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LE CONTEXTE SOCIOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE DÉCENNIE RÉPUBLICAINE : DÉFINIR LA PÉRIODE

L’ÉDUCATION : UNE, LAÏQUE ET TURQUE

À l’époque des Tanzimat, les actions pour l’occidentalisation de l’éducation entamées dans la période précédente provoquent une transformation structurelle

53 Pour approfondir le sujet : Ahmet Insel et Murat Belge, Kemalizm [Le Kémalisme], Istanbul, İletişim, 2001, 687 p., Mustafa Kemal Atatürk et Fethi Naci, 100 Soruda Atatürk’ün Temel Görüşleri [Les idées fondamentales d’Atatürk en cent questions], Istanbul, Gerçek, 1968, 103 p., Mustafa Kemal Atatürk,

importante. Le gouvernement introduit un nouveau système éducatif inspiré du système français, à caractère d’abord militaire, ensuite civil et en tout cas séculier. Il s’établit sur trois niveaux et prévoit un type d’établissement distinct pour chacun : les sıbyan mektebi ou mektep tout simplement, les rüştiye et les idadi, comparables respectivement à l’école, au collège et au lycée. Cependant loin de le remplacer, il fonctionne en parallèle du système traditionnel des écoles coraniques. Cela a pour conséquence que le système éducatif ottoman soit à ce moment dédoublé dans un parcours religieux et un autre séculier à l’occidentale, le premier symbolisé par la medrese ou médersa et le second par la mektep ou école.

Le passage entre l’Empire ottoman et la République incarne, dans l’idéal kémaliste, la transition d’un pays culturellement et juridiquement musulman vers un État officiellement laïc partisan en plus d’une forme de religiosité peu orthodoxe ; la transformation d’un Empire oriental en un pays qui se prétend membre du cercle de la civilisation contemporaine. Tout comme les premiers réformateurs ottomans, comme ceux des Tanzimat, le régime républicain intervient dans le domaine de l’éducation officielle, qui représente en définitive le meilleur moyen de communication descendante entre un gouvernement et la société. Il proclame en mars 1924, seulement quelques mois après la fondation de la République, la Tevhid-i Tedrisat Kanunu ou loi sur l’unification de l’éducation. La mesure est importante pour deux raisons : elle prévoit, d’un côté, l’unification des deux parcours éducatifs hérités de la période ottomane et impose, de l’autre, le rattachement de tous les centres éducatifs au ministère de l’Éducation nationale. Plusieurs discours de Mustafa Kemal témoignent de sa volonté de réorganiser le domaine de l’éducation même avant la fondation du pays. Son intervention la plus significative à cet égard date de janvier 1923, lorsqu’il affirme dans une rencontre avec le peuple d’Izmir que « les centres du savoir de notre nation, de notre pays, ne devraient faire qu’un seul. Tous les enfants du pays, filles et garçons, devraient en sortir avec la même formation ».54

À vrai dire, en dépit de son nom, la loi ne vise pas autant la fusion des parcours éducatifs que la suppression de la voie religieuse et l’étendue du parcours civil à

54 « Milletimizin, memleketimizin darülirfanları bir olmalıdır. Bütün memleket evlâdı kadın ve erkek aynı surette oradan çıkmalıdır. » Discours prononcé le 31 janvier 1923. Mustafa Kemal Atatürk, « İzmir’de Halk ile Konuşma (31/1/1923) [Rencontre avec le peuple à Izmir] » dans Atatürk’ün Söylev ve Demeçleri [Discours et allocutions d’Atatürk], 4e éd., Ankara, Türk Tarih Kurumu, 1989, p. 94/II.

l’occidentale à tous les établissements. Dans un discours déclamé dans l’Assemblée nationale deux jours avant l’approbation de la loi, le leader autoritaire la qualifie paradoxalement d’initiative « conforme à la mentalité et à la volonté de l’ensemble de la nation »,55 une attitude qui rappelle le célèbre mot d’ordre joséphiste « tout pour le peuple ; rien par le peuple ». C’est cette mentalité qui régit sa réponse à un groupe d’enseignants religieux qui lui demandent à Rize de rouvrir les médersas : « Vous répudiez l’école [laïque]. Alors que la nation, c’est ce qu’elle veut. Laissez enfin cette pauvre nation et les enfants du pays s’éduquer ! Les médersas ne rouvriront plus, c’est de l’école dont la nation a besoin ».56 En effet, les médersas sont supprimées par une autre loi spécifique proclamée le même jour que la première, et leur fonction est entièrement transférée vers l’école républicaine, dont la dénomination sera en plus bientôt turquisée de mektep à okul.57 L’établissement scolaire devient ainsi un produit du kémalisme le plus primitif, le représentant des aspirations occidentalistes et séculières du régime, et de ce fait, un espace d’endoctrinement, une usine à fabriquer des hommes et des femmes nouveaux républicains.

Par ailleurs, si les professeurs sont déjà appréciés comme diffuseurs de la connaissance, en lien à l’amour du savoir du citoyen nouveau, le professeur de la nouvelle école accède à ce moment-là à un statut social privilégié comme architecte des nouvelles générations de Turcs, comme garant de la transmission des valeurs républicaines. Ce n’est pas par hasard que plusieurs romans à thèse nationalistes de la période contiennent des personnages modèles de comportement qui exercent le métier d’enseignant. C’est le cas d’Aliye, héroïne de Vurun Kahpeye [Frappez la putain] (1926)

55 « Milletin ara-yı umumiyesinde tesbit olunan terbiye ve tedrisatın tevhid-i umdesinin bilâ ifate-i an tatbikı lüzumunu müşahede ediyoruz. » Mustafa Kemal Atatürk, « İkinci Dönem Birinci Toplanma Yılını Açarken (1/3/1924) [À l’occasion de l’ouverture de la première année d’assemblée de la deuxième législature] » dans Atatürk’ün Söylev ve Demeçleri [Discours et allocutions d’Atatürk], 4e éd., Ankara, Türk Tarih Kurumu, 1989, p. 347/I.

56 « Mektep istemiyorsunuz! Halbuki millet bunu istiyor. Bırakınız artık bu zavallı millet, bu memleket evladı yetişsin! Medreseler açılmayacaktır, millete mektep lazımdır. » Intervention datant du 18 septembre 1924. Hasan Ersel, Cumhuriyet Ansiklopedisi: 1923-1940 [Encyclopédie de la République : 1923-1940], 3e éd., Istanbul, Yapı Kredi, 2002, p. 55.

57 Mot d’origine arabe, mektep est remplacé par le néologisme okul pendant le processus d’épuration de la langue qui a lieu entre 1928 et 1930. Le nouveau mot provient d’un croisement entre le français école emprunté par la langue intellectuelle turque-ottomane au cours du XIXe et la racine turque oku- qui signifie « lire, étudier ». Pour plus d’informations sur les stratégies de création de néologismes orientés à remplacer le vocabulaire arabe et persan, regardez Louis Bazin, « La réforme linguistique en Turquie » dans István Fodor, Claude Hagège et Joshua A. Fishman (éds.), La réforme des langues : histoire et avenir, Hamburg, Buske, 1984, p. 156‑177.

de Halide Edip et d’Ali Şahin Efendi et de Zehra, personnages de Yeşil Gece [La Nuit verte] (1928) et d’Acımak [La Pitié] (1928), de Reşat Nuri (Güntekin), des romans de notre corpus que nous aurons l’occasion d’explorer dans les parties suivantes de ce travail.

Pour ceux qui souhaitent devenir des hommes de religion, la loi sur l’unification de l’éducation prévoit, certes, l’ouverture d’une faculté de théologie dans l’université d’Istanbul et de nombreuses imam hatip okulu ou écoles d’imams et de prédicateurs dans tout le pays. En tout cas, l’absorption de ces centres par le Ministère de l’éducation nationale garantit au régime le contrôle sur le personnel et le contenu des programmes. Mais le fait que la loi soit proclamée le même jour que l’abolition du califat, la suppression de la Charia et du ministère des Fondations pieuses laisse clairement entendre la volonté du régime vis-à-vis de l’éducation. En effet, les années qui suivent amènent d’autres réformes qui limitent davantage la transmission de contenus religieux dans le milieu éducatif : le cours de religion est supprimé des programmes des écoles (1927), maintenu seulement dans les écoles primaires de village comme cours d’éthique ; l’enseignement des langues étrangères par excellence de la culture islamique-ottomane classique, l’arabe et le persan, est supprimé des programmes des écoles, des collèges et des lycées dès septembre 1929, et même les écoles d’imams et prédicateurs sont fermées au début des années 1930 jusqu’à la fin de la décennie suivante. La loi sur l’unification de l’éducation constitue, en définitive, l’un des pas les plus solides en direction de la laïcité d’État. Ce chemin prendra une nouvelle tournure lorsqu’en avril 1928, encore sous un état d’exception proclamé en 1925, la phrase « l’islam est la religion de la république de Turquie » sera supprimée de la Constitution. Cette voie est dorénavant poursuivie à l’aide d’autres réformes, comme la décision de mai 1935 de reporter le jour de repos de vendredi à dimanche. Son importance réside sur la dissociation officielle du jour sacré et du jour de repos. Ainsi elle éloigne davantage la Turquie de la tradition musulmane en même temps qu’elle la rapproche des partenaires occidentaux sur un nouvel aspect fondamental de leur identité, car en définitive le dimanche est le jour sacré des chrétiens.

Pour revenir à l’éducation, l’autre aspect important de la loi concerne le rattachement au ministère de l’Éducation nationale de tous les établissements éducatifs et scientifiques se trouvant à l’intérieur du pays, ainsi formulé dans le premier article du

texte.58 Par cette clause, le régime s’assure le contrôle de la gestion de tous les espaces d’enseignement, du personnel et des contenus diffusés. Il se munit ainsi d’un outil exceptionnel pour l’homogénéisation de la société sur le modèle du son citoyen nouveau qui, rappelons-le, est nationaliste turc et vecteur de laïcité. Naturellement, la mesure cible de façon particulière les établissements susceptibles de devenir des foyers de dissension tels que les centres religieux, comme nous l’avons signalé plus haut, mais également les écoles des minorités et des étrangers héritées de la période ottomane. Et si le premier article de la loi n’était pas suffisamment clair, le deuxième précise de manière explicite que le rattachement concerne aussi les centres de gestion privée.59

Les écoles de non Turcs préoccupent le régime pour deux raisons : l’éventuelle promotion de formes de religiosité étrangères et la diffusion de contenus contre le peuple turc ou les intérêts nationaux de la République. Le premier fait très tôt l’objet de mesures spécifiques : même avant la précoce loi sur l’éducation qui prévoit l’extension de la laïcité à tous les centres, le ministère de l’Éducation publie une directive obligeant les écoles de non Turcs à supprimer les symboles religieux à l’intérieur de leurs bâtiments.60 Les centres peuvent bien sûr enfreindre la proscription, certains le font d’ailleurs, mais ils risquent alors une fermeture forcée, comme celle que subissent une école américaine à Merzifon et plusieurs écoles françaises à Izmir.61 Ces lois sont renforcées par d’autres dans les années qui suivent. La régulation spécifique de 1926 en direction des écoles des minorités et des étrangers est particulièrement significative. Elle vise à les prévenir contre une éventuelle propagande religieuse ou nationaliste non turque et les oblige à éduquer leurs élèves dans les valeurs du pays. Le texte paraît dans le numéro de mars 1926 de la revue Muallim [L’Instituteur] et comprend le passage suivant :

58 « Madde 1 – Türkiye dahilindeki bütün müessessat-ı ilmiye ve tedrisiye Maarif Vekâletine merbuttur. » Necdet Sakaoğlu, Osmanlı’dan Günümüze Eğitim Tarihi [L’histoire de l’éducation de la période ottomane jusqu’à nos jours], 1re éd., İstanbul, İstanbul Bilgi Üniversitesi, 2003, p. 291.

59 « Madde 2.- Şer’iye ve Evkaf Vekâleti veyahut hususi vakıflar tarafından idare olunan bilcümle medrese ve mektepler Maarif Vekaletine devir ve raptedilmiştir. » Ibid.

60 H. Ersel, Cumhuriyet Ansiklopedisi: 1923-1940 [Encyclopédie de la République : 1923-1940], op. cit., p. 52.

61 Howard E. Wilson et İlhan Başgöz, Türkiye Cumhuriyeti’nde Millî Eğitim ve Atatürk [L’éducation nationale dans la République turque et Atatürk], Ankara, Dost, 1968, p. 84.

Aucun manuel scolaire ne contiendra un seul mot ni expression au détriment des Turcs ni aucune critique de leur passé ou de leur présent. Ils ne commettront pas la moindre erreur par rapport à l’histoire ou à la géographie des Turcs. Leurs territoires n’y seront jamais décrits comme faisant partie d’un pays étranger. Les manuels ne pourront contenir aucune propagande autour d’un pays étranger. Toutes les écoles étrangères réserveront cinq heures par semaine à l’étude de la langue, l’histoire et la géographie turques. Les enseignants responsables de ces cours seront des Turcs désignés par le ministère de l’Éducation. Toute propagande religieuse dans les écoles est interdite. Les symboles religieux ne sont permis qu’à l’intérieur des églises des centres. Les manuels scolaires ne pourront contenir aucun symbole faisant du prosélytisme religieux.62

En permettant à ces écoles de fonctionner sous la République, le régime souhaite sans doute renforcer son image de tolérance vis-à-vis de la communauté internationale et plaire ainsi en son propre intérêt notamment aux puissances auxquelles ces écoles sont culturellement liées. Mais certains éléments, comme la régulation ci-dessus évoquée, témoignent que son idée de tolérance n’est effective que dans le cas des minorités qui ont neutralisé leur identité, qui constitue par ailleurs leur essence. Ils montrent que, dans la pratique, le régime reste méfiant, voire obsédé face à tout éventuel bourgeon de dissension, qu’il est peut-être moins sûr de soi que l’historiographie turque n’a voulu le dépeindre. L’article 80 de la Constitution de 1924 prévoit, certes, la liberté d’éducation, mais il précise « dans le cadre de la Loi et sous la supervision et le contrôle du gouvernement »,63 comme quoi le régime s’accorde au final le droit d’agir à son gré dans le domaine. En 1927, trois jeunes filles turques étudiantes d’un collège américain à Bursa se convertissent à la chrétienté, un incident qui ranime le débat public sur le prosélytisme religieux et se solde par la fermeture du centre et par des sanctions pour ses responsables. Dans le sillage du dernier texte, la Grande

62 « Hiçbir okul kitabında Türklerin aleyhinde bir kelime ve ifade bulunmayacak, Türklerin dününü ve bugününü kötüleyen cümlelere rastlanmayacaktır. Türk tarihine ve coğrafyasına dair en ufak bir yanlış görülmeyecektir. Türk toprakları hiçbir memleketin parçası olarak gösterilmeyecektir. Kitaplarda hiçbir yabancı memleketin propagandası yer almayacaktır. Bütün yabancı okullarda haftada beş saat Türk dili, Türk tarih ve coğrafyası okutulacaktır. Bu dersleri okutan öğretmenler Türk olacak ve Eğitim Bakanlığı tarafından seçilecektir. Okullarda her türlü din propagandası yasaktır. Dini semboller ancak okulların kiliselerinde bulunabilir. Okul kitaplarının hiçbirisinde dini telkinler yapan semboller bulunmayacaktır. »

Ibid.

63 « Madde 80 – Hükümetin nezaret ve murakabesi altında ve kanun dairesinde her türlü tedrisat serbesttir. » Başvekâlet Neşriyat Müdürlüğü, « Teşkilat-ı Esasiye Kanunu [Constitution] », T.C. Resmî

Assemblée approuve en mars 1931 une autre loi obligeant à tous les enfants du pays, turcs ou pas, à poursuivre l’enseignement primaire dans une école turque. En ce cas, le régime est sans doute poussé par les divers fronts d’opposition qui apparaissent au début de la décennie et par l’imminente proclamation des six principes du kémalisme qu’il faudra inculquer à tous les citoyens. L’école devient, à cette fin, un outil puissant, indispensable, dont il convient ne laisser aucun détail au hasard.