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4 Le champ de l’éducation des adultes : des concepts pour comprendre le processus de réhabilitation professionnelle des personnes paraplégiques

4.3 La motivation à se former

Pour apprendre, il faut avoir envie d’apprendre, c’est-à-dire, avoir des buts cognitifs pour apprendre. Mais cette « envie » n’est pas un donné. Dans les organisations, l’offre et la demande de formation doivent être étoffées, afin que soit suscitée et maintenue l’ « appétance » (Carré, 2005, p. 122) à se former tout au long de la vie, par un soutien aux « dimensions individuelles du rapport à la formation » (Carré, 2016, p. 123), dans une société « qui se veut cognitive » (Carré, 2016, p. 123). Or, il se trouve que la motivation à entrer en formation se trouve érodée par l’actuel manque de possibilités de mobilité ascensionnelle (Carré, 2005, p. 122), dans des organisations touchées par l’hyper-rationalisation du travail et par la mobilité horizontale du fait de la mondialisation des marchés. Pourtant, il est demandé aux adultes de développer continuellement leurs capacités, leurs compétences.

L’acte d’apprendre, de se former dépend de facteurs : tout d’abord, sociologiques, qui sont les contraintes et opportunités offertes dans le contexte professionnel ; ensuite, biographiques, comme les expériences éducatives qui ont forgé le rapport au savoir, ou les « transitions de vie » qui demandent ou incitent à un retour à la formation ; et enfin, motivationnels, qui sont les « projections et arbitrages que les individus formulent et qui expliqueront, in fine, le passage ou le non-passage à l’acte d’apprendre » (Carré, 2005, p. 123), ces processus décisionnels pouvant « transcender » les contraintes imposées par l’interaction du structurel et du biographique (Carré, 2005, p. 127-128), et ainsi amener à la formation les sujets proactifs-ves et auto-dirigé-e-s.

La motivation est un concept qui décrit « les forces internes et/ou externes produisant le déclenchement, la direction, l’intensité et la persistance du comportement » (Vallerand & Thill, 1993, in Carré, 2005, p. 128) dans l’engagement en formation. Le déclenchement est le passage à « l’exécution d’un comportement » (Carré, 2005, p. 129) ; la direction est l’« orientation (…) de l’énergie vers le but approprié » (Carré, 2005, p. 129) ; l’intensité est la « manifestation observable de la motivation sur le comportement » (Carré, 2005, p. 129) ; la persistance

« caractérise la poursuite de l’engagement dans l’action au cours du temps » (Carré, 2005, p.

129). La motivation à agir provient d’un besoin d’ « auto-développement » (Nuttin, 1980), dans une zone d’apprentissage relativement éloignée des expériences éducatives et de formation du sujet, l’être humain étant « ‘spontanément’ proactif, orienté vers l’avenir » (Nuttin, 1980, in Carré, 2005, p. 139), et dans une certaine direction de l’action choisie par le sujet ; il s’agit de la « directionnalité » de la motivation (Nuttin, 1980)

99 4.3.1.1 Motivation et autodétermination

La théorie de l’autodétermination de Deci et Ryan (2002) (qui est une théorie de la motivation) se rapproche de la théorie sociocognitive de l’apprentissage de Bandura, en ce sens que Deci et Ryan (2002) insistent sur l’(auto) régulation de comportements comme facteur de motivation pour atteindre des buts. Deci et Ryan (2002) ajoutent une caractéristique au désir d’agir et à la direction choisie de l’action : la liberté de choisir (Carré, 2005, p. 139). Une plus ou moins grande liberté d’agir se construit en fonction du locus de contrôle de l’action, celui-ci pouvant être extérieur ou intérieur au sujet (j’y reviens en détail ci-dessous).

Pour Deci et Ryan (2002), le sujet a trois besoins fondamentaux à satisfaire dans ses interactions sociales : « se sentir compétent, autonome et socialement intégré » (in Carré, 2005, p. 139), tout en se développant. Le sujet social a besoin de se sentir libre de choisir ses actions, et d’en être l’auteur-e. La liberté de choisir ses actions, d’en être l’auteur-e, et de leur donner une direction, sont les composantes motivationnelles de ce que Deci et Ryan (2002) nomme l’autodétermination. Deci et Ryan (2002) placent l’autodétermination au bout d’un continuum qui représente leur conception de la motivation, laquelle est schématiquement divisée en

« motivation extrinsèque » et « motivation intrinsèque ». La motivation extrinsèque pousse le sujet à l’action en regard de l’instrumentalité de cette action, dont la réalisation est jugée nécessaire pour atteindre un but extérieur à cette action. La motivation intrinsèque invite le sujet à l’action sans autre attente de résultat que le plaisir et/ou l’intérêt trouvé à accomplir cette action. Sur le continuum de la motivation, Deci et Ryan (2000, in Carré, 2005) distinguent six types de motivation. Les types de motivation extrinsèque sont les suivants :

• la motivation extrinsèque contrôlée est en lien avec une action régulée de l’extérieur par une autorité à laquelle se soumet le sujet ;

• la motivation extrinsèque introjectée incite le sujet à agir de sa propre initiative, tout en appliquant des consignes externes ;

• la motivation extrinsèque identifiée anime une action dont le sujet s’approprie le contrôle, en s’émancipant de la régulation d’autrui ;

• la motivation extrinsèque intégrée est reflétée par une action entreprise par le sujet, dans une « pleine conscience de sa liberté de décision » (Carré, 2005, p. 141), en accord avec son soi profond.

Les motivations extrinsèque intégrée et extrinsèque identifiée, sont des formes de motivation intrinsèque autodéterminée : ces deux derniers types représentent une motivation autodéterminée. Il n’agit pas sous la contrainte, le sujet satisfaisant des buts qui lui sont propres.

Les formes autodéterminées de la motivation sont favorables à l’apprentissage (Deci & Ryan, 2002). Pour Nuttin (1980, in Carré, 2005), le processus global de la motivation articule

« facteurs liés au but et facteurs liés aux moyens en soi » (p. 142). On peut conjuguer trois aspects clés de la motivation (la valeur, l’auto-efficacité et l’autodétermination), avec les facteurs liés au but de l’action et aux moyens de l’atteindre, pour obtenir un tableau des

« processus motivationnels liés à la formation et à l’apprentissage des adultes » (Carré, 2005, p. 142).

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Processus motivationnel Lié au but final de l’action Lié au moyen de formation

Valeur Importance perçue des motifs

d’engagement en formation

Instrumentalité perçue des moyens de formation Auto-efficacité Attente de résultats relatifs aux

motifs d’engagement

Sentiment d’efficacité à réaliser les activités de formation

Sentiment d’autodétermination Degré de liberté dans le choix des motifs d’engagement

Degré de liberté dans le choix des moyens de formation Tableau 2 : Processus motivationnels liés à la formation et à l’apprentissage des adultes (Carré, 2005, p.

142)

La valeur, ou la valence du but est une composante forte du processus motivationnel. Le but de l’action traduit les projections de soi du sujet, il enclenche chez lui/elle une autorégulation du degré de motivation et du cours de l’action. La valence du but de la formation, ainsi que l’instrumentalité perçue dans cette formation pour réaliser ce but, préfigurent les différents types de motifs extrinsèques à se former (Carré, 2001) (par exemple, suivre un cursus d’études complet pour obtenir un diplôme certifiant ou requalifiant). Le deuxième processus motivationnel est déclenché par l’auto-efficacité (Bandura, 2007), le sentiment d’être capable d’atteindre le but de la formation, ainsi que de réaliser les activités pour atteindre ce but. Le processus motivationnel se traduit par une attente de résultats, qui est posé comme but culminant. L’attente de résultats est mise en regard des motifs à entrer en formation, et des activités intermédiaires à accomplir pour atteindre le but fixé (par exemple, affiner ses compétences, ou développer une activité dans son organisation). D’une part, le sujet se sent capable d’atteindre ce but ; d’autre part, il se sent également capable de réaliser les tâches intermédiaires qui le conduisent vers le but de la formation. Troisième fonction motivationnelle, le « sentiment d’autodétermination » (Carré, 2005, p. 144 ; l’auteur met en italique) procure au sujet la « perception (…) de son degré de responsabilité, de liberté, d’autonomie » (Carré, 2005, p. 144) face au choix du but final de sa formation, et des modalités pour y parvenir. La liberté du sujet d’entrer, ou non, en formation, repose sur la motivation intrinsèque (Carré, 2005, p.

144), et garantit la fermeté de son engagement et sa persistance dans la poursuite du but et dans l’accomplissement des activités de formation, ainsi que la qualité de ses apprentissages (Deci, Ryan et al., 2000).

Ces processus motivationnels sont sans doute influencés par la situation existentielle du sujet, et par l’ensemble de son parcours biographique et éducatif (Dominicé, 2002). Les adultes prennent des décisions qui révèlent des préférences pour agir, dépendantes de leur contexte existentiel, et des capacités et fonctionnement qu’ils pensent avoir pour atteindre leurs buts (Evans, 2016, p. 107). Les agent-e-s individualisent leur action au croisement de trois types de déterminants opposés : la « structure-agentivité », le « contrôle interne-externe » et la

« reproduction-transformation sociale » (Evans, 2016, p. 107). D’une part, les contraintes socio-structurelles, politiques et culturelles, peuvent entraver l’auto-direction et l’autodétermination des agent-e-s. D’autre part, le contrôle sur le cours de leur action peut s’exercer à partir d’un locus extérieur à eux/elles-mêmes qui cherchent à obtenir, par leur action, une réponse positive

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du locus. Les agent-e-s renforcent ainsi l’attente du locus et intériorisent ces attentes, de sorte à les satisfaire par une action ultérieure : le contrôle sur l’action devient alors interne.

Finalement, les sujets agissent : soit pour se conformer à l’ordre social (ils le reproduisent), en raison de contraintes structurelles, d’un contrôle externe ou interne ; soit pour pour transformer cet ordre, obéissant aux autorégulations plus subjectives, critiques et autonomes, de leur propre action, imposant ainsi leur autodétermination et leur agentivité. Les caractéristiques personnelles de la motivation sont toutes liées au rapport des sujets à la formation, lequel s’exerce dans trois directions principales : « vers un but externe, vers la connaissance, vers l’activité de formation en soi » (Carré, 2005, p. 129). Une fois que les directions de la motivation sont posées, il reste à connaître les raisons, les motifs qui incitent les sujets à participer aux formations.

4.3.1.2 Motifs intrinsèques, et extrinsèques

Le motif est une raison à l’origine de l’action, alors que la motivation est l’ensemble des déterminants internes (affects, volition, buts cognitifs, etc.) d’une action, entreprise et poursuivie en fonction des résultats attendus de cette action (d’après Nuttin [1980] et Carré [2005]). Sur la base des travaux de Deci et Ryan (2000, in Carré, 2005), Carré distribue les motifs à entrer en formation en motifs extrinsèques, ou intrinsèques. L’orientation des motifs s’exerce soit vers l’apprentissage, soit vers la participation (p. 131). Les motifs intrinsèques sont ceux que le sujet a fait siens ; les motifs extrinsèques sont extérieurs au sujet (ce peuvent être des injonctions à entrer en formation). Les motifs sont encore distingués selon qu’ils sont centrés sur l’acquisition de savoirs, de compétences et d’habiletés, ou sur la présence et la sociabilité en formation. La répartition des motifs à entrer en formation peut être schématisée sur deux axes, celui de la motivation, et celui de la participation.

Les motifs « épistémiques », « socio-affectifs » et « hédoniques » sont intrinsèques. Le motif épistémique est affectif et caractérisé par le plaisir de s’approprier des contenus d’apprentissage ; c’est l’exercice du « goût personnel » (Carré, 2005, p. 132). Le motif socio-affectif amène les sujet-te-s à la formation « pour bénéficier de contacts sociaux » (Carré, 2005, p. 132), pour échanger avec les autres participant-e-s, établir de nouvelles relations, les renforcer, ou s’intégrer à un groupe. Le motif hédonique décrit le plaisir de participer à certaines

« conditions pratiques » (Carré, 2005, p. 133) de la formation (l’environnement, le déroulement, l’ambiance, la formation à une activité particulière), plutôt que le plaisir d’acquérir des savoirs.

D’autres motifs sont extrinsèques. Le motif prescrit est le résultat d’une injonction à la formation provenant d’une autorité hiérarchique ; cette source de motivation est la plus extrinsèque. Le motif dérivatif a pour origine une volonté d’éviter des situations ou des

« activités vécues comme désagréables » (Carré, 2005, p. 134). Le motif opératoire professionnel amène le sujet à la formation des perfectionnements de pratiques qui ont pour visée une optimisation de la performance au travail (Carré, 2005, p. 134). Le motif opératoire personnel est perçu par le sujet quand la formation sert à la réalisation d’activités dans des domaines de la sphère privée ; la formation sert des buts d’insertion sociale plutôt que professionnelle. Par le motif identitaire, les sujets visent la reconnaissance ou la transformation de leur identité professionnelle, sociale, ou culturelle. La valorisation du but « intégratif » de la formation, est grand (Carré, 2005, p. 135). Le motif vocationnel concerne les formations

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entreprises pour obtenir la reconnaissance de ses compétences dans la recherche d’un emploi, dans une réorientation professionnelle, dans la gestion de sa carrière ; le sujet cherche à capitaliser des connaissances et compétences en prévision d’une action professionnelle future.

Ces motifs à entrer en formation ne sont pas exclusifs les uns des autres ; au contraire, ils s’associent pour former une dynamique motivationnelle propre au sujet à un moment de son parcours éducatif. Pour les personnes paraplégiques en réhabilitation professionnelle, les motifs à entrer en formation (retour à une formation scolaire ou professionnelle, voire la réhabilitation elle-même) sont plusieurs à se combiner. Mais au moment de la réhabilitation et/ou du retour à l’emploi, ce sont surtout les motifs extrinsèques qui dominent. Quant aux motifs intrinsèques, ils ont en commun une instrumentalité particulière : ils constituent des raisons, pour le sujet, de s’extraire des apprentissages de la corporéité pour satisfaire des besoins d’auto-développement (Nuttin, 1980). Les apprentissages du corps sont jugés indispensables, mais rébarbatifs, dévalorisants et ségrégants. Différents motifs amènent les personnes paraplégiques à s’engager dans l’action professionnelle ; ces motifs sont des composantes nécessaires de l’agentivité. Les motifs, les raisons d’entrer en formation, et les motivations qui incitent à y rester, sont d’autant plus suivis de succès que le sujet perçoit dans la formation une satisfaction à des besoins supérieurs et intrinsèques (Carré, 2005, p. 141). Ces besoins peuvent être définis et concrétisés dans un projet personnel de formation, ou professionnel. Ci-dessous, je trace rapidement les caractéristiques de la pédagogie du projet personnel sur laquelle s’appuie la réhabilitation professionnelle des personnes paraplégiques.

4.3.2 La pédagogie du projet : caractéristiques et finalités

Le projet est l’anticipation d’une certaine action ; il est l’expression d’une croyance en un futur qui est le « résultat de l’action transformatrice » (Tilman, 2004, p. 21). Le projet est le véhicule d’une création cognitive, d’un imaginaire et d’affects positifs. Le projet articule conception et réalisation.

La pédagogie du projet est née avec le courant de la pédagogie active, porté entre autres par Dewey dans les années 1930. Plus tard, dans les années 1960, le monde de l’éducation, et notamment le courant de la pédagogie active, a initié un mouvement en quête de changement social à travers l’éducation. Cette volonté s’est traduite dans la pédagogie du projet, qui est devenue l’instrument et le vecteur de l’émancipation des individu-e-s opprimé-e-s (Tilman, 2004, p. 37).

4.3.2.1 Le projet personnel : définitions, conduite et buts

Le projet personnel est l’expression des besoins d’auto-développement, de la directionnalité cognitive (Nuttin, 1980), et de l’autodétermination (Deci & Ryan, 2002) des individu-e-s. Il est la « projection que l’individu fait de lui-même » à travers une « réflexion sur les moyens à mobiliser pour atteindre ce nouvel état » (Tilman, 2004, p. 27). Le projet personnel est source d’apprentissages formels et/ou informels, que ce soit au stade de son élaboration, de l’organisation des moyens pour l’atteindre, ou au stade de sa réalisation et de son achèvement, sans compter l’évaluation rétrospective des moyens engagés, et de ses résultats. Quant au projet professionnel, c’est un projet personnel « circonscrit au domaine de l’avenir professionnel » (Tilman, 2004, p. 27). Le projet d’apprentissage est circonscrit, lui, « au domaine de l’étude »

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(Tilman, 2004, p. 27). Le projet personnel s’adresse tout spécialement à des personnes vulnérabilisées, dont la capacité d’auto-direction est perturbée. Ce type de projet leur permet de se réinscrire dans leur propre parcours biographique pour recomposer leur identité. Le partage de récits de vie dans un groupe de parole permet aux personnes de faire le constat d’une

« condition partagée » (Tilman, 2004, p. 69), d’entrevoir des opportunités, modelées par autrui, dans leur propre futur, tout en faisant saillir les mécanismes de certains échecs qui pourront être contrés à l’avenir.

La conception, la planification, la réalisation et l’achèvement du projet personnel demandent des ressources d’agentivité qui sont en général disponibles avec un certain capital social (niveau de formation et de certification, position socio-professionnelle, réseaux de relations sociales, compétences informelles, etc.) (Tilman, 2004, p. 131). Les agent-e-s du projet personnel sont donc inégaux et inégales devant ses chances d’aboutissement. L’accompagnement au projet personnel peut s’avérer, plutôt qu’une pratique soutenante, un outil de « culpabilisation et de contrôle social » (Tilman, 2004, p. 131), alors que le projet personnel vise l’affirmation de compétences déjà présentes et l’émancipation de ses agent-e-s d’une situation existentielle jugée insatisfaisante. Les formateurs-trices qui facilitent le projet s’emploient à faire émerger, par une démarche intersubjective d’exploration biographique, les souhaits existentiels, les ressources et le droit à l’autodétermination des sujets, qui impulse une dynamique d’évolution personnelle et de potentielle transformation des (auto-) représentations.

Dans la réhabilitation des personnes paraplégiques, l’institution de prévoyance, ou de réhabilitation enjoint la personne à s’engager dans un projet personnel de reconstruction de parcours professionnel. Cela n’empêche toutefois pas les acteurs-trices du projet (personnes paraplégiques et orienteurs-euses professionnel-le-s) d’aménager un espace d’autodétermination « sous condition d’injonction », pendant le temps de la réhabilitation, lui aussi contraint par les exigences d’économies imposées par les politiques de santé publique.

Des recherches (Ville, 2005) menées sur la réhabilitation des personnes paraplégiques, montrent que les temporalités de la réhabilitation professionnelle et de la stabilisation de la trajectoire professionnelle, ne concordent pas : les logiques économiques des institutions médicales, qui prévoient une réhabilitation totale en quelques mois par crainte d’un surcroît de coûts hospitaliers et, également, d’une marginalisation des personnes paraplégiques, rencontrent la résistance des processus de reconstruction biographique.

Face au projet de réorientation professionnelle, la personne paraplégique ne peut s’appuyer sur des ressources d’action individuelles uniquement. Elle est soutenue dans sa réflexivité, sa recherche d’identité et d’agentivité, par un-e orienteur-euse professionnel-le qui va guider et modeler (c’est-à-dire, montrer en exemple) le déroulement organisé et échelonné d’une action efficace vers le retour à une formation, ou à l’emploi. Le modelage, ainsi que l’autorégulation du comportement acquis, est le principe même de l’apprentissage vicariant (ou social, ou sociocognitif [Bandura, 1980]), un paradigme de la psychologie contemporaine qui s’oppose à l’idée générale que le sujet agit simplement en réponse à des stimuli (Carré, 2004).

4.3.3 L’apprentissage social

L’apprentissage social (Bandura, 1980) repose sur trois piliers théoriques fondateurs : le « rôle des processus vicariants » (Carré, 2004, p. 22) (le sujet apprend par observation, s’approprie le

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geste ou la pensée qu’autrui présente comme modèle et qui, à ses yeux, est pertinent-e et bénéfique dans la poursuite de son action) ; celui des processus « symboliques » (Carré, 2004, p. 22), les êtres humains étant capables de se représenter, de s’imaginer ou de créer le monde, leur propre action ou celle d’autrui par la médiation de symboles ; et des processus

« autorégulateurs » (Carré, 2004, p. 22), plus complexes que des réactions à des stimulations, qui montrent que le sujet traite et transforme les « stimuli, opportunités et contraintes » (Carré, 2004, p. 23) de son environnement, afin d’agir selon des choix faits par anticipation de leurs résultats. Le sujet est capable d’agir sur son action et d’y apporter des changements et une certaine direction, en interaction dynamique (par influence réciproque) avec son environnement.

Le sujet amène toujours une part de lui/elle-même dans cette interaction entre aspects cognitifs, comportementaux et environnementaux de l’apprentissage, pour insuffler y insuffler une motivation à agir et une dynamique d’action. Dès le milieu des années 1980, Bandura nomme

« apprentissage sociocognitif » (Carré, 2004, p. 30) ce mode d’« acquisition des connaissances et habiletés placées au cœur de la personnalité et de l’interaction sociale » (Carré, 2004, p. 30).

L’apprentissage sociocognitif recouvre deux modes d’apprentissage : le modelage (son versant

« social ») et l’autorégulation (son versant « individuel », autoréflexif), qui entretiennent une interaction dynamique.

4.3.3.1 L’apprentissage par modelage

Le modelage (Bandura, 1980) s’effectue par l’observation de gestes ou d’activités (professionnels, par exemple) accompli-e-s par autrui. Ce dernier va modeler soit la motivation à entrer en formation, soit une action professionnelle, qui va donner de l’appétence et de la confiance à la personne paraplégique pour initier, voire compléter, une réorientation professionnelle. Les gestes et activités d’autrui ne sont pas reproduit-e-s à l’identique, il ne s’agit pas d’un mimétisme : le sujet apporte, dans leur reproduction, sa motivation à reproduire l’action d’autrui, de nouvelles compétences, voire de nouveaux comportements, par anticipation de bénéfices. Le modelage peut changer les affects et les valeurs de ce-tte dernier-ère.

Le modelage nécessite quatre caractéristiques pour être réussi. Premièrement, l’attention du sujet est requise. Pour qu’elle soit attirée et maintenue, il faut que l’objet de l’acquisition de

Le modelage nécessite quatre caractéristiques pour être réussi. Premièrement, l’attention du sujet est requise. Pour qu’elle soit attirée et maintenue, il faut que l’objet de l’acquisition de