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III — LES HOMMES EN CONGE PARENTAL SONT-ILS EN SITUATION D’INVERSION DU GENRE ?

Dans le document Le temps des pères (Page 67-74)

L’extension de l’expression d’inversion du genre à la sphère privée (par exemple en ce qui concerne les couples hypogames ou les pères en congé parental) présente plusieurs difficultés.

L’inversion du genre a été définie comme le fait d’être minoritaire du point de vue du sexe dans une position donnée. Or, ce terme même de « position » pose problème appliqué à la famille : dans la mesure où les hommes et les femmes en couple hétérosexuel partagent la prise en charge du travail domestique et en l’absence de catégorie formelle pour désigner les pères au foyer, les pères en congé parental occupent-ils vraiment une position « féminine » ? Certes, selon la définition de Danielle Kergoat de la division sexuée du travail, les femmes occupent dans le couple hétérosexuel la position de responsable du travail domestique. Ce travail peut être associé à un ensemble d’obligations (tâches ménagères et parentales, charge mentale de leur organisation et de leur réalisation, etc.), et ce en dépit de discours et de représentations égalitaires sur la répartition des rôles dans le couple (Pailhé, Solaz, 2010). Or, cette position ne fait pas l’objet d’un label officiel (contrairement à une profession par exemple), justement parce

que ces obligations sont rendues invisibles et ne sont pas reconnues comme un travail à part entière dans une société patriarcale (Delphy, 1997). À ce titre, qualifier les hommes au foyer d’atypiques contribue à faire reconnaitre cette situation comme un travail assigné aux femmes, comme en témoigne le traitement sensationnaliste par la presse écrite des pères dans cette position (Chatot, 2014).

De plus, on peut s’interroger sur l’articulation entre prise du congé parental et assignation au travail reproductif. En effet, le congé en tant que tel ne préjuge pas de l’usage qui en est fait : les pères (ou les parents) en congé parental pourraient assigner ce temps à autre chose que la prise en charge du travail reproductif, sur le mode d’un « effet d’aubaine ». Par ailleurs, l’assignation des femmes à ce dernier est un processus structurant des rapports sociaux de sexe et se rejoue à l’échelle d’un couple par différents mécanismes (« réflexes » des femmes, « stratégie du mauvais élève » des hommes, représentations naturalisantes des « qualités maternantes » des femmes, etc.) (Kaufmann, 1992 ; Dussuet, 1997 ; Guillaumin, 1992). Or, le congé parental (même en admettant que ce temps libéré du travail salarié soit affecté au travail reproductif) est par définition temporaire : la prise du congé parental par un homme suffit-elle à l’apprentissage et à la pratique par un homme du « métier de mère » (Gojard, 2010) ? Pourtant, ces limites ne suffisent pas à disqualifier l’emploi du concept d’inversion du genre en ce qui concerne les pères en congé parental. En effet, les auteurs de l’ouvrage l’inversion du

genre (Guichard-Claudic, Kergoat, Vilbrod, 2008) expliquent en introduction ne pas vouloir

faire un usage « naïf » de ce terme en présupposant qu’une plus grande mixité implique automatiquement l’égalité, mais au contraire de montrer comment la division sexuée du travail se recompose dans ces configurations. À ce titre, qualifier les pères en congé parental d’individus atypiques ne signifie pas faire l’hypothèse que les hommes bénéficiaires sont alors affectés au travail reproductif, mais plutôt étudier les mécanismes par lesquels ils sont amenés à prendre en charge ce travail (ou non), et quels aspects de ce travail sont concernés (ou non).

Cependant, pour faire un usage pertinent du concept d’inversion du genre dans le cadre de l’étude des pères en congé parental, il est nécessaire de désigner la nature de l’inversion réalisée par les pères en congé parental et donc d’identifier ce qui change quand un homme prend un congé parental, en termes de division du travail. Le concept de « pourvoyeur de soins » est heuristique dans cette perspective, en déplaçant la focale du statut (« bénéficiaire du congé parental ») aux activités (responsabilité de la prise en charge des enfants et de l’entretien du domicile). Là encore, il ne s’agit pas de présupposer d’un lien systématique entre congé parental et conversion au rôle de principal pourvoyeur de soins, mais au contraire de mettre en évidence les mécanismes qui permettent que les deux aillent de pair.

Au regard des éléments soulevés précédemment, l’étude des pères en congé parental au prisme de l’inversion du genre ne peut être faite sans prendre quelques précautions. En effet, certains mécanismes de la recomposition de la division sexuée du travail constatés dans la sphère professionnelle se déroulent différemment quand l’inversion a lieu dans la sphère privée, en ce qui concerne la négociation/l’assignation des tâches parentales et ménagères (qui ne dépend pas d’un collectif de travail mais du couple), mais aussi du fait du caractère temporaire du congé. Cependant, ces précautions ne disqualifient pas le rapprochement entre l’inversion dans la sphère privée et dans la sphère professionnelle, puisque la distinction entre ces deux sphères est déjà la marque de la division sexuée du travail. Ce concept permet donc une analyse fine de la recomposition de cette division du travail quand l’homme endosse un rôle traditionnellement « féminin » dans la sphère privée.

CONCLUSION

L’intérêt des recherches sur l’inversion du genre est d’étudier ce qui change (et ce qui résiste au changement) quand un individu occupe une position atypique pour son sexe, notamment en ce qui concerne la division sexuée du travail. Pour rendre compte de ces positions atypiques, l’accent peut être mis par la ou le chercheur.euse sur le poids des dispositions ou au contraire sur le rôle du contexte. Or, la comparaison des hommes et des femmes minoritaires du point de vue du sexe met en évidence un moindre « trouble dans le genre » (Butler, 2006) quand c’est un homme qui est dans une position atypique : le degré d’inversion dans la socialisation genrée des hommes en situation d’inversion est plus faible que pour les femmes dans une situation analogue, et ils sont plus susceptibles d’exercer leur profession marquée comme « féminine » sur un mode « masculin ». De plus, les hommes minoritaires dans leur position sont plus susceptibles que les femmes minoritaires d’avoir un usage instrumental de l’inversion, par exemple en anticipant que leur filière ou leur profession « féminine » leur permettra d’accéder à une fonction ou un métier plus conforme à leur sexe. Ainsi, quand on étudie les hommes en situation d’inversion du genre, il est tentant pour le ou la sociologue de prendre pour argent comptant « l’alibi du hasard » (Charrier, 2004 ; Pruvost, 2007a) mis en avant par les enquêtés pour expliquer leur entrée dans cette situation atypique, comme j’avais pu le faire dans mon travail sur les pères au foyer (Chatot, 2014).

Je tenterai de nuancer cette approche, en reprenant la perspective d’Alice Olivier (2018) pour étudier les étudiants sage-femme et assistant social, dans ses deux aspects : étude des conditions de l’orientation atypique d’une part et de la socialisation secondaire dans le cadre de

la formation d’autre part. Ma question de départ (« Comment un homme devient pourvoyeur de soins ? ») doit donc être comprise dans ses deux dimensions. Tout d’abord, il s’agit de comprendre à quelles conditions un homme prend un congé parental en fonction de sa trajectoire biographique, mais aussi comment cette trajectoire joue dans l’adoption ou non par le père en congé parental du rôle de principal pourvoyeur de soin. Comme Alice Olivier (2018), je m’attacherai à prendre en compte le poids respectif des dispositions et des contextes dans la prise par un homme d’un congé parental. Il ne s’agira donc pas d’appliquer un modèle déterministe (les pères en congé parental ont reçu une socialisation inversée qui explique leur choix atypique), mais d’analyser le rôle des dispositions, des ressources et des contraintes de ces hommes dans la prise du congé dans leurs diversités. Ainsi, tout en faisant l’hypothèse que les hommes en congé parental sont faiblement disposés à l’atypisme, je suppose qu’ils ont hérité de leurs parents une disposition au caring des enfants, et/ou un rapport négatif à l’activité professionnelle, que ce soit parce que leurs parents exerçaient un emploi qu’iels trouvaient asservissants et qu’iels ont transmis à leurs enfants une forme de désintérêt ou de méfiance envers le travail, ou au contraire parce que leurs parents ou leur père étaient très investis dans leurs emplois au détriment du temps passé en famille, incitant les enquêtés rencontrés à privilégier leur famille par rapport au travail. Je postule cependant qu’il n’y a pas une explication unique à l’entrée des hommes dans le congé parental. En effet, comme rappelé plus haut, le dispositif du congé parental n’est pas prescriptif quant à son contenu. Il est donc possible que les hommes soient amenés à faire un usage divers du dispositif, et donc s’inscrivent dans une pluralité de trajectoires les ayant amenés au dispositif.

Ensuite, le rôle de la socialisation secondaire aura une place prépondérante dans mon analyse. En effet, je fais l’hypothèse que le congé parental exerce une fonction de socialisation particulière sur les parents qui en bénéficient, en adoptant une grille de lecture en termes de « socialisation continue » (Darmon, 2012 [2006] : 98-122). Ainsi, de même que les étudiants sage-femme et assistant social développent des dispositions « féminines » dans le cadre de leur formation, qui persistent même lorsqu’ils se sont réorientés, sous la forme de « traces dispositionnelles » (Lahire, 2005 : 315), les pères en congé parental sont susceptibles de développer des dispositions « maternantes », dont j’étudierai l’articulation avec la « paternité conditionnelle » (Modak, Palazzo, 2002), en accord avec l’hypothèse selon laquelle être responsable du « caring for » transforme les pères, comme l’affirme Andrea Doucet (2006a). Il s’agira donc de comprendre les processus par lesquels les hommes incorporent le rôle de principal pourvoyeur de soins, mais aussi les limites de cette incorporation, en évitant le double écueil d’une approche fataliste (l’inversion du genre ne change rien, puisque la division sexuée

du travail se recompose) et une approche utopiste (ne voir dans les pionnier.es que le bouleversement des normes genrées) (Guichard-Claudic, Kergoat, Vilbrod, 2008). En effet, les travaux sur l’inversion du genre montrent que les hommes et les femmes atypiques dans leur profession n’exercent pas leur métier de la même manière que les majoritaires : la division sexuée du travail n’est pas abolie par les situations d’inversion du genre, mais se recombine. Je chercherai donc à comprendre comment la fonction de pourvoyeur de soin est transformée par les hommes qui l’endossent, réciproquement comment elle les transforme, et comment leurs dispositions « masculines » leur permettent de l’aménager ou de le subvertir afin de la rendre plus conforme à leur sexe.

C

H A P I T R E

3 :

L

E C O N G E P A R E N T A L C O M M E T R AVA I L D U T E M P S

Dans le chapitre sur la paternité, j’ai souligné la difficulté pour la ou le sociologue de dépasser la dichotomie entre appréhension de la paternité « en solitaire » (sans la mère) comme « réinventée » (Martial, 2013b) par l’inclusion d’éléments traditionnellement associés à la maternité, ou au contraire en termes de résistances à une indifférenciation des rôles. Cette antinomie peut être dépassée par le recours au concept de « division sexuée du travail », pris comme point de départ du chapitre sur l’inversion du genre : il s’agit de déplacer la perspective de la parentalité, qui se déclinerait en un couple de rôles complémentaires (paternité et maternité), à la dichotomie entre pourvoyeur de soins et pourvoyeur de ressources. Dans cette perspective, le rôle de pourvoyeur de soin (c’est-à-dire le fait de s’assurer du bien-être physique et psychique d’autrui) est marqué comme un « travail de femme », dont la mère est responsable au sein de la cellule familiale.

Cette dichotomie entre pourvoyeur de soins et de ressources pose une difficulté méthodologique. En effet, la qualification du rôle de pourvoyeur de soins comme un « travail de femme » laisse entendre qu’il serait réalisé exclusivement par les femmes dans le couple, et inversement que le travail productif (rémunéré) serait le propre des hommes. Or, ces deux types d’activité sont généralement partagées entre les conjoints puisque les couples sont majoritairement biactifs. À ce titre, le terme de « pourvoyeur de soins » n’est pas employé ici comme une qualification descriptive des activités (serait pourvoyeur de soin toute personne amenée à prendre en charge des tâches destinées à assurer le bien-être d’autrui, comme l’entretien de la maison ou les soins aux enfants), mais en termes de responsabilité : est pourvoyeur de soins la personne du couple qui orchestre les activités de soins (au sens large), c’est-à-dire qui supervise leur exécution. On peut dès lors envisager une répartition de cette fonction entre les parents, que ce soit parce que le pourvoyeur de soin délègue l’exécution de certaines actions à une autre personne, ou parce que l’un et l’autre parent seraient respectivement responsables d’un type d’activités de soins.

Le rôle de pourvoyeur de soins peut être exercé en parallèle d’une activité professionnelle : la différence introduite par le congé parental est un accroissement et une intensification de cette fonction, par rapport à un parent qui a une activité professionnelle

pendant la journée et dont l’enfant ou les enfants sont gardés par quelqu’un d’autre ou scolarisés. Cette affirmation repose sur deux présupposés : un parent en congé garderait au moins un enfant de moins de trois ans pendant la journée de semaine et serait à ce titre amené à le prendre en charge, et il ou elle superviserait davantage de travail parental et domestique que quand il ou elle travaillait. Dans quelle mesure le congé parental implique pour le parent en congé l’adoption d’un rôle de pourvoyeur de soins ? Après avoir explicité en quoi le congé parental est une période pendant laquelle les bénéficiaires accroissent leur prise en charge du travail domestique, je postulerai que le congé parental constitue un dispositif de socialisation temporelle. Dans un troisième temps, j’expliciterai les conditions d’étude de l’adoption par un homme du rôle de pourvoyeur de soin dans le cadre d’un congé parental.

Encadré 2 – Le cadre légal du congé parental

Les discussions autour du congé parental font généralement la confusion, dans les termes employés, entre le congé parental d’éducation et l’allocation qui peut y être attachée, le complément d’activité. Rappelons qu’ils font l’objet de deux législations différentes. Le congé parental d’éducation, instauré en 1977, dépend du Code du travail et peut être souscrit jusqu’au troisième anniversaire de l’enfant. L’allocation, instaurée en 1985 sous la forme de l’allocation parentale d’éducation (APE), dépend du Code de la sécurité sociale et ses modalités (durée, montant, etc.) sont fixées par décret. Si ces deux dispositifs sont pensés pour être souscrits conjointement, ils peuvent être dissociés.

L’allocation afférente a connu plusieurs appellations depuis 1984, correspondant aux transformations apportées à ses modalités. Initialement réservée aux familles ayant au moins trois enfants dont un de moins de trois ans, les conditions d’accès à l’APE ont été progressivement étendues : ouverture à partir du deuxième enfant et extension du droit de recours à l’allocation à mi-taux parallèlement à une activité à temps partiel (1994), puis ouverture au premier enfant et revalorisation de l’allocation à taux partiel (2004) avec le passage au complément de libre choix d’activité (CLCA), puis introduction de périodes réservées à chaque parent (2014) avec sa réforme en prestation partagée d’accueil du jeune enfant (PréPare).

Les pères de mon enquête ont bénéficié pour une partie d’entre eux du CLCA. Cette allocation concerne les parents qui ont interrompu totalement ou partiellement leur activité professionnelle et qui viennent d’avoir un enfant, sous condition d’activité antérieure. Elle pouvait être versée jusqu’aux six mois de l’enfant si le parent n’a qu’un enfant ou jusqu’à ses

trois ans si le parent a au moins deux enfants. En cas d’interruption totale de l’activité, elle s’élevait à 390,92 euros en 2014.

Cette allocation est désormais remplacée par la PréPare : la durée du congé parental indemnisé passe de six mois à un an lorsque le couple n’a qu’un enfant, mais chaque parent ne peut être indemnisé que six mois. Lorsque le couple a plusieurs enfants, les congés parentaux peuvent être pris jusqu’aux trois ans de l’enfant, mais chaque parent ne peut pas être indemnisé plus de 24 mois. Son montant est de 397,20 euros en 2019, lors d’une interruption totale d’activité.

Dans cette thèse, le terme « congé parental » sera utilisé indifféremment pour désigner « congé parental d’éducation » et « complément de libre choix d’activité » (ou « prestation partagée d’accueil du jeune enfant », dans le cas d’un père), dans la mesure où les bénéficiaires se décrivent comme étant en « congé parental » indépendamment du ou des dispositifs auxquels ils ont eu recours.

I — LE CONGE PARENTAL COMME PERIODE D’INTENSIFICATION DU TRAVAIL

Dans le document Le temps des pères (Page 67-74)

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