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Les trajectoires biographiques : l’apport de l’enquête complémentaire Fortement inspirée par des travaux s’inscrivant dans la sociologie de la famille, la grille

Dans le document Le temps des pères (Page 138-143)

III — LE CONGE PARENTAL POUR CONSERVER SON RAPPORT AU TRAVAIL

Encadré 8 Les trajectoires biographiques : l’apport de l’enquête complémentaire Fortement inspirée par des travaux s’inscrivant dans la sociologie de la famille, la grille

d’entretien principale avec les pères en congé parental s’est concentrée sur la période du ou des congé.s parental.ux, investiguant peu les séquences antérieures ou postérieures (le cas échéant) de la vie du père. L’objectif d’étudier les parcours de vie des pères en congé et le rôle de la socialisation primaire, suggéré par des recherches sur l’inversion du genre, n’est survenu qu’après la principale campagne d’entretiens. Une enquête complémentaire a alors été menée, à titre exploratoire, auprès de sept pères ayant eu recours à un congé parental interrogés d’un à trois ans après l’entretien initial. Les critères retenus pour recontacter ces pères ont été leur appartenance sociale et la diversité de leurs rapports à l’emploi. L’objectif de ces entretiens complémentaires était d’inscrire la prise du congé parental dans un parcours de vie, en investiguant le rapport à l’emploi et à la famille hérité de leurs parents et leurs trajectoires étudiantes et professionnelles.

1.

Le rapport au travail : désajustement au travail ou désajustement au

métier ?

En ce qui concerne les transmissions familiales, le discours majoritaire au sein des sept entretiens complémentaires fait ressortir un rapport contrarié à l’activité professionnelle, notamment du côté des pères des enquêtes. Cependant, l’analyse des parcours professionnels met en lumière une autre dimension : celle d’un désajustement entre les dispositions et la profession exercée avant la prise du congé parental, sur le modèle des reconversions professionnelles étudiées par Sophie Denave (2015).

a ) Une corvée nécessaire pour les pères

Les enquêtés interrogés dans les entretiens complémentaires ont hérité de leurs pères un rapport instrumental plutôt qu’expressif au travail (Baudelot, Gollac, 2003) : l’emploi est appréhendé comme ce qui doit être fait pour vivre, mais « l’important » se trouve en dehors de cette sphère.

Les pères d’Aurélien83, de Marc84 et de Simon85 ont selon leurs fils un rapport

instrumental au travail : perçue comme « nécessaire pour vivre » (Aurélien), valorisé avant tout pour la sécurité matérielle qu’elle permet (Simon), l’activité professionnelle est une nécessité subie. Dans le cas du père de Marc, elle entre en concurrence avec « la vraie vie », notamment le bricolage et le sport : « il y a une valeur importante [pour mon père], c’est d’essayer, en dehors du travail, parce que justement pour lui le travail c’est cette parcelle de la vie qu’il faut à tout prix mettre entre parenthèse quand on en sort : c’est l’agrément, il faut que la vie soit agréable ».

L’emploi est d’autant moins valorisé que le père n’a pas pu poursuivre ses études comme il l’aurait souhaité. Par exemple, le père d’Aurélien a échoué de peu le baccalauréat et ses parents n’ont pas pu le soutenir financièrement pour qu’il redouble, ce qui était d’autant plus frustrant qu’il était pris dans une école d’ingénieur). Valérian86 décrit quant à lui son père

comme « exploité » au travail. Ce dernier tient un discours ambivalent sur le rapport à l’activité professionnelle paternel. En effet, il valorise sa conscience professionnelle, dont il estime avoir hérité : il donne pour anecdote le souvenir de son père parti réparer un dimanche le tracteur de son patron, alors que ce dernier ne l’avait pas payé depuis six mois et contre qui il était en procédure aux prud’hommes. Cependant, Valérian déplore que les employeur.euses de son père aient profité de ce dernier à cause de ça. Plus largement, il regrette que ses parents aient travaillé « comme des mules », pour une retraite modeste, au prix de leur santé et d’autres activités :

[Moi et ma sœur], on veut pas reproduire le schéma de se dire "j’ai bossé comme une mule, j’ai ma retraite… et quoi ? A côté, j’ai rien fait. J’ai fait que bosser. Toute ma vie". Je crois que ma sœur et moi, on veut pas arriver à ce fait-là, parce que c’est un peu le côté triste de mes parents, c’est un peu tristounet, leur vie. Parce que depuis qu’ils ont plus le boulot, le boulot c’était un peu toute leur vie. Et toute la reconnaissance sociale, même si c’était un peu des boulots de merde, et moi je trouve ça dommage, alors que je pense qu’ils auraient pu plus en profiter. (Valérian, chef de projet informatique, conjointe médecin, deux enfants lors du premier

83 ancien gendarme, conjointe médecin, trois enfants, en congé parental pendant un an et demi pour le deuxième

enfant et depuis six mois pour le troisième enfant

84 enseignant du secondaire, conjointe ingénieure environnement, deux enfants, en congé parental pendant trois

ans pour le premier et pendant un an et demi pour le deuxième enfant

85 ancien livreur, conjointe marchandiseur, deux enfants, en congé parental pendant deux ans pour chacun de ses

enfants

86 chef de projet informatique, conjointe médecin, deux enfants lors du premier entretien et quatre lors du

entretien et quatre lors du deuxième, en congé parental pendant deux ans pour le deuxième enfant)

À l’inverse, pour les parents d’Hugo Lefèvre87, le travail n’était pas nécessaire grâce au

capital économique hérité. Or, loin de permettre la transmission d’un rapport positif à l’activité, ses parents ont échoué à transmettre à Hugo un intérêt pour la fonction expressive du travail :

On a une crise des vocations dans cette famille. C’est un peu compliqué. La génération du dessus, et donc ma génération un peu, elle a été élevée en disant "tu feras ce que tu as envie parce que tu as les moyens", c’est le truc induit, "tu as les moyens de faire ce que tu as envie donc tu feras ce que tu as envie". Le problème, dans cette famille, je parle de la famille vraiment élargie, c’est que les gens ont pas de passion réelle, pas de vocation réelle, et du coup j’ai énormément de cousins qui sont restés pendant deux ans sans rien faire parce qu’ils savaient pas quoi faire ! Ils avaient les moyens de ne rien faire… Sauf que tous ceux qui l’ont fait le vivaient mal ! J’ai donné un nom à ce phénomène, le syndrome Lefèvre, tout le monde y est passé presque sans exception, tout le monde, et on est une vingtaine de cousins, tout le monde y est passé !

Ma mère elle était mère au foyer, elle avait cinq enfants, ça justifiait, mon père il était réparateur d’instruments de musique, mais ça le faisait chier, alors il a repris ses études, il a passé son bac qu’il n’avait pas eu, comme par hasard au moment où son ainé passait son bac, il a essayé de faire médecine mais à quarante ans c’était trop dur, il a fait une maitrise de bio et il a été assistant vétérinaire… Il a fait plein de petits trucs derrière et maintenant il faut du théâtre, avec une troupe, et ma mère elle fait de l’alphabétisation… Ils s’occupent ! Mais ils ont jamais gagné leur vie… Moi ma mère m’a souvent dit que c’était compliqué pour mon père de ne pas gagner sa vie pour ses enfants. […] [Après le départ de leurs enfants, les parents ont ouvert deux gîtes :] ça leur fait et une occupation et une petite rentrée d’argent aussi. Je pense pas qu’ils s’ennuient. Ils s’occupent.

J’ai hérité de tout ça. Si le travail m’emmerde, c’est aussi parce que j’ai vu mes parents ne pas travailler. Si j’ai pris un congé parental, c’est parce que mes deux parents étaient à la maison. Si ma priorité, c’est la famille, c’est parce qu’on était

cinq enfants. (Hugo, journaliste, conjointe journaliste, trois enfants, en congé parental pendant un an pour le troisième enfant)

Hugo décrit donc un modèle parental tourné vers la famille et où les autres activités (professionnelles pour son père, associatives pour sa mère) sont exercées en dilettante. Il est héritier d’une « grande famille bourgeoise de gauche », où le travail est supposé être choisi pour sa valeur expressive, mais où l’exemple parental est en contradiction avec cette maxime. De plus, l’argent s’est tari, ce qui empêche Hugo d’ignorer la fonction instrumentale de l’activité. Le père d’Hugo constitue donc le pendant de ceux d’Aurélien, de Marc et de Simon : grâce à la fortune familiale, il a pu échapper à l’exercice d’une activité perçue comme inévitable, mais il n’a pas su construire et transmettre un rapport à l’activité professionnelle autre que comme « occupation » accessoire.

Ces transmissions suggèrent que les pères en congé parental interrogés ont hérité d’un rapport distancié au rôle de pourvoyeur de ressources : que ce rôle constitue un fardeau pour leurs pères (usure physique, nécessité en concurrence avec « la vraie vie ») ou qu’il ait pu y échapper (dans le cas du père d’Hugo), il n’est pas intériorisé comme une responsabilité que l’homme devrait endosser.

b ) Le goût du travail des mères

À l’inverse, les pères mettent fréquemment en avant le rapport positif à l’activité professionnelle de leurs mères.

Les mères de Marc et de Valérian sont décrites comme ayant intériorisé la « valeur travail » :

Ma mère est de gauche, avec le côté stakhanoviste qui va avec, le travail c’est important. […] Elle a vraiment cet amour du travail. Elle a toujours eu ce discours, mêlé à du féminisme, de l’indépendance. […] Elle reliait ça à la manière dont ses parents l’ont élevée, et le travail, la valeur travail, c’est quelque chose qui est très ancré en elle. (Marc, enseignant du secondaire, conjointe ingénieure environnement, deux enfants, en congé parental pendant trois ans pour le premier et pendant un an et demi pour le deuxième enfant)

De même, selon Valérian88, sa mère a « super mal vécu » le recours de ses deux enfants à un

congé parental : « elle avait l’impression qu’elle avait raté quelque chose avec nous, qu’elle nous avait pas donné le goût du travail ».

Au-delà de ce rapport affectif et/ou moral au travail, la majorité des mères des sept pères interrogés sont décrites comme valorisant l’activité, à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison. Celles qui travaillent sont décrites comme dynamiques en parallèle de leur emploi. Par exemple, la mère de Valérian faisait des conserves et s’occupait avec son mari de jardinage, d’un poulailler, de gaver les canards… De même, selon Simon :

[Ma mère] est hyperactive, il faut qu’elle fasse plein de trucs… Même là, elle est retraitée, elle a un agenda qui est plus rempli que le mien. C’est impressionnant, hier elle était à l’institut du monde arabe et là je sais plus où elle m’a dit qu’elle partait, au Louvres je crois… Elle aime bien cet emploi du temps chargé, elle aime bien faire des choses. (Simon, ancien livreur, conjointe marchandiseur, deux enfants, en congé parental pendant deux ans pour chacun de ses enfants)

Les mères au foyer ne sont pas en reste. Par exemple, François raconte :

J’ai jamais vu mes parents inertes, et je suis un peu comme ça aussi. […] La « valeur travail », c’est par exemple vous êtes chez vous, même si vous pensez que vous faites une activité de loisir, vous lisez un article, vous essayez de le lire correctement. […] [Ma mère] était très active, elle était pas du genre… s’il y avait du travail, elle faisait le travail. (François, cadre administratif dans la fonction publique, conjointe cadre des services comptables dans la fonction publique, deux enfants, en congé parental pendant deux ans pour le deuxième)

Plus que les pères, les mères ont donc un rapport à l’activité basé sur la « valeur travail ». Il peut s’agir d’une valorisation de l’emploi en tant que source de gratifications, d’indépendance, de reconnaissance sociale ou de socialisation (dans le cas de François, dont la mère était au foyer mais qui aurait voulu travailler) ; ou plus largement d’un tempérament « actif » où l’oisiveté est proscrite. Pour elles, le travail est moins envisagé dans sa fonction instrumentale que dans sa fonction expressive. À ce titre, les pères en congé parental semblent

88 chef de projet informatique, conjointe médecin, deux enfants lors du premier entretien et quatre lors du

avoir reçu un rapport ambivalent à l’activité professionnelle : valorisée par les mères plus que par les pères, ce « goût du travail » ne semble pas avoir été transmis aux enquêtés.

c ) Des vocations manquées

L’examen des parcours étudiants et professionnels des enquêtés permet d’affiner la compréhension de leurs rapports au travail. En effet, si dans l’analyse des ressorts de la décision de prendre un congé parental, l’accent a été mis sur les insatisfactions conjoncturelles par rapport à l’emploi précédemment exercé ; les entretiens complémentaires mettent en évidence une difficulté de nombre d’enquêtés à s’approprier leur orientation professionnelle.

Tout d’abord, les enquêtés qui ont été réinterrogés décrivent leurs études comme une orientation faute de mieux, soit en l’absence de « vocation », soit comme un réajustement par rapport à l’orientation précédemment envisagée. Par exemple, Hugo et Fabien89 (voir encadré

9) décrivent une « absence de vocation », qui se traduit dans le cas du premier par une orientation la plus tardive possible et dans le cas du second par le choix d’études perçues comme généralistes et des changements fréquents de poste au sein de l’Education Nationale.

Encadré 9 - Fabien : l’impossibilité à s’approprier l’activité professionnelle

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