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Le traitement socio-structurel de l’éducation et du travail des femmes, et du groupe des personnes déficientes (et paraplégiques) en Suisse : un

état de situation

Après avoir décrit les principes et les mécanismes généraux du handicap et du genre, je m’attache dans cette partie à construire une contextualisation socio-historique, diachronique puis synchronique, du traitement socio-politique du traitement du handicap (et plus spécialement de l’emploi des personnes déficientes), tout d’abord au niveau international, puis au niveau suisse. Avant d’aborder le traitement de l’emploi des personnes paraplégiques en Suisse, j’expose la situation actuelle de la « socio-sexuation » de l’éducation et du travail dans le Canton de Genève, afin de saisir le contexte genré des mondes de l’éducation, de la formation, et du travail que les personnes devenues paraplégiques doivent réintégrer. Après cette présentation, je décris le traitement spécifiquement assurantiel du retour à l’emploi des personnes paraplégiques, selon leur sexe d’appartenance, au moyen d’une enquête statistique originale (Mottet & Pont, 2017).

7.1 Eléments de contexte pour la Suisse

En Suisse, le traitement légal du handicap s’inscrit dans un contexte socio-politique international du traitement du paradigme des droits accordés aux personnes déficientes. Ce contexte est précisément formulé dans les articles de la Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées, la CDPH, dont je décris les principes qui concernent l’accès à l’éducation et au travail pour les personnes déficientes, et pour les femmes déficientes en particulier. Je mets en relation ces principes avec ceux de La Loi suisse sur l’égalité pour les handicapés (la LHand), qui donne une dimension égalitaire au traitement socio-structurel et assurantiel des personnes déficientes. Je montre ensuite, à travers les aspects de son évolution socio-historique, que le traitement du handicap en Suisse n’a pas toujours été gouverné par les assurances sociales, et qu’une politique publique, sociale du handicap a été élaborée au cours de dizaines d’années. Puis j’en viens à l’élaboration, aux principes et à l’entrée en vigueur de la Loi sur l’Assurance-invalidité (LAI) de 1959, qui prévoit que les personnes déficientes doivent bénéficier de mesures de réadaptation professionnelle plutôt que d’une rente d’invalidité. Je montre encore que les récentes révisions de la LAI (datant de 2008 et de 2012) ont renforcé les injonctions et les mesures de retour à l’emploi des personnes déficientes, et paraplégiques en particulier. Je passe ensuite à un point de situation sur la structuration socio-sexuée des savoirs et de l’emploi dans le Canton de Genève, au moyen de données statistiques.

J’insiste sur les mécanismes genrés de l’orientation scolaire et professionnelle, et sur la division sexuelle du travail, en Suisse plus généralement. Je rends compte, à la suite d’une étude menée par le Bureau fédéral de l’égalité pour les personnes handicapées (BFEH), que les inégalités d’accès aux champs de l’éducation et de la formation, ainsi qu’au monde du travail formel, se creusent davantage pour les femmes déficientes que pour les hommes déficients, ou que pour les femmes valides. Ces contextes (socio-éducatif, ou de l’emploi formel) révélant de fortes inégalités de traitement à l’intersection du genre et du handicap, j’ai voulu connaître par une enquête statistique, l’impact de la 5e révision et de la révision 6a de la LAI, sur la réadaptation professionnelle des personnes paraplégiques, et ce en fonction de leur sexe d’appartenance ; je livre les résultats chiffrés, commentés de cette enquête, à la fin de ce chapitre.

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7.1.1 Un cadre légal national inspiré d’un cadre international sur le handicap

7.1.1.1 Les discordances entre le paradigme socio-sanitaire et assurantiel, et celui des droits, dans les politiques internationales du handicap

Depuis la fin des années 1990, les débats académiques et politiques sur la question sociale se sont concentrés, au niveau international, sur la notion d’exclusion, et d’exclusion du monde du travail également. Cette notion a été rattachée à la question du respect des droits de l’homme, et plus particulièrement du plein accès à la citoyenneté entre êtres humains égaux.

L’harmonisation des politiques de santé publique nationales (grâce, notamment, à la promulgation des modèles du handicap de l’OMS) s’est avérée efficace en termes d’amélioration des traitements socio-sanitaires et médicaux offerts aux personnes déficientes, mais ont montré leurs limites dans d’autres traitements sociaux, demeurés inégalitaires, comme l’intégration des personnes dans le monde du travail. Les modèles du handicap ont montré leur inadéquation dès qu’il s’agit de dénoncer des rapports sociaux, démontrant que le juste traitement de la catégorie handicap ne se fait pas nécessairement par un détour par les politiques socio-sanitaires et médicales. En réalité, le débat sur l’inclusion ne se confond plus avec le débat sur la définition de soins adéquats, mais avec le débat sur l’accès garanti à la citoyenneté (Abberley, 2002). Ce débat signifie que l’on on atteint les fondamentaux de ce qui fait la culture politique occidentale, au regard desquels plus aucune forme d’exclusion ne peut être justifiable.

Le débat porte désormais sur les droits des groupes minorisés, et celui des personnes handicapées en particulier. L’axe de philosophie sociale privilégié dans ce débat est celui d’une conception durkheimienne de la société, qui est une entité construite sur des valeurs morales et culturelles, plutôt que l’agglomérat d’une pluralité de groupes en conflit (la conception marxiste) (Abberley, 2002).

Le traitement international de la catégorie handicap a changé de paradigme : il est passé du paradigme socio-sanitaire (ou de la protection sociale et assurantielle de personnes atteintes dans leur santé), au paradigme juridique (ou du droit à l’égalité), ou encore, in fine, du paradigme de la (re)distribution à celui de la reconnaissance (Oliver & Barnes, 2012 ; Fraser, 2012). Le paradigme socio-sanitaire du traitement du handicap a montré son efficacité dans l’amélioration et l’harmonisation des politiques de santé publique et, au niveau pratique, dans la prise en charge médicale et sociale des personnes déficientes, grâce aux instruments émanant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), telles l’International Classification of Impairments, Disabilities, and Handicaps (ICIDH, ou CIDIH en français : la Classification des déficiences, incapacités et handicaps) datant de 1980, ou la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF) (http://apps.who.int) promue en 2004. Le paradigme socio-sanitaire du traitement du handicap, qui visait plus d’égalité, a abouti à une meilleure distribution des ressources au niveau médico-social, mais n’a pas abouti à une reconnaissance sociale plus grande des personnes déficientes, ou à la garantie de l’exercice de leurs droits civils en tant que citoyen-ne-s à part entière. Or, c’est bien le principe de reconnaissance qui paraît englober le principe de juste distribution. Le manque de reconnaissance aboutit à des clivages, des inégalités de traitement et d’accès, quand bien même les dispositifs socio-sanitaires sont structurés, fonctionnels, efficaces et efficients. La reconnaissance et l’égalité sont des droits que réclament les groupements de personnes déficientes (et d’autres populations minorisées) depuis la constitution de luttes, depuis les

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années 1970 jusque dans les années 2000, surtout pour la garantie d’accès des personnes déficientes aux droits civils.

L’essor des revendications particularistes et des attentes de reconnaissance, s’est accompli dans un double mouvement d’individualisation et de normalisation de la différence, dans un contexte socio-historique et économique de mondialisation néolibérale, de globalisation dérégulée des marchés, de rationalisation du travail et de disparition des supports traditionnels d’identification, comme la famille (Hauser & Tenger, 2015). C’est un contexte qui favorise, par son effet massifiant, l’émergence des individualités (Oliver, 2009). Les deux aspects contemporains du traitement du handicap, l’individualisation et la normalisation, dominent l’exigence d’optimisation des performances qui prévaut dans le monde du travail. En intégrant, comme l’ensemble des domaines sociaux, plus favorablement la différence, le monde du travail véhicule deux logiques contradictoires : d’un côté, la poursuite de l’inclusion des personnes déficientes dans le travail formel, qui demande une vision solidaire du travail ; et, d’un autre côté, la pression à la productivité et la flexibilité du travail qui accroît l’exigence d’adaptabilité des individu-e-s, et particulièrement de ceux/celles estimé-e-s moins performant-e-s. Au niveau des politiques sociales internationales, la tolérance à la différence, la diversité et la solidarité sont promulguées comme des principes supérieurs aux politiques sociales et de santé publique étatiques, qui sont entrées dans des rationalisations de coûts importants.

7.1.1.2 La Convention des Nations-Unies relative aux droits des personnes handicapées (CDPH)

La Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) a été adoptée par l’Assemblée de l’Organisation des Nations-Unies en 2006 ; elle est entrée en vigueur en Suisse en mai 2014. Elle offre un traitement de la catégorie du handicap non plus dans un paradigme socio-sanitaire, mais dans un paradigme juridique de l’égalité qui intègre des notions du médico-social. Pour l’Assemblée des Nations-Unies, il s’agit d’interdire l’exclusion et les discriminations, et de garantir aux personnes handicapées leur droit à une pleine participation sociale, c’est-à-dire, leur inclusion dans des sociétés tolérantes face à la différence, « comme faisant partie de la diversité humaine et de l’humanité » (CDPH, article 3, lettre [d], in Le portail de la Confédération suisse, 2016). Il s’agit notamment d’offrir une « égalité des chances » et

« l’accessibilité », « l’égalité entre les hommes et les femmes » (CDPH, lettres e), f), g)), quand bien même toutes les nations adoptent des mesures d’application de la Convention qui dépendent de leurs ressources, de leur politique existante en matière de handicap, de leur culture politique et sociale, et des représentations culturelles liées au handicap (BFEH, 2013). Les Nations-Unies constatent que le handicap accroît le risque de pauvreté, que les personnes handicapées vivent des « formes multiples ou aggravées de discriminations fondées sur la race, la couleur, le sexe (…) » (CDPH, lettre [p]), et qu’elles ont droit à l’ « autonomie » et à « faire leurs propres choix » (CDPH, , lettre [n]). L’article 1 de la CRDPH énonce comme buts de la Convention : « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque ». L’alinéa 2 de l’article 1 donne la définition suivante des personnes handicapées : « On entend des personnes qui présentent des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peu faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de

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l’égalité avec les autres ». Dans son article 6, la CDPH reconnaît la particularité de la situation des femmes handicapées face aux discriminations et au manque de droits : les femmes handicapées courent un risque plus élevé que les hommes handicapés de subir des violences et/ou un manque de soins, et elles continuent d’ « être confrontées à des obstacles à leur participation à la société en tant que membres égaux » (CDPH, lettre [q]). Les Etats Parties doivent prendre « toutes les mesures pour assurer le plein épanouissement, la promotion et l’autonomisation des femmes, afin de leur garantir l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales (…) ».

Dans son article 26, « Adaptation et réadaptation » (CDPH, 2006, in Le portail de la Confédération suisse, 2016), la Convention enjoint les Etats Parties à organiser et développer des « programmes diversifiés d’adaptation et de réadaptation », notamment dans le domaine de l’emploi et de l’éducation. En ce qui concerne le droit au travail (article 27), la CDPH enjoint les Etats Parties à reconnaître aux personnes handicapées « la possibilité de gagner leur vie en accomplissant un travail librement choisi (…) dans un milieu de travail ouvert, favorisant l’inclusion et accessible aux personnes handicapées », tout en interdisant « la discrimination fondées sur le handicap dans tout ce qui a trait à l’emploi sous toutes ses formes, notamment les conditions de recrutement, d’embauche et d’emploi, le maintien dans l’emploi, l’avancement (…) » (CDPH, art. 27, lettre a, in Le portail de la Confédération suisse, 2016).

L’article 27, alinéa 1 (CDPH, in Le portail de la Confédération suisse, 2016) expose encore différents droits à promulguer dans le domaine du travail : « l’égalité des chances et l’égalité de rémunération à travail égal (…) ; l’ « accès aux programmes d’orientation technique et professionnel, aux services de placement et aux services de formation professionnelle et continue offerts à la population en général » (lettre d)) ; la favorisation de « l’emploi des personnes handicapées dans le secteur privé en mettant en œuvre des politiques et mesures appropriées, y compris le cas échéant des programmes d’action positive, des incitations (…) » (lettre h)) ; les « aménagements raisonnables (…) apportés aux lieux de travail en faveur des personnes handicapées » (lettre i).

La CDPH détaille, plutôt finement, les espaces, les services et les fonctionnements favorisant l’accès des personnes déficientes au monde du travail ; elle donne des pistes d’action pour les politiques sociales étatiques, qui vont au-delà des politiques socio-sanitaires. L’élaboration, en Suisse, de la Loi fédérale sur l’égalité des personnes handicapées (la LHand, entrée en vigueur en 2004), s’est inscrite dans le mouvement international de réflexion sur une meilleure prise en compte, par les politiques publiques, des droits civils et subjectifs des personnes déficientes.

Ci-dessous, je montre en quoi les buts de la LHand sont similaires à ceux de la CDPH, et pourquoi elle a une portée limitée dans le contexte suisse.

7.1.1.3 La Loi sur l’égalité pour les handicapés (LHand)

Alors qu’éclate la crise économique et la remise en cause des acquis sociaux dès le début des années 1990, en Suisse et au niveau international, le climat politique porte un mouvement contraire, celui des revendications des groupes minoritaires (les femmes, les ethnies opprimées, les personnes handicapées, les homosexuel-le-s, etc.), qui demandent la reconnaissance de leur existence et de leurs droits. En 2002 est adoptée par le peuple la Loi fédérale sur l’égalité pour les handicapés, la LHand, qui interdit la discrimination à l’encontre des personnes handicapées

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dans tous les domaines de la vie en société, et dans le monde du travail en particulier. A l’introduction de la LHand en 2004, la Suisse se dote d’un Bureau fédéral pour l’égalité des personnes handicapées (BFEH), sur le modèle du Bureau fédéral pour l’égalité des femmes et des hommes. Le BFEH, qui est attaché au Secrétariat général du Département fédéral de l’intérieur (DFI), est responsable de la coordination des mesures en matière d’égalité pour les personnes handicapées au niveau de la Confédération. Le BFEH est en contact avec l’OFAS, et plus spécifiquement avec son domaine Assurance-invalidité. La LHand est une « nouvelle approche en matière de droits de l’homme », selon un rapport d’évaluation de l’application de la LHand mandaté par le BFEH (BASS/ZHAW, 2015, p. 2), tout comme la CDPH est, toujours dans le paradigme des droits humains, une approche nouvelle de l’égalité d’accès à la citoyenneté pour les personnes déficientes. Par la LHand est prescrit un message d’inclusion sociale, à côté de l’effort d’intégration, principalement individuel, qui est demandé aux personnes handicapées, tout spécialement par l’AI. Cette loi est adoptée dans le mouvement de réflexion sur la 4e révision de la LAI. L’octroi de nouveaux droits va désormais de pair avec les injonctions toujours plus insistantes faites aux personnes déficientes de retourner à l’emploi.

Le rapport sur la LHand mandaté par le BFEH, indique que la CDPH, la LAI et la LHand entretiennent des « liens juridiquement contraignants » (BASS/ZHAW, 2015, p. 1). Ce rapport explique que la CDPH et la LAI « constituent dans le contexte de la LHand trois bases juridiques essentielles qui influent (…) fortement sur les possibilités en matière d’égalité pour les personnes handicapées » (BASS/ZHAW, 2015, p. 2).

Dans l’article 2 de la LHand (LHand, in Le portail de la Confédération suisse, 2016), la définition du handicap est proche de celle donnée par la CDPH : « Est considérée comme personne handicapée au sens de la présente loi toute personne dont la déficience corporelle (…) présumée durable l’empêche d’accomplir les actes de la vie quotidienne, d’entretenir des contact sociaux, de se mouvoir, de suivre une formation (…) ou d’exercer une activité professionnelle, ou la gêne dans l’accomplissement de ces activités ». L’alinéa 2 du même article (LHand, in Le portail de la Confédération suisse, 2016) définit l’inégalité : « Il y a inégalité lorsque les personnes handicapées font l’objet, par rapport aux personnes non handicapées, d’une différence de traitement en droit ou en fait qui les désavantage sans justification objective ou lorsqu’une différence de traitement nécessaire au rétablissement d’une égalité de fait entre les personnes handicapées et les personnes non handicapées fait défaut ».

Tout comme la CDPH, la LHand donne du handicap une définition interactionniste ou

« interactive » (EBGB, 2013, p. 8 ; je traduis) : la personne est handicapée parce qu’elle ne peut pas interagir avec son environnement dans une situation donnée. La LHand conserve de la CIH de 1980, la distinction entre déficience, activité/fonctionnement et handicap. Le handicap est un « désavantage » social qui génère de l’inégalité entre personnes handicapées et personnes non handicapées. La loi note que l’inégalité de traitement est traduite par le manque d’accessibilité, notamment à l’environnement physique et à la formation. La LHand parle tout autant le langage de l’intégration (par sa définition du handicap), qui est anachronique par rapport à celui de l’inclusion (par son approche de l’égalité due aux personnes déficientes). Ce n’est pas tant l’anachronisme des représentations du traitement du handicap, que les actions contradictoires et inégalitaires que ces visions discordantes peuvent générer, qui défavorisent les personnes déficientes.