Cette recherche doctorale s’inscrit donc dans une étude des temporalités à l’échelle des pères enquêtés, que ce soit pour rendre compte de leur vécu de ces temporalités, des tactiques mises en place pour les structurer ou de la manière dont ils sont travaillés par ces temporalités. Cette brève énumération des aspects des temporalités qui seront étudiés permet de mettre en évidence que sous l’objectif en apparence univoque d’étudier les temporalités se dessine en réalité une pluralité de types d’analyse.
On peut opposer ici deux approches, la première centrée sur le temps tel qu’il est mesuré par les horloges et la seconde centrée sur les événements qui composent le temps, par exemple en étudiant séparément le « cadre temporel », défini par William Grossin (1996) dans Pour une
science du temps par opposition à la substance du temps, son contenu :
[Le cadre temporel] recourt à l’espace pour fournir une image du temps, du moins d’une portion du temps. Elle isole d’un large environnement une étendue close mais remplie. Elle enferme quelque chose dans des limites définies. Se juxtaposent ainsi, ou plutôt s’opposent un contenant et un contenu, une chronologie et un événement, un horaire et une durée, deux repères temporels et un état (ou une activité, c’est-à- dire ce que nous avons appelé une géométrie et une "substance"). (ibidem : 24). Appliqué aux pères en congé parental, il s’agira donc d’étudier « le degré de rigidité, de coercition, de régularité et de réitération » (Ruiz, 2018 : 148) dans les emplois du temps des pères, à l’échelle de la journée ou de la semaine et les mécanismes qui président à l’adoption de ces horaires. L’étude du contenu du temps consisterait alors à rendre compte de la durée (qui délimite le début et la fin d’une séquence d’action), le tempo (c’est-à-dire si la séquence d’action est lente ou rapide), le rythme (l’enchainement de séquences d’action entre elles) et la temporalisation (l’orientation des actions présentes en relation avec le passé et le futur) des différentes séquences d’action (Bessin, 2019). Appliqué aux enquêtés, il s’agirait de comprendre quel temps ils allouent au travail parental et comment s’articulent entre elles les différentes actions qui composent ce travail.
Or, les actions à réaliser et les compétences pour les mettre en œuvre ne sont pas forcément connues des enquêtés (ou du moins pas dans leur intégralité) avant la prise du congé parental. Dès lors, les parents en congé parental seront amenés à développer les compétences temporelles idoines, définies par Lotte Damhuis (2017) comme :
La faculté de poser « l’action qui convient » (Thévenot, 1990) au sein d’une culture temporelle39 particulière. Être compétent sur le plan de la relation au temps revient
à pouvoir agir en cohérence avec les temporalités dominantes au sein de la pluralité de celles-ci. (ibidem : 140).
Autrement dit, il s’agira d’une part de comprendre comment les pères intériorisent la « culture temporelle » propre au congé parental (les usages légitimes et illégitimes de ce temps, l’ordre dans lequel les actions doivent être posé, la durée qui doit leur être consacré, le moment où elles ont lieu, leur récurrence ; Zerubavel, 1985) et d’autre part d’identifier les compétences développées pour poser « l’action qui convient » au moment opportun.
L’analyse des temporalités des pères en congé parental ne peut se limiter à une approche surplombante du temps qui contraindrait les individus. Etudier les temporalités des individus consiste également à rendre compte du vécu des individus par rapport à ce temps. Michael Flaherty (2011) définit le travail du temps (time work) comme « un effort personnel et interpersonnel qui vise à provoquer ou à prévenir une expérience temporelle donnée » (ibidem : 11, ma traduction). Ce travail du temps peut prendre différentes formes : faire en sorte qu’un intervalle de temps donné paraisse durer plus ou moins longtemps que ce qui est mesuré par l’horloge ou le calendrier (faire durer un instant plaisant, accélérer un temps d’attente par exemple), organiser la fréquence ou l’ordre d’activités ou d’expériences, chercher le moment optimal pour un événement donné, déterminer l’allocation de son temps, etc. À ce titre, au-delà des compétences temporelles développées par les pères pour travailler la durée, la fréquence, l’ordre de leurs séquences d’action, et celles auxquels ils allouent ou non du temps ; leur appréciation du temps vécu pendant le congé (trop long ou trop court, journées remplies ou ennui) et les tactiques mises en place pour accommoder leur expérience temporelle seront également analysées.
Ce détour par les temporalités permet d’affiner le postulat d’une intensification du travail parental pendant le congé : cette intensification décrite par les enquêté.es est autant le résultat d’une culture temporelle particulière qu’un travail du temps, dans la mesure où « le congé se présente souvent pour [les mères] comme une occasion de "rattrapage temporel", c’est- à-dire une occasion de donner à leurs enfants le temps qu’elles n’ont pas pu jusqu’alors leur offrir (et qu’elles ne pourront peut-être plus ensuite, à l’issue du congé) » (Brunet, Kertudo,
39 La définition de culture temporelle a été donnée par l’autrice précédemment : « On entend par culture temporelle
un ensemble de conceptions et de représentations du temps partagées par tous, y compris les orientations à l’égard du passé-présent-futur ; les expériences et pratiques typiques de la temporalité réalisées par les acteurs (les pratiques et les représentations) ; c’est ainsi que les modèles culturels du temps sont porteurs de systèmes symboliques normatifs et de valeurs » (Gasparini, 1988, cité par Damhuis, 2017 : 122).
2010 : 21). Il s’agit dès lors pour les parents de développer les compétences temporelles afin de s’adapter à cette culture et de réaliser les séquences d’action adéquates dans le « bon » ordre, au « bon » moment, à la « bonne » fréquence, etc.