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Des trajectoires de vie marquées par des situations de « rupture »

Les résidents, bénéficiaires du SAVS et proches que nous avons rencontrés sont parvenus à nous parler sans filtre de leur vécu, de moments très durs emprunts de souffrance que nous ressentons lors des échanges. Nous pouvons faire le lien pour beaucoup d’entre eux entre l’entrée dans la maladie, parfois à retardement, et les évènements de vie de leur parcours.

« En effet, la survenue de troubles durables et envahissants perturbe et infléchit le parcours de vie de personnes. Ces troubles occasionnent des périodes plus ou moins longues et plus ou moins répétées, de rupture et souvent d’hospitalisation… »163

Nous employons le vocable de « rupture » pour signifier les étapes marquantes de leur vie qui nous paraissent en lien avec leur arrivée dans un dispositif d’habitat accompagné. La définition académique définit la « rupture » comme :

« le fait de se rompre, l’action par laquelle une chose est rompue. Il exprime également la séparation brutale en deux ou plusieurs morceaux d’une chose résistante, sous l’effet d’une force trop intense ou d’un effort trop prolongé. »164

Qu’il s’agisse de la perte d’un proche, comme les cas de Dana, Maxime, Alain, Paulette, d’une rupture avec le monde du travail comme Denis ou Prisca, d’un passage à l’acte marquant un tournant, comme dans le cas de Martin, Jerry ou Hugo, d’un changement brutal de cadre de vie comme Enzo, nous avons remarqué dans la grande majorité de notre corpus, une rupture, parfois plusieurs, qui sont intervenues à différents moments dans leur parcours de vie.

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163

VELPRY L. (2014), « Aller mieux avec des troubles psychiques. Un regard sociologique », Santé Mentale, Acte Presse, p. 2.

164 R

Le psychologue Pierre Van Damme précise justement, en s’appuyant sur les travaux de John Bowlby, que :

« la rupture a une dimension psychique. Cela peut prendre la forme de non-dit, silence, retrait, vide ou passage à l’acte impulsif qui sont autant de manifestations d’une interruption de contact avec l’environnement. »165

• La rupture suite à l’épreuve du deuil

Dana fait le récit d’un passé douloureux entre un mariage forcé, une rupture avec sa famille, la séparation difficile avec le père de son unique enfant et son départ, tel un « arrachement » comme elle le décrit, de Pau où elle et sa fille vivaient et avaient construit leurs repères.

«!À!14!ans,!on!m’a!promis!à!mon!cousin![…]!c’est!là!que!ça!a!commencé!je!crois!les!premières! dépressions!que!j’ai!faites![…]!ils!m’ont!envoyée!en!Kabylie!pour!…m’habiller!en!traditionnel! et!me!donner!cette!éducation!là!pour!me!marier![…]!pour!eux!j’étais!devenue!folle!mais!en!fait! j’étais!enragée!quoi![…]!alors!et!puis!je!commençais!à!dépérir,!je!faisais!une!dépression,!c’est! maintenant!que!je!sais!que!c’est!une!dépression![…]!après!la!séparation!avec!son!père,!j’ai! plongé!dans!la!dépression!et!donc!j’ai!tout!perdu!aussi…!j’ai!tout!perdu,!autant!mes!parents! que…!pas!perdre!mes!parents!de!façon!qu’ils!sont!morts![…]!ma!mère!m’a!bannie!carrément! quoi…!»!(E4!:!Dana!57!ans)! !

Le basculement, dans un contexte de fragilité important, s’identifie chez Dana après le suicide de sa fille. Elle sombre dans une dépression, déjà installée, qui se chronicise et s’accompagne de fortes angoisses. La perte de sa fille contraint Dana à quitter son logement qui lui rappelle trop de souvenirs. Elle tente de mettre fin à ses jours avant d’être prise en charge par le soin.

«!Et!bien,!c’est!le!suicide!de!ma!fille![…]!et!puis!la!dépression!chronique![silence]![…]!J’ai!fait! une!tentative…!deux!tentatives!de!suicide,!je!me!suis!retrouvée!à!l’hôpital!donc!deux!fois!de! suite!avec!plusieurs!semaines!d’hospitalisation…!»!(E4!:!Dana!57!ans)!

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Nous comprenons aussi dans les propos de Paulette qu’elle est hospitalisée à temps plein suite au décès de son compagnon, chez qui elle vivait.

«!Trois!mois…!avant!ça!j’étais!au!foyer!An!E.![unité!de!vie!psychiatrique],!avant!ça,!j’étais! chez!Bernard![…]!Ah!mais!il!est!décédé,!c’était!mon!compagnon…!»!(E12!:!Paulette,!58!ans)!

La prise en charge par l’institution psychiatrique semble avoir été la seule voie possible de domicile pour paulette suite à la perte de son compagnon qui semblait faire partie de son équilibre.

Maxime, quant à lui, n’a jamais vécu seul au cours de sa vie. À 49 ans, il nous explique qu’il a perdu sa mère avec qui il vivait depuis son enfance. La rupture est particulièrement difficile !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

165V

pour lui. Belinda Mandelbaum s’appuie sur les propos d’Adorno et Horkheimer pour expliquer la complexité de la dialectique par laquelle « une famille devient simultanément le lieu de protection, un refuge à l’abri du monde…»166.

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«! Depuis! le! décès! de! ma! mère,! j’ai! perdu! tous! mes! repères! et! malgré! ma! stabilisation! à! MADEN,!y’a!beaucoup!de!lacunes!au!niveau!indépendance!pour!moi!quoi![…]!ma!mère!c’était! tout! pour! moi,! j’étais! en! fusion! totale,! elle! m’a! trop! couvé! […]! Elle! m’a! pas! montré! ce! que! c’était!la!vie,!la!dureté!de!la!vie,!la!jungle!quoi…!»!(E1!:!Maxime,!49!ans)!

Nous ressentons le lien inconditionnel que Maxime entretient avec sa mère. Tout au long de notre échange, son discours est construit autour d’elle, la rupture se situant au décès de celle- ci. Cette mère représente pour lui symboliquement son lieu de vie, comme si « le corps maternel identifié comme une ville et finalement, comme l’univers entier » l’empêche de se construire et d’intégrer son logement, qui, sans elle, ne représente rien. Son discours, parfois enfantin, marque un trait de sa personnalité et une grande fragilité psychique, repérée déjà à l’adolescence. Lorsqu’il parle de ses relations aux femmes, il semble qu’elles n’aient pas tenues dans la durée, hormis avec sa mère, ce qui induit une instabilité dans la relation aux autres.

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«! Mais! je! sais! pas! quand! j’étais! jeune,! bon! je! prenais! du! Solvian167,! j’étais! entre! l’état! psychotique!et!névrotique…!et!avec!toutes!les!ruptures!que!j’ai!eues,!les!trois!femmes!que!j’ai! aimées! m’ont! quitté! parce! que! j’étais! malade,! tout! ça,! ça! m’a! fait! perdre! la! confiance,! ça! augmente!l’évolution!de!la!maladie…!»!(E1!:!Maxime,!49!ans)!!

Maxime évoque ici sa condition d’homme, un homme blessé par des ruptures mais aussi avec une conscience surprenante des conséquences de sa maladie dans ses rapports sociaux. Comme nous l’avons souligné, plusieurs domaines de la vie courante peuvent être impactés, notamment la capacité « d’établir des relations durables ». C’est précisément la limite dont Maxime nous fait part ici.

Mme Corsy relate que son fils allait très bien jusqu’à l’âge de trente ans, il travaillait, c’était un garçon, selon ses termes, « propre!sur!lui!». Elle remarque l’apparition des premiers troubles

du comportement peu de temps avant le décès de son époux, événement qui marque, pour elle, une rupture et l’accélération du malaise de son fils.

«!Oui,!après!la!mort!de!son!père,!hummmm![…]!C’est!pas!venu!tout!de!suite!mais!petit!à!petit! […]!ben!de!la!violence,!de!la!violence…!Il!pétait!les!plombs,!il!ouvrait!la!fenêtre,!il!insultait!les! gens…!»!(E13!:!Mme!Corsy!70!ans,!mère!d’Alain!46!ans)!

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166 M

ANDELBAUM B. (2011), « L’espace familial et sa rupture : entre rêves et souvenirs », Le Divan familial, (n° 26),

p.127.

167 Maxime parle en fait du Solian, médicament appartenant à une famille d’antipsychotiques. Il est notamment utilisé pour traiter les personnes souffrant de schizophrénie, ce qui correspond à la maladie mentale dont il souffre.

M. Rachud parle d’une rupture, qui a peut-être eu lieu dès l’enfance, pour son fils Martin. On peut ressentir chez ce père un sentiment de culpabilité, de ne pas avoir réagi comme il aurait pu le faire.

«!Je!ne!vous!ai!pas!dit!ce!que!peut!être!l’origine…!sa!mère!avait!fait!une!tentative!de!suicide! avec!lui!en!91![…]!il!avait!huit!ans.!Et!à!la!suite!de!ça,!ben!il!a!pas!été!pris!en!charge!comme! il! fallait…! il! aurait! dû! être! suivi…! et! donc! le! psychiatre! […]! m’avait! dit! :! "on! ne! va! pas! psychiatriser!tout!le!monde"!et!poum!terminé!le!problème!est!réglé!pour!Martin![…]!parce!qu’il! était!traumatisé…!bon!moi!j’ai!pas!réalisé!non!plus!à!quel!point!ça!pouvait!être!destructeur! pour!lui…!»!(M.!Rachud,!70!ans,!père!de!Martin,!33!ans)!

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Hugo illustre également les propos de Van Damme lorsqu’il nous relate son passage à l’acte au début de sa maladie, significatif d’une forme de « rupture psychique ».

«!J’avais!la!vingtaine!à!peu!près…!!Ben,!c’est!quand!j’ai!fait!une!TDS!en!me!foutant!sous!un! métro,!parce!que!je!travaillais!à!Poitiers!à!cette!époquePlà![…]!ça!me!fait!un!flash!noir,!je!ne! me!rappelle!plus,!même!pas!d’avoir!sauté!sous!un!métro!ou!quoi!que!ce!soit…!»!(E11!:!Hugo,! 38!ans)!

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La mort d’un proche ou la volonté d’en finir sont ici identifiées comme un point de rupture dans le parcours de vie de nos interlocuteurs. Dans d’autres cas, la rupture intervient dans le domaine professionnel par un stress intense et vient révéler une fragilité psychique.

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• La rupture avec le monde du travail

L’environnement de travail est aussi soit un marqueur de l’entrée dans la maladie, soit le signal d’un symptôme sous-jacent, par le stress qu’il provoque. Denis est un ancien marin à la retraite. Il fait le lien entre son environnement de travail stressant, le basculement dans la maladie, lié à l’alcool et à son divorce qui se révèle être l’élément de rupture significatif.

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«! Comment! vous! dire! beaucoup! de! [réflexion]…! de! sollicitations! dans! le! travail,! dans! le! nucléaire! parce! que! je! bossais! dans! le! nucléaire.! C’était! dur,! c’était! compliqué! et! on! avait! beaucoup!beaucoup!de…!moi!je!ressentais!beaucoup!de!stress!par!rapport!à!ce!boulotPlà![…]! Quand! j’ai! divorcé! il! y! a! 10! ans…! 11! ans,! où! là! j’ai! eu! besoin! d’un! suivi,! un! suivi! costaud! quoi…!pour!les!deux,!l’alcool!et!le!divorce![silence]…!»!(E9!:!Denis,!50!ans)!

Prisca explique son emploi de nuit comme la cause de ses problèmes de santé psychique.

«!Ben!avant!j’étais!pas!soignée,!en!fait!je!suis!tombée!malade!à!l’âge!de!26!ans!en!faisant!ce! boulot!de!nuit![…]!je!travaillais!à!N.!comme!réceptionniste!j’avais!10!heures!de!nuit,!enfin!12! heures!le!weekPend!et!10!heures!en!semaine!à!faire,!52!heures!et!quand!j’ai!vu!que!je!perdais! tous!mes!cheveux,!j’ai!fait!une!dépression,!j’avais!plus!le!sommeil…!»!(E2!:!Prisca,!46!ans)!

Guillaume revient sur l’épisode difficile, survenu durant ses études de droit, qui marque le moment de rupture dans son parcours et l’entrée dans la maladie.

«!À!l’époque,!j’étais!à!R.,!j’étais!étudiant!en!droit,!c’est!le!niveau!DEUG!si!vous!voulez!mais! seulement,!je!suis!tombé!malade!pendant!mes!études![…]!à!une!semaine!de!l’examen,!j’ai!

fait!ce!qu’on!appelle!un!delirium!tremens![…]!les!pompiers!m’ont!recueilli,!je!délirais!quoi…et! ils!m’ont!mis!chez!les!fous.!»!(E6!:!Guillaume,!63!ans)!

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Les ruptures que nous évoquons ici, qu’elles soient en lien avec le décès d’un proche ou une séparation, perte d’emploi conduisent, pour certains résidents, à l’effondrement de ce qui les tenait dans leur vie quotidienne. L’aide nécessaire à l’équilibre psychique est apportée par la famille, par un parent, par un conjoint ou un entourage proche. Lorsque ces solutions de maintien qui soutiennent un équilibre s’amenuisent, s’épuisent, parfois deviennent insuffisantes et ne sont plus envisageables, un relais s’impose. L’habitat accompagné peut-il remplir ce rôle?