et de la faire évoluer, conformément au goût et à la conception musicale de la période ».101 La Commission est fermée après la fondation de la République, mais le conservatoire poursuit son activité. En plus, il mène à cette

100 La dichotomie alaturka et alafranga, « à la manière turque » et « européenne » respectivement, apparaît par l’effet de l’occidentalisation pour désigner les modes de vie traditionnel et nouveau, occidentalisé, ainsi que l’ensemble de référents culturels associés à chacun des deux concepts. Extrêmement employés à l’époque des plus forts bouleversements culturels —depuis les Tanzimat jusqu’aux années 1930—, ces termes, notamment le premier, restent encore aujourd’hui en usage, notamment dans des domaines comme la musique et la décoration.

101 « Türk müziğinin özelliklerini koruma, zamanın zevk ve anlayışına uygun olarak yenilenip gelişmesini sağlayacak sanatçılar yetiştirme amacıyla kurulmuş olan bu kuruluşlardan [Musiki Encümeni ve Darülelhan] Musiki Encümeni 1923’te kaldırıldı. » H. Ersel, Cumhuriyet Ansiklopedisi: 1923-1940 [Encyclopédie de la République : 1923-1940], op. cit., p. 28.

époque-là d’importants travaux de récupération de la tradition musicale, en collectant et en publiant de nombreuses pièces de musique classique et populaire turque.

En septembre 1924, Ankara célèbre l’ouverture d’une Musiki Muallim Mektebi [École de professeurs de musique], première phase d’un projet de conservatoire national qui sera achevé en 1936. Le but de cette institution est de former les futurs professeurs de musique de l’État, or le cursus ne comprend que de la musique européenne. L’École mène en plus des initiatives pour le développement du goût musical européen, avec par exemple l’envoi d’élèves se former en Europe.

L’École dévoile la prédilection du régime pour la tradition occidentale et laisse entrevoir ses intentions de condamner l’enseignement de la musique alaturka à la disparition. En effet, le ministère de l’Éducation nationale annonce en 1926 la suppression de la musique classique turque du programme du conservatoire. La décision est un tournant dans l’évolution de la culture musicale en Turquie et déclenche une polémique importante. Mais elle n’empêche pas que les initiatives pour la promotion de la musique classique européenne se multiplient dans les années qui suivent. Ces initiatives révèlent, en définitive, l’ambition du régime pour imposer son citoyen nouveau dans la sphère culturelle européenne. Le concert célébré à Istanbul en mars 1927 à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Beethoven, compositeur qui n’aurait sans doute absolument pas intéressé « l’ancien citoyen », est tout à fait symptomatique de ce propos.

Nous en revenons ainsi aux années 1930 et aux actions en faveur de la nationalisation de la culture, qui donnent encore une tour de manivelle à l’évolution de l’identité musicale de la République. À la question du genre censé correspondre au citoyen nouveau, la réponse du régime n’est plus la musique européenne, mais une fusion de la technique classique occidentale et du caractère local :

De même qu’un auteur qui compose un roman sur la vie d’un Turc ou une épopée sur une ville turque applique instinctivement à son œuvre la technique internationale ; de même que l’on trouve drôle que le récit débute par des jeux de mots [autochtones] comme « d’après les conteurs et les crieurs » ou « il était une fois un

serpent qui mangea un éléphant », il en est de même pour la musique : la technique est internationale, l’esprit est turc, la méthode est internationale, le style est turc.102

Plusieurs étudiants de l’École de professeurs de musique, formés en Europe, créent à ce moment-là un groupe de compositeurs connu comme les « Cinq Turcs », qui devient le plus haut représentant de ce que les cadres appellent la « révolution musicale ».103 Leurs recherches aboutissent à une « synthèse d’éléments de la musique turque et de celle de l’Europe occidentale. Dans leurs œuvres aux mouvements typiquement européens, ils insérèrent aussi bien les mélodies modales ou encore les formes rythmiques et mélodiques des maqamat orientaux que les rythmes irréguliers des danses populaires turques ».104 Quant à la production vocale, la nationalisation de la musique passe par l’emploi de textes inspirés du contexte culturel turc. Cela se traduit parfois par de véritables pamphlets nationalistes, comme les opéras Özsoy [Pure race], Ülkü Yolu [Le Chemin de l’idéal] et Bay Önder [Le Leader], composées par Ahmet Adnan, Ulvi Cemal et Necil Kazım respectivement, trois des « Cinq Turcs », à la demande de Mustafa Kemal.

Si la nouvelle équation musicale prend tout de même en compte la source occidentale, il est clair que la musique traditionnelle turque n’a plus sa place dans le pays. En novembre 1934, le genre alaturka reçoit un nouveau coup lorsque Mustafa Kemal réitère sa vision du sujet auprès de la Grande Assemblée nationale :

Je sais bien comment vous voudriez que la jeunesse nationale avance sur l’ensemble des beaux-arts. Cela est déjà en cours. Seulement, c’est la musique turque qu’il faut le plus rapidement balayer. Le critère pour mesurer la transformation d’une nation est sa capacité d’assimiler, de concevoir le changement en matière musicale.

102 « Bir Türk hayatının romanını hazırlayan, bir türk şehrinin destanını canlandıran yazıcılar nasıl roman ve epope tekniğinde arsıulusal kaidelere riayeti insiyakî olarak elden bırakmıyorlarsa, nasıl artık, bunlara, (raviyanı ahbar ve nakilanı asar) yahut (bir varmış bir yokmuş, yılan bir fil yutmuş) tekerlemeleriyle başlaması gülünç sayılıyorsa musikide öyle. Teknik beynelmilel, ruh Türk, usul beynelmilel, üslub Türk. » Cumhuriyet Halk Partisi, 1935 Halkevleri [Annuaire des Maisons du peuple], op. cit., p. 38‑39.

103 « Le groupe dit “des Cinq Turcs” [est] formé par les compositeurs Ulvi Cemal Erkin, [Ahmet] Adnan Saygun, Cemal Reşit Rey, Necip Kemal Akses et [Hasan] Ferid Alnar. […] Aux environs de leurs vingt ans, dans le début du kémalisme, résolument tournés vers l’Occident, désireux de s’émanciper culturellement, on les trouvait à Paris ou à Vienne. Ils œuvraient alors en tant qu’éducateurs de la “révolution musicale turque”. » Sami Sadak, « Les musiques. Expression d’une société en mutation » dans Semih Vaner (éd.),

La Turquie, Paris, Fayard ; Centre d’études et de recherches internationales, 2005, p. 623.

Il faut que ce soit clair : aujourd’hui cette musique que l’on diffuse inutilement est loin de nous rendre fiers. Il faut recueillir les mots et les expressions sublimes, ceux qui parlent délicatement des sentiments et des idées de la nation, et les traiter aussitôt conformément aux normes générales de la musique actuelle. Seulement cela pourra élever la musique nationale turque et lui faire occuper sa place dans la musique universelle.105

Au lendemain de cette allocution, le régime interdit l’émission de musique classique turque à la radio, un ban qui ne sera définitivement levé qu’au bout de neuf ans.106 « Depuis ce jour-là, la musique traditionnelle rejoint les pages poussiéreuses de l’Histoire à côté du fez, du voile, du turban, des couvents soufis et de la langue et l’histoire ottomanes. Les milliers de postes de radio qui diffusaient chaque soir des chansons jouées en direct par les maîtres de musique alaturka depuis les stations d’Ankara et d’Istanbul n’offrent désormais au peuple que de la musique occidentale. »107 Certes, les kémalistes continuent d’écouter en privé les musiques turques, notamment la musique classique. Falih Rıfkı (Atay), prosateur et homme politique de la période, très proche de Mustafa Kemal, raconte dans son œuvre en partie autobiographique Roman [Le Roman] (1932) : « Nous sommes allés à Üsküdar [quartier stambouliote de la rive asiatique] écouter de la musique alaturka. J’y vais de temps en temps pour me rappeler le son du saz [espèce de luth]. Je ne sais pas quelle valeur a la chanson ancienne dans la musique, mais pour notre génération, elle représente le monde ancien. Nous sommes la dernière génération alaturka ».108 Cependant, le lien

105 « Güzel sanatlar hepsinde, ulus gençliğinin ne türlü ilerletilmesini istediğinizi bilirim. Bu, yapılmaktadır. Ancak bunda en çabuk en önde götürülmesi gerekli olan Türk musikisidir. Bir ulusun yeni değişikliğinde ölçü, musikide değişikliği alabilmesi, kavrayabilmesidir.

Bugün dinletmeğe yeltenilen musiki yüz ağartacak değerde olmaktan uzaktır. Bunu açıkça bilmeliyiz. Ulusal, ince duyguları, düşünceleri anlatan, yüksek deyişleri, söyleyişleri toplamak, onları bir gün önce, genel son musiki kurallarına göre işlemek gerekir. Ancak bu güzeyde, Türk ulusal musikisi yükselebilir, evrensel musikide yerini alabilir. » Mustafa Kemal Atatürk, « Dördüncü Dönem Dördüncü Toplanma Yılını Açarken (01/11/1934) [À l’occasion de l’ouverture de la quatrième année d’assemblée de la quatrième législature] » dans Atatürk’ün Söylev ve Demeçleri [Discours et allocutions d’Atatürk], 4e éd., Ankara, Türk Tarih Kurumu, 1989, p. 396/I.

106 H. Bozarslan, Histoire de la Turquie : de l’Empire à nos jours, op. cit., p. 329.

107 « An’anevî musiki, o günden beri, tarihin tozlu sahifeleri arasına, fesin, peçenin, sarığın, tekkenin, medresenin, ve Osmanlı lisanile, Osmanlı tarihinin yanına gitti. Her akşam, Ankara ve İstanbul radyo istasyonlarında alaturka musıki üstadları tarafından çalınan ve söylenen şarkıları neşretmekte olan binlerce radyo cihazı, o tarihten beri Anadolu halkına, yalnız garb musıkisi dinletmektedir. » Munis Tekinalp, Kemalizm [Le Kémalisme], Istanbul, Cumhuriyet Gazete ve Matbaası, 1936, p. 183.

108 « Üsküdar’a alaturka dinlemeğe geldik. Ben saza, ara sıra, hâtıralaşma için giderim. Eski şarkı; musikide değeri nedir, bilmiyorum; bizim neslimizde eski âlemdir. Biz alaturkanın son nesliyiz. » (Falih Rıfkı (Atay),

avec la source musicale européenne est de plus en plus encouragé. Par exemple, divers compositeurs étrangers de renommée internationale sont invités dans le pays : onze musiciens soviétiques dont Steinberg et Chostakovitch et plusieurs artistes vocaux qui donnent des concerts à Ankara (1935), ainsi que Béla Bartók, qui passe trois semaines dans la capitale à donner des cours et des conférences (1936).

En conclusion, les fortes connotations socioculturelles de l’éventail musical hérité de l’Empire expliquent le fait que le régime se prononce aussitôt sur la question pour en déterminer les aspects qui correspondent ou ceux qui ne correspondent pas à sa nouvelle identité, et cela, souvent, à coup de lois. Contrairement à des domaines comme la recherche ethnographique ou linguistique qui puisent largement dans la source turcique, le domaine de la musique connaît depuis le début une prédilection catégorique et exclusive pour les référents occidentaux. Et si le régime proscrit la musique classique turque, c’est par l’argument que n’elle serait pas vraiment turque, mais une production d’origine byzantine transmise, en plus, via les Ottomans. Elle serait ainsi un genre dégénéré et, en réalité, antiturc.109 Cette thèse alimente ensuite, dans les années 1930, l’ambition pour retrouver un genre musical qui corresponde véritablement au profil du citoyen nouveau. Le produit obtenu, une association entre la technique européenne et les référents culturels turcs, constitue un bon exemple de l’identité que le régime souhaite inculquer à la société dans de nombreux domaines de la vie.