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2 Le cadrage théorique de mon objet : sociologie du handicap

2.2 Les fondations de la sociologie du handicap

Dans la partie ci-dessus, j’ai traité des approches historique et anthropologique du handicap, en y incluant la question de la réhabilitation. La sociologie a également, dès le début du XXe siècle, constitué le handicap comme un de ses champs de recherche.

En même temps que la question sociale se complexifie en raison de la division accrue du travail, les sciences qui l’étudient naissent et se développent en sous-domaines, tels la sociologie de la santé, puis la sociologie du handicap (Thomas, 1999 ; Ville, 2014). Dans ce contexte, l’expertise scientifique sur différents groupes minorisés se subdivise et s’affine, vers la prise en compte de plus en plus de minorités, telle la minorité des personnes déficientes. Je livre tout d’abord, ci-dessous, des courants de pensée qui ont permis de décrire la catégorie du handicap. Ensuite, je montre des modèles du handicap émis par l’Organisation mondiale de la santé, qui sont le fruit d’échanges entre médecine et sociologie, et qui ont servis de supports à l’élaboration de politiques publiques du handicap à partir des années 1980.

2.2.1 Le handicap comme « déviance »

Dans les années 1950 et 1960, les courants sociologiques dominants (le fonctionnalisme et l’interactionnisme symbolique héritier de l’Ecole de Chicago), catégorisent le handicap comme une « déviance », selon le terme de Becker (1963). La « déviance » est un « écart aux normes et valeurs de la société ou du groupe d’appartenance » (Delmas, s.d.), qui résulte soit d’un acte individuel, soit du résultat d’une épreuve de qualification sociale, qui « étiquette » les individu-e-s et les groupes ainsi minorés (pour reprendre le concept de « labeling theory » de Becker dans Outsiders). Si le fonctionnalisme fait du handicap un marqueur social structurel à un niveau holiste, l’interactionnisme symbolique, avec Becker et Goffman, offre une analyse du fait social au prisme des échanges et des pratiques des individu-e-s handicapé-e-s dans le monde majoritairement valide.

2.2.1.1 Le fonctionnalisme

Le champ de la sociologie cristallise la tension entre des explications du fait social par, d’un côté, une approche holiste et, d’un autre côté, une approche individualiste. D’un côté, c’est l’analyse de structures sociales larges, extérieures aux individu-e-s et qui les contraignent par des normes et des institutions, qui est privilégiée pour saisir le social ; c’est le fonctionnalisme de Parsons et Merton. D’un autre côté, c’est une analyse individualiste du fait social qui est proposée par l’interactionnisme de Goffman et Becker, qui cherchent à comprendre la construction du champ social par les significations que les individu-e-s attribuent à leurs actions, et qui peuvent ainsi infléchir sa normativité. Le social acquiert une dimension symbolique à travers les interactions des individu-e-s. L’école fonctionnaliste et l’école interactionniste s’occupent d’étudier toute forme de transgression des normes sociales, qui devient alors une déviance. Ainsi, la déviance physique, sensorielle, mentale ou intellectuelle, fait l’objet de descriptions, de « mesures » de l’écart à la norme, aboutissant à la théorie de

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l’étiquetage, qui est une typologie et une classification. La déviance que représente la déficience, menace l’ordre social établi qui est, à l’image des systèmes biologiques, un système de structures sociales stable parce que coexistant sur la base de relations consensuelles (Goodley, 2011). L’individu-e « déviant-e » est contraint d’adopter le « rôle du malade », selon Parson (1996). Si l’individu tente d’échapper à ce rôle, il/elle est considéré-e comme mal adapté-e, vivant en dehors des réalités ou tombant dans le déni (Goodley, 2011). Le fonctionnalisme individualise le handicap et maintient l’ordre social, car il présente les rapports entre un groupe de « normaux », et un groupe composé de « déviant-e-s ». Le fonctionnalisme en tant que « théorie de la déviance », a été critiqué par les Disability Studies pour sa normativité clivante et discriminante (je reviens ci-dessous à ce courant de pensée critique sur le handicap).

2.2.1.2 L’interactionnisme symbolique

L’interactionnisme symbolique part du même postulat de la déviance de l’individu-e déficient-e. Goffman (1975) s’intéresse aux conséquences microsociales de la présence d’un « stigmate » chez un individu-e, dans un contexte social où les institutions sont fortes et dans lequel les individu-e-s veulent se ressembler dans une certaine normalité, et dans une attitude de conformité face à ces institutions, qui imposent une standardisation des trajectoires individuelles et des modes de vie au cours des années 1950. Dans le paradigme interactionniste, une conduite est déviante si on la considère comme telle (Becker, 2012), si une norme est appliquée sur certains comportements par des interactant-e-s qui s’entendent sur sa définition

« par des opérations de jugement et de stéréotypes produits dans un environnement social donné » (Ville, 2014, p. 402). Dans les interactions quotidiennes avec les « normaux », l’individu-e stigmatisé-e se comporte comme s’il/elle n’était pas stigmatisé-e, alors que le/la

« normal-e » fait comme s’il/elle ne voyait pas le stigmate. Pendant les interactions, les protagonistes jouent une mise en scène dictée par deux stratégies de maniement du stigmate qui éloignent les interactant-e-s l’un-e de l’autre, tandis que l’objectivité du stigmate n’est pas saisie. Les stratégies de dissimulation du stigmate dont font preuve les « stigmatisé-e-s », montrent bien leur capacité d’agir « dans les interstices laissés par les rôles sociaux et les règles qui les gouvernent » (Ville, 2014, p. 403).

2.2.1.3 La théorie du stigmate

La théorie du stigmate de Goffman (parue pour la première fois en 1964) rend compte de la manière dont les individu-e-s porteurs-euses de déficiences, de stigmates, déploient des stratégies identitaires de sorte à dissimuler le stigmate qui assigne l’individu-e à une identité sociale négative. L’agentivité des « stigmatisé-e-s » les amène à une adaptation factice, puisque toutes leurs actions sont marquées du sceau du stigmate et de la dévalorisation sociale.

Dans les interactions courantes avec les « normaux », le/la stigmatisé-e tente surtout de rationaliser les conséquences sociales (mise à l’écart, gêne, etc.) de l’existence du stigmate, en donnant des explications dans lesquelles le stigmate n’est pas la cause des désavantages qu’ils/elles subissent, ou alors qu’il est la cause d’une expérience positive (Goffman, 1975, pp.

53-55 et pp. 83-84). La situation sociale d’interaction est un « champ d’action » (Goffman, 1975, p. 108) dans lequel l’individu-e stigmatisé-e doit constamment s’adapter, par un mécanisme cognitif de relative négation de son identité « pour soi ».

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Puisque les individu-e-s s’emploient à dissimuler les conséquences sociales de leur stigmate, leur identité sociale peut être virtuelle, ou réelle. Selon Goffman (1975), l’identité sociale permet de catégoriser l’individu-e sur la base de perceptions d’attributs structuraux comme la

« profession », mais aussi d’attributs personnels. Les attributions formulées composent soit une

« identité sociale virtuelle » (Goffman, 1975, p. 12 ; l’auteur met en italique), quand l’interlocuteur-trice du/de la stigmatisé-e suppose que ce-tte dernier-ère a certains attributs ; les attributs que le/la stigmatisé-e prouve avoir, font son « identité sociale réelle » (Goffman, 1975, p. 12 ; l’auteur met en italique). Le stigmate va potentiellement « discréditer » (Goffman, 1975, p. 14) l’identité de l’individu-e tout entière, avec pour justification de cette appréciation, l’approbation de l’individu-e stigmatisé-e (Goffman, 1975, p. 19). Le/la stigmatisé-e peut produire des efforts pour « maîtriser certains domaines d’activité qu’(…) on estime fermés aux personnes affligées de sa déficience » (Goffman, 1975, p. 20). Mais l’individu-e stigmatisé-e peut aussi « interpréter au mépris des conventions le personnage attaché à son identité sociale » (Goffman, 1975, p. 21). Ou, à l’opposé, l’individu-e peut aussi justifier tout échec au motif de l’existence du stigmate.

L’individu-e stigmatisé-e s’engage dans des stratégies interactives de « contrôle de l’information de l’identité personnelle » (Goffman, 1975, p. 57). Dans ses stratégies d’interaction, le/la stigmatisé-e ne tente pas seulement de rehausser son identité sociale, pour faire valoir son identité sociale réelle ; il/elle tente aussi de redorer son identité personnelle.

L’identité personnelle est constituée de la « combinaison unique de faits biographiques qui finit par s’attacher à l’individu à l’aide précisément des supports de son identité » (Goffman, 1975, p. 74). Les identités personnelles des personnes stigmatisées tendent à être uniformisées. Le traitement du stigmate par les « normaux » dépend de la connaissance personnelle qu’ils/elles ont, du stigmate, ce qui dépend de la visibilité du stigmate et de ce que d’autres « normaux » en disent (Goffman, 1975, p. 72). L’identité sociale réelle est frappée de normes qui créent des attentes de conformité entre les individu-e-s. Je pense que c’est justement sur le terrain de l’affirmation de la singularité de l’identité personnelle (qui déjoue les attentes de conformité et d’uniformité entre individu-e-s handicapé-e-s), que les personnes paraplégiques agissent et interagissent pour valoriser leur identité sociale réelle, par une adhésion aux praxis compensatoires de la réhabilitation, une conformation aux attentes de normalisation du monde valide, et par leurs propres autodéfinitions d’ « anciennes personnes valides ».

L’identité personnelle est manipulée par le contrôle de la divulgation d’informations sur la déficience. La divulgation d’informations sur cette déficience contribue à façonner l’identité personnelle de l’individu-e déficient-e (Goffman, 1975, p. 82). L’identité sociale, quant à elle, devient le support d’un « récit social » sur l’individu-e stigmatisé-e : sa « biographie » (Goffman, 1975, p. 84). A ce récit sont attachés des jugements de valeur personnelle. Cette biographie est différente de l’autobiographie que se raconte l’individu-e stigmatisé-e, qui fait une auto-narration de son identité « pour soi ». L’identité « pour soi » est l’identité « sentie », auto-perçue dans le rapport à soi-même ; c’est le sentiment subjectif de sa situation, par l’individu-e stigmatisé-e, de la continuité de son personnage, qu’il/elle vient à acquérir à la suite de ses diverses expériences sociales (Goffman, 1975, p. 127). L’identité « pour soi », même intime, « s’aligne » sur celle, sur-généralisée, du groupe des stigmatisé-e-s (Goffman, 1975, p.

134). Aussi, « il est de son devoir », pour l’individu-e handicapé-e, de « réduire la tension »

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(Goffman, 1975, p. 138) dans les relations sociales. Il est demandé au/à la stigmatisé-e de s’accepter lui/elle-même, de s’adapter, sans que l’adaptation des « normaux » vis-à-vis de lui/d’elle ne soit jamais totalement complète (Goffman, 1975, p. 145). A une acceptation sociale relative du/de la stigmatisé-e par les « normaux », correspond une « normalité fantôme », jamais vraiment acquise par le/la stigmatisé-e. Les normes d’identité amènent le/la stigmatisé-e à des comportements de conformité, ou de déviance (Goffman, 1975, p. 152). L’agentivité de la personne handicapée, selon Goffman (1975), ne peut avoir d’effets totalement intégrateurs ; le stigmate ne peut jamais être retourné.

Le/la stigmatisé-e est le récipiendaire de discours de « normaux » qui relaient des représentations de ce que devrait être son identité « pour soi » (Goffman, 1975, p. 147).

L’individu-e stigmatisé-e se conforme à ce que l’on attend de lui/d’elle : d’une part, il/elle doit s’aligner sur le groupe des stigmatisé-e-s en démontrant un biais pro-endogroupe qui n’est pas valorisant ; d’autre part, le/la stigmatisé-e doit faire l’effort d’acceptation de soi, et d’adaptation sociale (en adoptant un biais pro-exogroupe positif). Le/la stigmatisé doit en outre faire preuve d’un sociocentrisme « fictif », « virtuel », en faveur d’un groupe auquel il/elle n’appartient pas (les « normaux »), et en subissant une désindividuation dans son propre groupe d’appartenance (les stigmatisé-e-s), qui est contrôlée à partir du groupe dominant (les « normaux »). Au prix de cet effort individuel, qui se traduit en stratégies de renarcissisation (la dissimulation du stigmate), il/elle est qualifié-e de « déviant normal » (Goffman, 1975, p. 154).

Le mérite des travaux de Goffman est de montrer les perceptions, les significations et la gestion du stigmate par ceux/celles qui en sont porteurs-euses, et pas seulement les perceptions, les significations et la gestion du stigmate par les « normaux ». La centration sur les significations personnelles du handicap, s’est poursuivie avec des recherches d’inspiration interactionniste portant notamment sur l’expérience des personnes handicapées engagées dans le monde du travail formel, et plus spécialement encore celle des personnes paraplégiques étant retournées à l’emploi (Marti et al., 2012 ; Rheinardt et al., 2013 ; Leiulfsrud et al., 2016). Ces recherches montrent les interactions des personnes paraplégiques avec leur milieu professionnel. Ces interactions sont observées, évaluées et critiquées à partir du point de vue de ces personnes, et non de celui d’acteurs-trices du monde professionnel, ou des institutions qui qualifient les personnes handicapées en général, à des formations ou emplois prédéfinis. Les résultats de ces recherches relèvent que l’agentivité déployée par les informateurs-trices rend possible un renversement plus ou moins complet du stigmate, c’est-à-dire une intégration dans le monde du travail, estimée, par les informateurs-trices, comme plus ou moins réussie en fonction de facteurs individuels, mais aussi environnementaux. Le retournement du stigmate n’annule ni l’expérience du stigmate par les personnes, ni le rôle d’un entourage parfois altérisant.

2.2.2 La théorie de la liminalité

Robert Murphy (1993), anthropologue para-, puis tétraplégique, emprunte le concept de liminalité à Van Gennep (2011), anthropologue qui a décrit les étapes se succédant dans les rites de passages. Ces étapes sont au nombre de trois. La liminalité est le deuxième stade du rite, auquel le sujet s’est départi de son identité sans toutefois en avoir acquis une nouvelle.

Dans sa théorie sur la liminalité dans le domaine du handicap, Murphy (1993) apporte une définition du handicap qui se rapproche d’un point de vue ethnologique sur le handicap,

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à-dire des significations communes que le handicap revêt dans différentes ethnies. Murphy (1993) critique l’interactionnisme symbolique de Goffman et Becker, qui voient le handicap comme une déviance dont il s’agit de contrer les effets sur l’identité sociale des personnes déficientes. Pour Murphy, ces personnes ne sont pas déviantes, elles sont, et demeurent, sur un seuil entre normalité et déficience. Subissant la déficience, mises à l’épreuve par elle, ces personnes entrent dans un « rite de passage » (dont la réhabilitation fait partie, y compris la réhabilitation professionnelle) qui les amène à une nouvelle condition, à une nouvelle identité et à un nouveau statut social hybride, non pas au-delà du seuil, mais « sur » le seuil : les personnes déficientes ne seront plus jamais ni tout à fait normales, ni tout à fait déficientes, ni tout à fait intégrées, ni tout à fait rejetées, ni travailleur-euse « normal-e », ni travailleur-euse exclu-e. La théorie de Murphy (1993) est celle de la « liminalité ». Ce concept fait que le handicap n’est pas soluble dans la question sociale globale (avec la pauvreté, ou avec les préoccupations sociales soulevées par d’autres groupes minoritaires). La théorie de Murphy permet de comprendre que la personne handicapée (et je dirais surtout : devenue handicapée) appartient à, et circule entre deux mondes qui lui sont siens. La théorie de la liminalité permet également de comprendre ce qu’est le handicap, non seulement pour une personne déficiente, mais pour le mainstream valide, au-delà de toutes les labellisations, définitions, classifications du handicap établies par les autorités médico-sociales au niveau international.

A la suite de Goffman, dans la lignée de l’interactionnisme symbolique, c’est l’entrée microsociologique par les questions de significations, de représentations et d’identité, qui est adoptée dans le domaine du handicap. Dès les années 1980 puis dans les années 1990, des recherches en sociologie de la médecine (et également du handicap) s’intéressent à la gestion personnelle et quotidienne des effets de la déficience et de la maladie chronique (Corbin &

Strauss, 1988), et des limitations qu’elle impose. L’opération de gestes spécifiques appris pour dominer la déficience, puis soumis à leur autoréflexivité et améliorés, amène les personnes à construire « de nouvelles représentations et de nouvelles valeurs » (Ville, 2014), dans une recherche d’auto-direction. Les personnes mobilisent divers types de ressources (individuelles et/ou sociales) pour créer des stratégies de négociation des effets de la déficience, avec leur entourage et les professionnel-le-s du domaine médico-social.

On peut aussi favoriser les entrées macro- et méso-sociologique par l’analyse des structures et des institutions sociales, et des modes de traitement socio-politique du handicap, qui vont eux-mêmes avoir des effets parfois asservissants sur l’expérience des individu-e-s déficient-e-s, et qui vont être à l’origine de leur mobilisation pour l’obtention de plus de droits et de reconnaissance. Une telle mobilisation est demandée par les chercheurs-euses et activistes des Disability Studies, un mouvement scientifique et militant, qui constitue le paradigme dans lequel ma recherche s’inscrit prioritairement, et auquel elle emprunte plusieurs concepts opératoires. Ces chercheur-euses et activistes, ayant réalisé le poids des socio-structures et des experts médicaux sur les conditions d’existence des personnes déficientes, débutent une lutte pour un changement social radical vers la pleine participation des personnes porteuses de déficience. Leurs revendications ont un ancrage épistémologique dans le paradigme des Cultural Studies et de leur promotion du marxisme culturel.

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3 Des fondements épistémologiques communs aux études sur le handicap