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Des pères « empêchés » de paternité

Dans le document Le temps des pères (Page 123-125)

II — DECIDER DE PRENDRE UN CONGE PARENTAL QUAND ON EST UN HOMME : UNE DISPONIBILITE BIOGRAPHIQUE

1. Des pères « empêchés » de paternité

Comme dans le cas des mères en congé parental (Govillot, 2013) et des pères bénéficiaires de l’APE (Boyer, 2003), les pères rencontrés dans le cadre de mon enquête mettent en avant leur désir de s’occuper eux-mêmes de leurs enfants pour justifier la prise de leur congé : l’envie de passer plus de temps avec les enfants est mentionné par 24 pères comme une des raisons de la prise du congé parental. Or, près de la moitié des pères en congé (18) se décrivent comme ayant été « empêchés » de paternité (ou du moins, de se consacrer autant aux enfants qu’ils le souhaiteraient) à cause de difficultés d’articulation travail-famille au sein du couple ou d’un emploi chronophage.

Une dizaine de pères engagés dans des emplois particulièrement gourmands en temps, comme cadre ou gérant de magasin, expliquent « ne pas avoir vu grandir leurs enfants » et affirment avoir pris un congé parental pour s’abstraire de cette dynamique :

Quand on est gérant, sans être au travail, on est quand même au travail, on est obligé de gérer à distance, donc au bout d’un moment vous avez un ras-le-bol, et vous voulez qu’une chose, c’est de passer du temps avec vos proches, vous changer les idées, vous promener… Ce que j’ai fait ! C’est ça qui m’a incité à faire cette demande de congé parental. [Enquêtrice : Vous n’aviez pas le temps de vous

occuper de vos enfants.] Ma plus grande fille, elle est arrivée à l’âge de trois ans, je

l’avais limite pas vue, je sortais le matin elle était encore en train de dormir, je rentrais le soir elle dormait déjà… Il y avait certains soirs où je pouvais diner avec eux mais… C’était assez léger par rapport au temps que je perdais avec elle, et la deuxième, c’est parti dans la même spirale, donc arrivé un moment, j’ai eu besoin de casser tout ça, de me ressourcer avec ma famille, je veux prendre un peu de temps avec eux, je veux les connaitre vraiment, parce que là, à part les vacances

qu’on passait ensemble… on passait pas du tout de temps ensemble limite. (Idriss, gérant, conjointe employée administrative dans la fonction publique, trois enfants, en congé parental pendant six mois pour le deuxième enfant)

De même, une quinzaine de pères mentionnent des difficultés à assurer l’articulation travail- famille après l’arrivée d’un deuxième ou d’un troisième enfant, en raison des emplois à horaires décalés ou étendus des deux conjoints, ou encore de l’emploi chronophage de la conjointe (médecin ou ayant des déplacements professionnels fréquents par exemple).

Il s’agit pour certains de ces hommes de devenir les pères qu’ils avaient envie d’être, pour ceux qui se perçoivent rétrospectivement comme ayant été « absents ». Pour les autres, le congé est présenté comme la meilleure manière de garantir l’épanouissement de toute la famille, en déchargeant leurs conjointes de la conciliation et en permettant à leurs enfants de grandir dans un environnement plus serein, comme Nathan, dont la conjointe exerce à son compte :

On a fait deux ans avec le premier [enfant], c’était la course tous les soirs, sortir du travail, courir vite, rouler vite, récupérer chez la nounou, je revenais, je le récupérais à dix-huit heures, rentrer à la maison à six heures et quart, jouer un quart d’heure, après vite le bain, manger, dodo, c’était vraiment que la course, et j’avais juste un moment en gros parce que quand l’enfant se couche à dix-neuf heures, et qu’à dix- neuf heures, dix-neuf heures trente, et qu’on le récupère à dix-huit heures chez une nounou, au final on fait que courir. Pas forcément le temps de faire les courses, pas forcément le temps d’organiser la maison, donc au final, ça fait boule de neige, on court, on s’énerve, ça plait à personne, on ne prend pas le temps de vivre. (Nathan, commercial, conjointe chiropraticienne, deux enfants, en congé parental pendant un an et demi pour le deuxième enfant)

Pour 23 pères (soit un peu plus de la moitié de l’échantillon), le recours au congé parental est présenté comme la conséquence d’une fonction de pourvoyeur de ressources qui prendrait le pas sur celle de pourvoyeur de soins : le congé parental servirait à rééquilibrer les temps. Ce sentiment de manquer de temps avec les enfants est exprimé par des pères appartenant à toutes les classes sociales (aussi bien des ouvriers que des hommes appartenant aux professions intermédiaires ou des cadres). Cette diversité en termes d’appartenance sociale manifeste le succès du modèle du « nouveau père » au-delà des classes moyennes et supérieures qui en étaient initialement porteuses (Griswold, 1993 ; Le Pape, 2009), ne serait-ce que parce que cet argument parait crédible aux yeux des pères pour justifier leur désir de prendre un congé parental auprès de l’enquêtrice. Il est d’autant plus susceptible d’être mobilisé que le père

exerçait une profession rendant plus difficile l’articulation travail-famille (horaires étendus ou atypiques) ou que le père se décrit comme tourné vers la famille plutôt que vers le travail. Par ailleurs, la volonté de passer plus de temps avec des enfants est souvent conjuguée dans les discours avec une lassitude vis-à-vis de l’emploi précédemment exercé.

2.

Un rapport distancié à l’emploi

Tout comme les pères bénéficiaires de l’APE (Boyer, 2004 ; Trellu, 2010) ou les pères au foyer (Chatot, 2014), la majorité des pères en congé rencontrés affirment fréquemment leur désintérêt voire leur dégoût pour l’emploi précédemment exercé, ou du moins leur envie de « faire une pause » (27 pères).

Ces insatisfactions professionnelles peuvent être liées à un sentiment d’usure, comme Aurélien66, qui après dix ans « d’engouement » pour le métier de gendarme a l’impression

d’avoir fait le tour des différents postes qu’il pouvait occuper et d’être bloqué dans des postes d’exécutant. Ce sentiment d’usure peut également provenir de conflits avec les collègues ou les supérieurs, comme dans le cas de Sébastien :

Je n’aimais pas du tout mon travail. Je touchais un peu plus [que ma conjointe] mais moi je ne pouvais pas supporter mon travail. […] C’est venu assez subitement, vraiment j’en avais plein le dos de mes collègues de travail, de l’ambiance, de tout ça. […] Les gens, ils sont durs… C’est des méchants ou des paumés… Voilà, ça fait partie du travail, travailler avec des abrutis. Racistes. Misogynes. (Sébastien, policier, conjointe employée administrative, deux enfants, en congé parental depuis un an et demi pour le deuxième)

Moins fréquemment, c’est un changement dans l’environnement professionnel qui est à l’origine du mécontentement, comme Valérian67, qui décrit une dégradation de ses conditions

de travail après le rachat de son entreprise par un fond de pension. De même, plus subtilement, certains enquêtés laissent entendre un désajustement entre leurs aspirations pendant leurs études et l’exercice effectif de leur métier :

[Il] s’est opéré un grand changement entre l’image que j’avais en sortant de l’école des Beaux-Arts : « voilà, vous êtes des designers, vous sortez de la meilleure école

Dans le document Le temps des pères (Page 123-125)

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