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IV — LES PERES EN CONGE PARENTAL : DEVENIR POURVOYEUR DE SOINS

Dans le document Le temps des pères (Page 84-89)

Les travaux déjà réalisés donnent un aperçu des modalités de l’adoption du rôle de pourvoyeur de soins par les pères en congé parental : le congé est l’occasion pour eux d’apprendre et/ou de perfectionner les compétences nécessaires à la prise en charge d’un nourrisson, y compris en termes d’affect. Cependant, les normes sexuées restent présentes, dans la mesure où dans ces couples, les mères cumulent la fonction de pourvoyeuse de ressources et de soins, et où les pères investissent le rôle de parent à la maison selon des modalités « masculines ». Or, ces enquêtes laissent dans l’ombre les processus par lesquels ces hommes adoptent ce rôle. Ces mécanismes peuvent être étudiés à plusieurs moments de la trajectoire des pères en congé parental.

1.

Prendre un congé parental quand on est un homme

Etudier comment les pères deviennent pourvoyeur de soin dans le cadre d’un congé parental, c’est d’abord rendre compte des conditions d’entrée dans le congé. Au regard des travaux sur l’inversion du genre quand elle est le fait des hommes, on peut faire deux hypothèses concurrentes concernant ces pères.

Selon la première hypothèse, les pères en congé parental sont des hommes « à part » : ces hommes auraient opté pour un congé parce qu’ils présenteraient des caractéristiques particulières. Ainsi, les pères amenés à prendre un congé parental auraient reçu une socialisation « féminine » ou « mixte », et en particulier une socialisation au caring des enfants. On peut aussi situer cette socialisation plus tard dans la trajectoire des individus. En effet, les pères bénéficiaires de l’APE étaient majoritairement dans des unions hypogames (Boyer, Renouard, 2004 ; Trellu, 2010) : leur prise du congé parental s’inscrit dans un choix conjugal de privilégier la carrière de la conjointe. Dans cette perspective, cette priorité accordée au rôle de pourvoyeur de revenus de la conjointe pourrait avoir amené les pères à adopter le rôle de pourvoyeur de soins avant même la prise du congé parental. Dans les deux cas, le caractère minoritaire de la prise du congé parental s’expliquerait par le fait que ces hommes seraient familiarisés avec le rôle de pourvoyeur de soins.

Cependant, les enquêtes sur l’inversion du genre au masculin ont mis en évidence que les hommes atypiques se trouvent souvent dans cette situation de manière accidentelle et l’appréhendent comme un tremplin vers des positions plus conformes à leur sexe, ou encore qu’ils pratiquent la même profession d’une manière différente de leurs collègues femmes. Dès lors, on pourrait postuler que la prise du congé parental par les hommes résulte d’un « effet d’aubaine » : les bénéficiaires masculins avaient de toute façon l’intention d’arrêter (temporairement) de travailler, et ils s’emparent du congé parental en raison des garanties de retour à l’emploi qu’il offre, mais ils n’optent pas pour ce dispositif pour s’occuper de leurs enfants, mais plutôt pour mener un projet personnel ou professionnel.

Les enquêtes portant sur les déterminants de la prise du congé parental40 ont mis l’accent

sur les conditions de possibilité de la prise du congé parental : les hommes bénéficiaires se distinguent des hommes éligibles par le fait d’avoir peu à perdre, que ce soit en ce qui concerne leur retour à l’emploi (pères qui ont un emploi salarié permanent par rapport à un contrat temporaire ou une activité exercée en indépendant, qui travaillent dans le secteur public ou dans de grandes entreprises, ou encore dans une entreprise ou un secteur féminisé, c’est-à-dire des secteurs d’emploi où le père a potentiellement moins de risque d’être pénalisé pour son recours à un congé parental) ou en termes financiers (par exemple, pères dans des couples hypogames). Cependant, elles éclairent peu sur l’adéquation entre la trajectoire personnelle du père et son recours au dispositif.

Plutôt que de postuler d’une homogénéité au sein des enquêtés, et donc partir du postulat qu’une seule des suppositions précédentes est valide, l’un des objectifs de cette thèse est de rendre compte de la pluralité des trajectoires ayant amené les hommes à bénéficier du dispositif. Loin de supposer que la prise du congé parental va mécaniquement de pair avec l’apprentissage de la fonction de pourvoyeur de soins, il s’agira au contraire d’identifier si le congé est la continuation d’une inversion antérieure des rôles dans le couple ou non. Les travaux sur les pères bénéficiaires de l’APE (Boyer, Renouard, 2004 ; Boyer, 2004 ; Trellu, 2010) semblent valider partiellement cette hypothèse, dans la mesure où ils mettent en évidence la sur- représentation de couples hypogames et de stratégies conjugales de préservation de carrière de la conjointe. Cependant, les enquêtes sur les bénéficiaires femmes du congé ont montré la

40 Les résultats des enquêtes mobilisées seront présentés en annexe. Elles ont été réalisées en Allemagne (Geisler,

Kreyenfeld, 2011 ; Reich, 2010, 2011), en Australie (Whitehouse, Diamond, Baird Marian, 2007), au Canada (Marshall, 2008 ; McKay, Marshall, Doucet, 2013 ; Mayer, Le Bourdais, 2019), en Finlande (Lammi-Taskula, 2008), au Luxembourg (Zhelyazkova, Ritschard, 2018) en Norvège (Brandth, Kvande, 2001 ; Naz, 2010, 2011 ; Lappegård, 2008a, 2008b), en Suède (Bygren, Duvander, 2006 ; Duvander, Johansson, 2012 ; Elwert, 2012 ; Haas, Allard, Hwang, 2002 ; Månsdotter, Fredlund, Hallqvist, Magnusson, 2010 ; Sundström, Duvander, 2002) et en France (Boyer, Renouard, 2004).

sensibilité du profil des bénéficiaires aux modalités des compléments d’activité : alors que les femmes bénéficiaires de l’APE41 appartenaient majoritairement aux catégories ouvrier et

employé (Simon, 1999), la mise en place du CLCA42 est allée de pair avec une proportion plus

importante de femmes appartenant aux catégories « cadres » et « professions intermédiaires », notamment en ce qui concerne les bénéficiaires du CLCA de rang 1 (pour les couples n’ayant qu’un enfant) et à taux partiel (Berger, Chauffaut, Olm, Simon, 2006 ; Marical, 2007). On peut alors supposer que le profil des hommes en congé parental interrogés entre 2014 et 2017, après la réforme de l’APE devenue le CLCA, a également évolué par rapport à celui identifié par Danielle Boyer et Sonia Renouard (2004).

De même, il s’agira de comprendre dans quelle mesure le congé parental est effectivement investi par les hommes comme l’occasion de prendre en charge le rôle de pourvoyeur de soins. Si les enquêtes citées plus haut vont dans ce sens quand on étudie les pères au niveau agrégé, Karin Wall et Mafalda Leitão (2016a, 2016b) distinguent quatre profils de pères en congé au Portugal en fonction de leurs représentations des rôles parentaux genrés et des transformations éventuelles induites par le congé sur ces représentations. Ainsi, si une majorité des pères interrogés dans cette enquête acquièrent ou développent des compétences pour être des pourvoyeurs de soins autonomes, une petite partie d’entre eux considèrent qu’ils s’occupent de l’enfant à titre secondaire par rapport à la mère. Il s’agira donc de comprendre à quelles conditions un père en congé parental adopte (ou non) le rôle de pourvoyeur de soins, en fonction des ressources (matérielles, symboliques ou issues de sa socialisation) dont il dispose.

2.

S’adapter au rôle de pourvoyeur de soins

Ensuite, si le congé parental semble socialiser ses bénéficiaires au rôle de pourvoyeur de soins quand on les étudie au niveau agrégé, les modalités de cette socialisation n’ont pas été étudiées.

Si les effets de la socialisation différenciée des hommes et des femmes sont bien connus, notamment dans l’assignation des femmes à la sphère domestique, la manière dont elle se réalise concernant la socialisation des femmes à la prise en charge des enfants ne peut être appréhendée que de manière sectorielle (à la maternité, au contact des professionnel.les de la petite enfance, concernant l’alimentation, etc.), dans la mesure où elle est diffuse et fait intervenir de nombreux acteurs et dimensions de la parentalité. À ce titre, les pères en congé

41 Allocation Parentale d’Education. 42 Complément de Libre Choix d’Activité.

parental peuvent être appréhendés comme un cas d’école pour comprendre les mécanismes de la socialisation à la parentalité. Ainsi, l’un des buts de cette thèse est de comprendre par quels mécanismes un individu devient pourvoyeur de soins : comment un individu apprend à s’occuper d’un nourrisson ou d’un enfant en bas-âge, non seulement en ce qui concerne les gestes de soins mais aussi dans la gestion des besoins de l’enfant ou de ses propres affects ? Dans quelle mesure avoir la responsabilité d’un enfant en bas-âge transforme le parent ? L’exercice de cette fonction de pourvoyeur de soins entre-t-elle en concurrence ou en congruence avec d’autres rôles ou normes ?

Là encore, il ne s’agira pas de supposer que ce processus est identique d’un parent à l’autre, indépendamment de son sexe, de sa trajectoire antérieure, mais aussi de la durée et des modalités du congé. Ainsi, « l’effet congé parental » pourrait être une socialisation de renforcement pour certains pères socialisés à la prise en charge des enfants dans leur enfance ou leur vie professionnelle ou privée, ou de transformation pour les pères qui exerçaient une activité professionnelle chronophage et qui se sont peu occupés de leurs enfants plus âgés (le cas échéant) ou qui prennent un congé pour leur premier enfant. De même, cet effet pourrait être moindre pour les pères qui prennent un congé court ou qui disposent de l’accès à un autre mode d’accueil. Le succès ou l’échec de cette socialisation secondaire pourrait d’ailleurs influer sur la durée du congé : les pères qui ne seraient pas parvenus à développer les savoirs et compétences nécessaires à la prise en charge d’un jeune enfant quitteraient le dispositif plus rapidement que ceux qui les auraient acquis.

De plus, le congé parental masculin pourrait ne pas être pris selon les mêmes modalités que le congé parental féminin : si les enquêtes sur le congé parental en France et à l’étranger (Brunet, Kertudo, 2010 ; Trellu, 2010 ; O’Brien, Wall, 2016, Boyer, 2016b) mettent en évidence un processus similaire d’intensification du travail parental (et ménager) pour les bénéficiaires des deux sexes, il pourrait ne pas être du même degré chez les hommes et chez les femmes, inclure des activités différentes selon le sexe du parent, ou être circonscrit aux périodes d’absence de la mère quand c’est le père qui prend un congé parental. Dans cette perspective, les pères en congé parental exerceraient le rôle de pourvoyeur de soins de manière intermittente, et les mères en congé parental de manière continue. Cette hypothèse renvoie à la question de l’articulation entre le constat de l’exercice par les hommes d’une paternité conditionnelle (Modak, Palazzo, 2002), fondée sur une disponibilité intermittente, et la disponibilité continue qui est attendue du pourvoyeur de soins. Les « résistances » des pères en congé parental (et de leurs conjointes) au renversement des rôles sexués pourraient alors être perçues comme les limites de la socialisation secondaire induite par le congé parental.

Le congé parental est donc envisagé comme un dispositif qui affecte le rapport au temps et à la parentalité de ses bénéficiaires, dont les mécanismes et les effets différenciés en fonction des caractéristiques des individus et des modalités du congé seront étudiés.

CONCLUSION

L’objectif de cette thèse, à savoir étudier comme un homme devient pourvoyeur de soins, doit donc être entendu à deux niveaux. Premièrement, il s’agit de comprendre à quelles conditions un homme endosse le rôle de pourvoyeur de soins, c’est-à-dire les déterminants du recours à un congé parental mais aussi de l’affection du temps du congé au travail de care familial. Deuxièmement, le processus par lequel un homme devient pourvoyeur de soin sera étudié.

Les pères en congé parental sont minoritaires au sens statistique, tant au sein de l’ensemble des pères que de l’ensemble des parents en congé parental (et plus encore si l’on restreint l’analyse aux pères en congé parental à temps plein), et au sens social, puisqu’ils sont dans une situation d’inversion du genre. Ils constituent à ce titre un poste d’observation privilégié pour comprendre comment l’ordre du genre se joue dans la sphère privée, en étudiant ce qui change et ce qui résiste au changement concernant les rôles sexués au sein du couple, en particulier en ce qui concerne la répartition des rôles de pourvoyeur de soins et de pourvoyeur de revenus dans ces couples. Les recherches sur le vécu des pères en congé parental à plein temps ou au foyer (Boyer, 2004 ; Doucet, 2006a ; Merla, 2006 ; Trellu, 2010 ; Chatot, 2014) sont traversées par une ambivalence. D’un côté, l’accent est mis sur l’adoption par ces hommes d’un rôle traditionnellement féminin, qui se traduit par une augmentation du travail domestique pris en charge par eux mais aussi par des affects marqués comme maternels dans les représentations communes concernant le lien parent-enfant. D’un autre côté, ces études mettent en évidence de « résistances » des pères et de leurs conjointes à un renversement des rôles sexués. Or, les procédés par lesquels ces hommes intériorisent ce rôle n’ont pas été étudiés. Cette thèse propose de pallier à ce manque. Il s’agira donc d’étudier la « culture temporelle » propre au congé parental, et par quels processus les hommes bénéficiaires y sont socialisés. Ces processus sont au cœur de l’adoption par un parent de la responsabilité de pourvoyeur.euse de soins.

C

H A P I T R E

4 :

L

E S P E R E S E N C O N G E P A R E N T A L A U P R I S M E E M P I R I Q U E

La recherche doctorale présentée ici a débuté par un objet : les pères en congé parental, et plus spécifiquement le rapport à la paternité des pères en congé parental. Cette recherche s’inscrivait dans le prolongement d’une recherche précédente sur les « pères au foyer » (Chatot, 2014) : il s’agissait pour moi de déplacer la perspective des tâches ménagères que j’avais étudiées dans ce mémoire à « la paternité », concept dont le caractère vague n’a pas manqué de me poser des difficultés d’appréhension de l’objet par la suite. Comme souvent lorsqu’on étudie la famille en sociologie, la méthode de l’entretien s’est imposée comme la plus adéquat. L’objectif initial était donc d’interroger des hommes bénéficiaires du congé parental d’éducation et/ou du complément de libre choix d’activité (CLCA) ou de la prestation partagée d’accueil du jeune enfant (PréPare) à temps plein (désignés indifféremment comme « en congé parental ») et leurs conjointes, afin de recueillir leurs représentations et leurs pratiques concernant la parentalité et plus spécifiquement la paternité. Les questions de recherche qui ont émergé à mesure que progressaient le recueil et l’analyse préliminaire ont conduit à la constitution de deux autres corpus d’entretiens. Après les avoir exposés, les avantages et les limites du matériau collecté seront étudiés.

Dans le document Le temps des pères (Page 84-89)

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