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Transcrire en shikomori et non écrire, un des partis pris des auteurs

Répartition par éditeurs des ouvrages publiés

III.2.3 Transcrire en shikomori et non écrire, un des partis pris des auteurs

Compte tenu des éléments présentés plus haut, la langue reste particulièrement difficile à maîtriser à l’écrit. Si l’habitude orale permet aux habitants de l’archipel d’échanger et de se comprendre, l’écrit en shikomori présente bien des complexités. Indépendamment des efforts fournis et des projets mis en œuvre par les structures associatives, les linguistes, les organismes d’aide au développement du pays, la mise en place ou l’uniformisation d’une langue commune à l’archipel doit venir d’une volonté gouvernementale. Seul l’état serait en mesure d’imposer et d’insuffler ce projet.

La langue est considérée comme un élément unificateur, un lieu commun de rencontre et de partage entre les différentes entités de l’archipel. En ce sens, les linguistes prônent un travail urgent dans la fixation de cette langue. Une urgence à la fois politique et sociale car, compte tenu des nombreux soubresauts dont sont encore victimes les îles, de leur équilibre fragile et des dissidences existant encore, proposer une langue commune devient une réponse à la question identitaire. Consolider les liens entre les îles par l’apprentissage de l’histoire de l’archipel et la langue est donc une nécessité.

Face à ce constat, le parti pris des auteurs, pour familiariser, semble-t-il, le lecteur à la langue comorienne, consiste dans un premier temps, à transcrire en shikomori.

Les premières tentatives de présentation, d’introduction de cette langue sur le support écrit passe par la transcription des contes. Djambo Djema168 écrit en version bilingue propose une partie en français et l’autre en comorien. Genre aux abords plus simples à manier de part sa structure et sa brièveté, il devient alors plus aisé de transcrire l’intégralité d’un conte en Shikomori plutôt qu’une nouvelle ou un roman, plus volumineux. En ce sens, la poésie pourrait s’y prêter plus facilement. Il n’existe pourtant pas de poèmes publiés, à l’exception des textes du poète Mab Elhad, écrits en shikomori par les écrivains d’aujourd’hui. En effet, son premier recueil, Kawulu la Mwando est un recueil bilingue avec quelques écrits en comorien et une majorité d’autres en français.

La langue étant difficile d’approche, même pour des érudits ayant bien plus l’habitude de la pratiquer à l’oral qu’à l’écrit, les écrivains n’y ont donc pas recours. Des travaux sur les différents dialectes ont été amorcés depuis les années quatre vingt, faisant en résulter des

150 grammaires169 de la langue et petits dictionnaires d’usage pourtant de plus en plus nombreux. Quasiment à la même période qu’apparaissait le premier roman comorien francophone. Ces travaux s’attardaient sur l’analyse d’un dialecte sans aborder la question de l’ensemble. Ainsi, chaque langue issue d’une île était perçue dans son entité insulaire et jamais dans une optique nationale. On parle alors de shingazidja (le comorien de la grande Comores), de shimwali (le mohélien), de shimaore (le mahorais), de shindzuani (l’anjouanais).

Mais malgré ces grammaires, l’auteur comorien utilisera le français, même dans le cas où, comme nous voyons dans une précédant chapitre, il ne le maîtriserait pas. Encore une fois, il s’agit là d’un problème de taille au vu des différentes répercussions que cela a sur le livre. Ecrit en français, il n’est accessible qu’à une minorité de lecteurs car la majorité des comoriens ne parle pas français et ne le lit pas non plus. Ecrits en arabe, les textes seraient encore moins abordables ; entendu que la tendance s’est inversée dans l’emploi des deux langues (On compte aujourd’hui bien moins de comoriens arabophones que francophones). L’impasse grandit : la majorité des comoriens s’exprime dans leur langue maternelle, mais les textes sont écrits en français. Le serpent se mord donc la queue, et se la mordra encore longtemps si, comme le craint Ahmed M.Chamanga :

« Alors que l’on s’acheminait […] vers l’apparition d’un dialecte commun et qu’il était de plus en plus question d’intégration du comorien dans le système éducatif, la nouvelle structure étatique de l’Union des Comores risque au contraire de renforcer les particularismes insulaires et faire en sorte que le choix d’un dialecte unificateur qu’on pourrait envisager pour l’enseignement, apparaîtra plus problématique et, en tout cas, semble aujourd’hui illusoire. Or il n’existe aucun pays développé où l’enseignement élémentaire (lecture, écriture, calcul) se fait dans une langue étrangère. Même quand ces langues ne sont parlées que par des populations peu nombreuses (Hongrie, Suède, Finlande…) »170

Pourtant, pour le linguiste, orienter la langue comorienne en direction de ses populations est un des maîtres mots de son travail d’éditeur. Aussi, il encourage cette production de contes bilingues, notamment dans la catégorie littérature jeunesse. Des écrivains comme Salim Hatubou s’y essaient en écrivant Dimkou et la petite fille. L’éditeur publie l’Abécédaire des

Comores, un ouvrage lui aussi bilingue. Cependant, l’écriture en shikomori reste quelque

chose de marginal et les textes issus de la langue, peu nombreux. Les romanciers sont quant à

169Charles Sacleux, Mohamed Ahmed Chamanga, Noeëlle Gueunier, Le Dictionnaire Comorien-Français et

Français-Comorien, Peeters Publishers,1979 ; et bien d’autres dont plus récemment Mohamed Ahmed

Chamanga, Introduction à la grammaire structurale du comorien. Vol 1 et 2, Komédit, Moroni, 2010

170Mohamed Ahmed Chamanga, Origine et évolution de la langue comorienne, Tarehi n°7, janvier 2003, Editée par l’Association INYA, Savigny-le-Temple, 2003

151 eux très frileux à l’idée d’entreprendre un tel travail, et certains affirment ne pas être à l’aise avec l’emploi du comorien à l’écrit. Or, cette perspective en interpelle plus d’un.

Mohamed Nabhane franchit le pas son premier roman Mtsamdu Kashkazi, Kusi Misri171 (Mustamudu, saison des pluies et saison sèche en Egypte). Un texte autobiographique intégralement écrit en comorien car selon l’auteur :

« Pour raconter l’histoire d’un enfant de cet âge, il faut parler son langage. Si on parle de soi dans une autre langue, on rate quelque chose, ce n’est pas une question de traduction, mais d’authenticité.»172

Une démarche saluée par les médias et la communauté au vu des ventes du livre – près de mille exemplaires depuis sa sortie. Une performance tout à fait remarquable dans ce contexte. De quoi susciter des volontés et de nouvelles vocations, selon le souhait de Komédit qui aspire à promouvoir le Shikomori dans l’archipel.

III.3 L’écrivain face à lui-même : sa langue, son peuple

III.3.1 L’écrivain son art ou sa langue : le choix cornélien

Edouard Glissant écrivait173:

« Vivre un enfermement ou s’ouvrir à l’autre » :c’est l’alternative à laquelle on prétendait réduire tout peuple qui réclamait le droit de parler sa langue. On légitimait par là des prémisses héritées d’une domination séculaire. Ou bien vous parlez une langue « universelle » ou qui tend à le devenir, et vous participez de la vie du monde ; ou bien vous vous retirez dans votre idiome particulier, si peu habile à être partagé : alors vous vous coupez du monde et croupissez seul et stérile dans votre prétendue identité.

Une opinion s’est pourtant fait jour, depuis que les peuples se sont libérés des tutelles de droit (sinon de fait) : que la langue d’une communauté dirige le vecteur principal de son identité culturelle, qui à son tour détermine les conditions de son développement. On a réputé suspecte cette manière de voir, nocive le plus souvent ; et dans le même temps on a ramené tout processus de développement à une sorte exclusive de perfection, technologique. Ainsi : Qu’avez-vous à revendiquer, quand une langue, une seule, vous donnerait la clé du progrès ? »

171Mohamed Nabhane Mtsamdu Kashkazi, Kusi Misri, Komédit,Moroni, 2011

172

Le journal de l’Ile de la Réunion, Un premier roman en comorien, Mohamed Nabhane, site www.clicanoo.re/332036-un-premier-roman-en-comorien.html, juillet 2012

152 La question de la langue d’écriture découle inévitablement du paradoxe de l’intuition réceptive. Car à qui et pour qui écrire ? Dans un contexte aussi limité que celui des moins d’une million d’habitants comoriens (toutes îles et terre d’accueil confondues), jouissant d’une opacité et d’une méconnaissance encore trop grandes malgré les recherches menées sur ce terrain, confronté à une identité morcelée procédant d’une main mise extérieure sur des intérêts initialement internes, comment redéfinir la littérature comorienne sous l’angle identitaire, ou encore comment la définir sous cet angle identitaire ?

Cette question de l’idiome véhiculaire ou vernaculaire sera à traiter dans un ensemble où le sujet propose forcément un arrêt sur les mots. Y répondre c’est tenter une approximation avec à la clé, quelques propositions forcément subjectives. Alors, parce que ne jouissant pas de la reconnaissance nécessaire à une telle démarche, y répondre consistera avant tout à poser les différentes problématiques inhérentes à une interrogation aussi essentielle. Proposer pour poser et élucider toutes les contradictions relatives à l’essence même de l’écriture car écrire, c’est aussi et surtout proposer un échange entre un auteur narrant et un lecteur conscient. De là, faire surgir l’échange interconnecté entre le narré ou le dit et le lu et le reçu.

Les Comores tendent à être classées dans les pays de diglossie où le français, langue officielle établi comme langue de communication administrative et extraterritoriale pourrait restreindre ou peut-être freiner l’éclosion du shikomori, langue maternelle et vernaculaire. Cependant, il s’agirait là d’aboutir à une diglossie inversée car le principe de domination n’est effectif qu’en apparence et d’un point de vue, répétons le, administratif. Le shikomori, langue de tradition orale maintient sa prééminence de part le fait simple qu’il est, d’une île à l’autre, la langue de l’échange, la langue parlée entre toutes les générations, la langue des autochtones. Et lorsqu’on isole la génération dite instruite, celle-ci échange majoritairement dans sa langue maternelle. Ce phénomène commun de langue parlée initie la contradiction liée à l’écriture et donc à la création littéraire.

Posées ainsi, les problèmes liés à la langue nivellent la question du lectorat. Tout auteur développe la propension à être lu et le désir de la reconnaissance. Face à cet état de fait, à cette réalité, la nécessité de l’expressivité ouverte et accessible au plus grand nombre limite le choix de la langue, niant le shikomori en tant que possible langue de création fictionnelle, au profit du français, élevé alors au dessus de la vulgate comme reflet de l’intelligentzia comorienne.

153 Sortir ou se dépêtrer du cocon insulaire verbalement par le biais d’une langue d’emprunt et d’adoption lorsque mener une discussion privée ou publique induit le recours à sa propre langue, requiert toute une gymnastique intellectuelle très particulière dont beaucoup d’auteurs peuvent se prévaloir. Bon nombre d’écrivains comoriens comme tant d’auteurs francophones et autres, ayant été confrontés à cette contradiction majeure ont su se réapproprier cette gymnastique et traduire ce que Glissant appelle « Ma langue de création ». Ce phénomène transcende le poète en tant que créateur d’univers et ce au delà des barrières linguistiques (français, anglais américain, allemand…) et bien au delà encore, celle plus insidieuses et culpabilisantes de la culture.

Il n’est donc plus question de choix mais de nécessité et de nécessité par défaut. Or, en acceptant cet état de fait, l’écrivain ou intellectuel, ou même le poète, homme libre par excellence ne joue-t-il pas le jeu de la mondialisation ? Ne se fait-il pas malgré lui le défenseur malheureux d’une idéologie qu’il critique et dénigre souvent ? Ne prolonge-t-il pas, au détriment des ses aspirations et pour ses ambitions, cette loi du plus fort, théorie du dominant occidental sur le dominé africain ou autre ?

Car au fond, revêtir l’apparat du privilège de l’écriture en proposant une langue donnée comme moyen d’expressivité, c’est de loin participer à la promotion ou tout simplement promouvoir cette langue. Par souci d’être adopté par le plus grand nombre, de sortir de l‘insularité, l’écrivain se recrée autre, choisissant un public étranger à lui même pour comprendre et prendre en son sein ce qu’il est lui même. Bien que ce choix soit plus une nécessité, ou décrit comme tel, il met l’écrivain face à ses contradictions. Bien évidemment, c’est à lui, au poète de répondre à cette question épineuse mais ô combien essentielle de sa double fonction d’auteur : promouvoir sa langue et son identité ou se promouvoir soi même ?

Cette interrogation étalée ainsi induit les problématiques actuelles autour de la conscientisation du devenir d’un peuple jugé par ses enfants comme étant à la dérive174. Elle dévoile l’ambivalence clinique participant à cette forme de jonglage entre l’être et le vouloir être, aboutissant encore une fois à une pseudo schizophrénie intellectuelle de ces individus aux désirs de portes paroles. A l’exemple du poète Saindoune Ben Ali, qui s’identifie par le bais de son verbe à un oracle, nombreux sont les écrivains s’inscrivant dans cette position d’avertisseur allant jusqu’à la dénonciation pour finir en critique souvent virulent de leur propre société.

174 Thème développé par Saindoune Ben Ali dans le recueil Testaments de Transhumance, Moroni, komédit, 2004. Il énonce le malaise du peuple des Comores par une errance et le qualifie de « Peuple à la dérive »

154 En prônant une position engagée et révolutionnaire, contraire à la soumission aux lois qu’impose la société coutumière comorienne, les écrivains se revendiquent d’emblée les portes paroles d’une jeunesse en mal d’espace de parole, et les régulateurs de conscience d’une communauté aux cultures et aux traditions qu’ils jugent arriérées. Mais n’est-il pas contradictoire d’espérer faire évoluer les mentalités d’une société donnée en s’adressant majoritairement à une autre ?

Jacques Chevrier souligne en parlant du rapport entre l’écrivain africain et la langue française :

« Il n’en demeure pas moins que cette littérature africaine de langue française reste encore largement élitaire, dans la mesure où l’acte de lecture est loin de connaître en Afrique le développement que nous lui connaissons en Europe. Cette difficulté de contacte entre l’écrivain et son public résulte de l’existence de nombreux obstacles d’ordre matériel et psychologique. A la cherté et à la rareté du livre s’ajoutent l’inconfort de l’habitat et les habitudes de vie communautaire qui limitent singulièrement les possibilités de lecture, mais c’est peut-être l’obstacle psychologique qui est le plus difficile à surmonter. Lire constitue en effet un acte solitaire et individuel que le groupe est enclin à juger scandaleux, dans la mesure où il y voit une atteinte à son homogénéité, et cette suspicion jointe à l’emploi d’une langue étrangère -le français permet d’expliquer la relative stagnation de la littérature africaine contemporaine. »175

D’autres répondront que l’ouverture vers le monde, vers l’extérieur de la littérature comorienne implique automatiquement que les écrits soient rédigés dans une langue que le nombre pourra comprendre. Il faut pour beaucoup d’entre eux, casser l’isolement que crée naturellement le système insulaire, et que pourrait prolonger l’obstination à l’écriture dans une langue que seuls les 600 000 comoriens (et encore !) composants l’archipel comprendraient. Il semble alors nécessaire de pouvoir, pour les écrivains, jongler entre leur langue maternelle et cette langue vernaculaire. D’autant que malgré tout, la langue demeure souvent le premier contact entre l’auteur comorien et la France. C’est par elle qu’ils ont leurs premières perceptions, à travers elle que se crée la première rencontre avec ce qui deviendra tôt ou tard, brièvement ou parfois à vie, leur terre d’accueil. La langue sert ainsi d’introducteur et d’aperçu sur cette terre souvent fantasmée, parfois boudée mais toujours rêvée. Jusqu’au jour de l’atterrissage où se fait le choc entre ce que l’imaginaire projetait et ce que la vue offre.

155 Après ce contact ou plutôt cette expérience de la langue, il reste au nouvel arrivant, la surprise, l’émerveillement, la crainte et la déception. Ce regard hagard sur ce qui symbolise souvent dans les imaginaires, l’eldorado, SAST le rend bien lorsqu’il décrit les premières impressions de Momo en arrivant en France.

« A travers le boulevard périphérique et les grandes artères de la capitale, il découvrit la ville et en fut à la fois choqué et émerveillé. Un frisson de crainte lui parcourut la peau, et conflua vers un sourire nerveux. »176