• Aucun résultat trouvé

Représentations et incarnation de la féminité en réhabilitations physique et professionnelle professionnelle

3 Des fondements épistémologiques communs aux études sur le handicap et aux études genre : les Cultural Studies

3.5 Représentations et incarnation de la féminité en réhabilitations physique et professionnelle professionnelle

L’ensemble de la réhabilitation véhicule des attentes sexuées contradictoires adressées aux hommes et aux femmes paraplégiques.

Dans la réhabilitation physique, il est attendu des femmes qu’elles accèdent aux mêmes performances que les hommes : leurs accomplissements physiques doivent les amener à la même qualité d’indépendance dans leur mobilité que les hommes. Les femmes ont de multiples opportunités de se mesurer aux hommes dans le milieu hospitalier, même si elles n’y sont pas encouragées. Elles ont donc tendance à se viriliser. L’éventail de gestes efficaces, maîtrisés, est le gage d’accès (auto-perçu comme tel) à une égalité à la fois avec les hommes paraplégiques, et avec les personnes valides. En réhabilitation, femmes et hommes occupent ensemble les environnements de réentraînement du corps déficient, sans que la mixité n’y ait été accompagnée. Dans un tel contexte, les femmes paraplégiques peuvent en éprouver un sentiment d’illégitimité et de moindre valeur en mettant sous silence leurs difficultés physiques et/ou émotionnelles, ce d’autant plus qu’en réhabilitation, on habitue les femmes à se réapproprier les « privilèges relatifs » (Garland-Thomson, 2011) de la féminité normative comme, par exemple, l’assistance économique et morale des hommes.

Dans une étude de messages publicitaires, Goffman (1977) établit des figures stéréotypiques de femmes telles qu’elles apparaissent non seulement dans des publicités, mais surtout dans la réalité existentielle des femmes et des hommes. Car bien qu’ « hyper-ritualisée » (Goffman, 1977), c’est-à-dire reproduisant une exagération des traits de la réalité sociale par la fiction, la représentation médiatique de toutes ces figures (la « femme soumise », la « femme jouet », la

« femme docile » ou la « femme lointaine ») font des femmes réelles un portrait qui réunit des caractéristiques psycho-sociales communes et acceptées comme normales : la vulnérabilité, la dépendance, la subordination ou l’infériorisation (même dans l’occupation de l’espace physique, les femmes sont volontiers montrées, couchées) et la disponibilité sexuelle (Goffman, 1977).

Pour les femmes paraplégiques, l’établissement d’un nouveau rapport au corps se fait par la réappropriation incarnée des attributs de la féminité stéréotypique (ce que montrent les travaux de Meekosha [2004] qui parlent d’injonction aux codes stéréotypés de la féminité, comme l’usage de maquillage, le port de vêtements, et l’adoption de gestes et de comportements typiquement féminins). Cette réappropriation se fait aussi avec un « réentraînement à l’infériorisation » par rapport aux performances des hommes paraplégiques en réhabilitation physique. Si la conformation à la féminité normative a lieu, elle a des retombées identitaires bien relatives : la déficience, à la fois « accentue » et « diminue les scripts sexuels de la féminité » (Garland-Thomson, 2011). La féminité stéréotypique, avec ses exigences corporelles et attitudinales, est relativement difficilement atteignable par les femmes paraplégiques : si elles accèdent à une normativité corporelle, elles sont toujours desservies par la visibilité (le fauteuil roulant, typiquement) (Garland-Thomson, 2011) ou les effets psychologiques ou sociaux de leur déficience. Or, ces effets entrent en contradiction avec les demandes des rôles de sexe (par exemple, la disponibilité physique et affective attendue des femmes [Fine & Asch, 1988]). Les normes de la santé et de l’apparence étant liées, il est difficile pour les femmes porteuses de

80

déficiences, de faire valoir une « agentivité incarnée » (Garland-Thomson, 2011) compétente, c’est-à-dire de montrer qu’elles sont capables d’assumer leur rôle reproductif au-delà des attributions traditionnelles d’incapacité (de « maladie ») qui leur sont adressées. Les femmes porteuses de déficientes (et paraplégiques en particulier) sont enjointes, tout à la fois, à adopter des attitudes physiques et psychologiques virilisantes dans la gestion de la déficience et du handicap, et à arborer les signes corporels et interactionnels de la féminité stéréotypique. Ces injonctions contradictoires ne les aident en rien à combler les multiples brèches identitaires ouvertes par la survenance de la déficience.

En réhabilitation professionnelle, on attend des femmes qu’elles retournent à (ou adoptent) des rôles traditionnels féminins, non questionnés, qui ne vont pas à l’encontre de leur identité sexuelle. Les femmes paraplégiques se retrouvent souvent confortées dans leurs choix d’orientation professionnelle initiale : les métiers administratifs et de services. Néanmoins, la palette de leurs choix professionnels se restreint encore : en effet, les métiers de soins aux personnes, qu’elles occupent très majoritairement en tant que personnes valides, leur sont désormais pour la plupart fermés (infirmière, aide-soignante, etc.).

3.5.1.1 Femmes paraplégiques et sport

La pratique du sport est un vif encouragement, si ce n’est une injonction, socialement adressée au groupe des personnes paraplégiques. Cette injonction est normalisante et paternaliste ; comme elle s’adresse aux hommes et aux femmes, elle est émise au masculin neutre et s’avère virilisante et opprimante pour les femmes paraplégiques. Dans le sport, ni les femmes valides, ni les femmes paraplégiques n’ont de pouvoir à conquérir ou reconquérir, puisqu’elles y sont dominées ; cette forme de domination se combine de façon dynamique avec d’autres formes de domination, dans d’autres domaines existentiels. L’intérêt social pour le sport des femmes porteuses de déficiences est réduit, puisque leur potentiel de performance est diminué et par leur appartenance de sexe, et par la déficience ; la socialisation du corps nouveau par le sport, est un des moyens de reproduction de la domination exercée sur les femmes porteuses de déficiences. L’intérêt qu’elles peuvent personnellement porter au sport est dirigé vers une renarcissisation ou « un entretien de soi » pour éviter les problèmes de santé, un comportement qui n’est peut-être pas éloigné de l’altérisation et de la moralisation qu’expérimentent les groupes minorisés, associé au traitement hygiéniste que reçoivent les personnes déficientes selon le modèle médical.

Encore plus que les hommes, les femmes porteuses de déficiences subissent une « objectivation asexuelle » (Garland-Thomson, 2011) qui, certes, peut les affranchir du système d’oppression de genre, mais qui risque de mettre à mal leur identité sexuelle féminine. Cette objectivation, qui se fait en réalité au masculin neutre, advient notamment dans les milieux du handisport, qui est un vecteur de virilisation et d’infériorisation des femmes paraplégiques, qui peut entretenir chez elles des autoreprésentations dévalorisantes également lorsqu’elles envisagent la poursuite de leur parcours dans les domaines professionnel, et de la formation.

81

3.5.1.2 Expérience des femmes déficientes, et des femmes non déficientes : quelles différences et quelles ressemblances ?

Je reviens ici sur la politique d’identité du groupe des personnes déficientes, qui s’est rapidement transformée en une politique d’identité de sous-groupes : les sous-groupes des personnes sourdes, des personnes ayant une déficience physique, des personnes déficientes mentalement, des personnes handicapées âgées, etc. Selon Oliver et Barnes (2012), cette fragmentation identitaire a eu pour effet de créer des divisions d’intérêts, et une hiérarchisation de ces sous-groupes et de leurs préoccupations. Pourtant, des voix critiques se sont élevées contre un modèle social jugé trop universalisant. Des voix de femmes, inspirées par les revendications féministes, se sont élevées pour faire reconnaître leur expérience particulière de femmes, c’est-à-dire leur exclusion de, ou leur domination dans la sphère productive masculine, et leur exclusion de, ou leur dévaluation dans la sphère reproductive féminine (Fine & Asch, 1988). Les femmes porteuses de déficiences se sont senties exclues des revendications féministes des femmes valides (Crow, 1996 ; Morris, 1996). Une explication à cela est que les femmes déficientes incarnent les attributions de passivité (Shakespeare, 1996a ; Sheldon, 2009) que les féministes veulent précisément éradiquer des représentations traditionnelles sur les femmes.

Les femmes ayant une déficience, ne vivent pas une « addition » de formes d’oppression : l’appartenance sexuelle en plus de la déficience et du handicap. Les femmes porteuses de déficiences vivent plutôt ce que Stuart (1993, in Thomas, 1999, p. 98) appelle une « oppression simultanée », à l’intersection des traitements inégalitaires exercés à l’encontre des femmes et des personnes déficientes, et parfois au croisement de formes d’oppression liées à d’autres différences (l’appartenance ethnique, la préférence sexuelle, etc.). L’expérience de ces formes conjointes d’oppression forme des configurations existentielles singulières, personnelles. Des recherches récentes montrent des expériences de femmes déficientes, dans des configurations existentielles où la déficience et le handicap jouent un rôle spécifique. Meekosha (2004) montre que les femmes déficientes sont plus suseptibles que les hommes déficients, de souffrir de pauvreté, en raison d’une restriction d’accès au travail et à la réhabilitation ; qu’elles sont plus craintives à évoluer dans l’espace public ; que leurs choix de vie sont plus limités que ceux des hommes déficients ; qu’elles demeurent dans des relations conjugales abusives en raison de leur dépendance physique et économique (une femme déficiente sur deux subit des violences domestiques [Kelly, 2016]) ; et qu’elles sont, encore plus que les femmes valides, victimes d’abus sexuels.

Morris (1996) estime que la notion d’ « oppression simultanée » individualise, singularise l’expérience des femmes déficientes, et donne une identité victimaire à des femmes déficientes vues comme passives. Selon Morris (1996), il faut faire connaître les effets de la déficience, mais en des termes qui ne dégradent pas la valeur personnelle, par risque de voir des attributions de « tragédie » et d’impuissance plaquées sur sa propre expérience ; alors qu’au quotidien, les femmes déficientes montrent des stratégies existentielles pleines d’agentivité, et des tentatives de gagner en pouvoir social.

82 3.5.1.3 Femmes déficientes et féminisme

Les femmes déficientes ont demandé à ce que l’expérience de la déficience et du handicap soit décrite, entendue, médiatisée comme une expérience incarnée (Crow, 1996). Thomas (1999) estime que dans les mouvements féministes, la centration sur les conditions de vie personnelles des femmes a porté ses fruits en termes de théorisation et d’action politique, rendue possible par la description et la compréhension d’aspects de l’expérience communs aux femmes porteuses de déficiences, une expérience qui est à la fois tributaire des rapports de production, et de leurs images sociales et culturelles. Les risques de marginalisation des groupes minoritaires n’est jamais loin quand la différence est exposée. Les conditions matérielles d’existence des femmes déficientes n’ont pas été prises en compte dans la revendication politique car les femmes valides ont sans doute les mêmes images négatives des femmes déficientes que les hommes valides, par exemple au sujet de la vie en couple, de la grossesse ou de la maternité, jugées difficilement envisageables et peu légitimes. Les rôles sociaux de sexe ont été fortement combattus par les féministes, qu’il s’agisse des rôles d’épouse, de mère, ou de simple faire-valoir des hommes. Les femmes déficientes ne pouvant supposément pas s’identifier à de tels rôles, elles ont été mises à distance des luttes féministes. Les femmes déficientes cherchent plutôt à occuper ces mêmes rôles, et sont prêtes à supporter le sexisme dans cette quête, jusqu’à ce qu’elles découvrent que leur expérience est partiellement commune à celles des femmes valides.

Les conditions d’existence des femmes déficientes sont plutôt délaissées dans le champ des recherches sur le handicap ; les préoccupations des femmes sont de moindre importance pour la recherche (Robertson, 2009). Pour les féministes non déficientes, l’expérience des femmes déficientes peut paraître « opaque, intransitive et idiosyncratique » (Ghai, 2006, p. 88). Les féministes poursuivent un agenda qui peut aller à l’encontre des intérêts des femmes déficientes, et même des personnes déficientes sans distinction de sexe. Par exemple, les féministes militent pour le maintien du droit des femmes à choisir l’avortement dans les cas de fœtus porteurs de déficiences (Kelly, 2016) ; les femmes déficientes représentent l’oppression de la mère à qui il incombe, prioritairement, les soins décuplés à un-e enfant déficient-e. Autre exemple : les féministes revendiquent de meilleures conditions de travail et de salaire pour les travailleuses des services communautaires (le care) occupées à fournir des soins aux personnes déficientes (Garland-Thomson, 2002 ; Sheldon, 2009), tout en n’écartant plus la solution de l’institutionnalisation dont on sait qu’elle a eu des effets particulièrement néfastes sur l’individuation des personnes déficientes. Dans leurs revendications, le « femalestream » fait peu de cas du fait que les personnes déficientes dépendantes sont majoritairement des femmes, qui ont possiblement d’autres membres de leur famille à charge (des enfants, etc.). Comment, dès lors, défendre en même temps les intérêts des femmes déficientes et ceux des femmes qui s’en occupent ? Comment prendre en compte et dénoncer certaines réalités existentielles des femmes déficientes, si les féministes ont d’autres agendas ? Quelles sont les voies des femmes déficientes vers leur émancipation ?

Même si les femmes déficientes vivent une mise à l’écart, il ne faudrait pas perdre de vue une unité possible avec les mouvements féministes, car les femmes valides se voient aussi attribuer des caractéristiques de faiblesse, de passivité et de dépendance, dans une multitude de situations et de contextes sociaux. Chacun de ces deux groupes de femmes ignore leur expérience

83

commune d’oppression due aux multiples combinaisons du sexisme, du handicapisme, du racisme, etc. dans les interactions sociales (Sheldon, 2009). Tout comme les femmes et les femmes féministes, les femmes déficientes ont à subir des représentations culturelles dictées par des codifications étroites de leur identité sexuelle, qui contraignent fortement leur apparence physique et leur identité sociale (Sheldon, 2009).

A la suite de récits recueillis lors d’une recherche sur l’expérience biographique hypothétiquement particulière des femmes porteuses de déficiences, Thomas (1999) remarque que les femmes déficientes ont surtout des préoccupations existentielles, des conditions matérielles d’existence, et des expériences de vie communes avec les femmes valides. Elle énumère une longue liste d’expériences communes, recueillies lors de sa recherche sur l’expérience biographique de femmes déficientes : « devenir, être ou vouloir devenir mère ; être un parent seul ; (…) être une épouse (…) (parfois dans des relations très malheureuses, parfois pas) ; avoir des relations sexuelles satisfaisantes, ou pas ; être rabaissées par des hommes, par exemple des médecins ou des hommes sur la place de travail ; le ménage et les soins aux enfants ; le travail salarié et la carrière professionnelle (…) », etc. (p. 85). En soulignant les aspects communs de l’expérience des femmes, Thomas (1999) exprime clairement qu’elle ne veut pas faire des femmes déficientes, des « autres » (p. 99) ; elle ne distingue pas l’expérience de femmes ayant acquis leur déficience au cours de la vie, de celle de femmes étant porteuses de déficiences congénitales. Même si des parts d’expérience de l’oppression sont communes aux femmes déficientes et aux femmes valides, on peut estimer que l’expérience n’est qu’un

« point de départ nécessaire » (Sheldon, 2009, p. 72) à la compréhension mutuelle et à l’unification des forces, mais qu’elle n’est pas une fin politique. Les femmes déficientes doivent attaquer de front les rapports sociaux qui mettent en jeu simultanément sexisme, handicapisme, racisme, etc. Comme cela est défendu par les femmes non déficientes, c’est la division sexuelle du travail qu’il s’agit d’attaquer, car celle-ci infériorise tous les groupes de femmes (Sheldon, 2009, p. 73). Il faut défier les mêmes structures et les mêmes institutions (Sheldon, 2009, p.

73).

3.5.1.4 Explications essentialiste et constructiviste de la différence entre femmes déficientes et femmes non déficientes

Pour ce qui est de l’expérience des femmes valides et des femmes déficientes, « où se situe la différence ? » (Thomas, 1999, p. 101) Thomas oppose la conception essentialiste à la conception constructiviste, toutes deux présentes dans les débats féministes, et dans les débats sur le handicap et la déficience.

Si la catégorie « femmes » n’est certes pas unifiée, Thomas conteste le fait que la subdivision des identités aboutisse au progrès social. Cette subdivision amènerait plutôt un universalisme à plus petite échelle, une division des forces militantes, et un essentialisme, une différence

« pure », d’essence, nécessairement partagée, irréductible. Les femmes porteuses de déficiences sont d’ailleurs particulièrement susceptibles de subir un réductionnisme biologique, essentialiste, du fait de leur appartenance de sexe (les femmes se voyant continuellement attribuer des traits, des places et des rôles « naturels »), et de l’inscription corporelle de la déficience (Hall, 2011). Wendell (1996) émet un point de vue essentialiste sur la déficience : c’est ce qui distingue les non-valides des valides. Les individu-e-s déficient-e-s sont

84

essentiellement différents les un-e-s des autres en raison de leur déficience, mais ils subissent un handicap commun, construit socialement mais basé sur la déficience.

Wendell (1996) pense que les personnes déficientes, et les femmes déficientes en particulier, bénéficient d’un « avantage épistémique » : elles ont des points de vue sur le monde, et un rapport à la connaissance qui sont ancrés dans l’expérience de la déficience et du handicap, ce qui leur donne un avantage dans certains contextes sociaux. La différence entre personnes valides, et déficientes, a à la fois une explication essentialiste, et constructiviste. Morris (1991), de son côté, dénonce des points de vue sur le handicap, et sur la déficience surtout, au

« masculin neutre », c’est-à-dire des notions et représentations émises à partir de l’expérience d’hommes déficients, généralisée à celle des femmes déficientes. Morris (1991) veut rendre compte d’une « anormalité » (p. 17) qui est digne d’être valorisée. Mais, d’une part, toutes les femmes porteuses de déficiences ne partagent pas la même expérience et, d’autre part, elles n’ont pas qu’une identité de femme déficiente : elles sont aussi des travailleuses, des épouses, des mères, de la classe moyenne, etc. ; elles assument plusieurs identités, qui ne relèvent pas toutes de l’anormalité, mais simplement d’une appartenance de groupe différente. Morris (1991) estime qu’il existe une différence entre le corps normal (valide) et le corps anormal (déficient), et que cette différence implique que l’expérience de la déficience est individuelle, unique. Quant au handicap, il est aussi une expérience unique, spécifique à chaque individu, basée sur le « marqueur physique de la discrimination sociale » (Thomas, 1999, p. 111) qu’est la déficience.

La conception constructiviste fait de la déficience, tout comme du handicap, un construit social.

La déficience existe en ce qu’elle est une construction discursive, une catégorisation sociale. Il n’y a pas de corps « normal », ou « anormal » par essence. La normalité, et l’anormalité des corps sont des catégories élaborées par les discours biomédicaux, « normatifs et normalisants » (Price & Shildrick, 1998, p. 234), qui produisent et gouvernent les corps. Price et Shildrick (1998) affirment il n’y a pas d’ « accès non médié à un corps, qui précède le discours » sur ce corps (p. 234), tout en précisant que « la question n’est pas de mettre en doute la matérialité du corps » (p. 234). Pour Shildrick et Price (1996), les limites des catégoires « ressemblance » et

« différence » sont perméables, elles permettent aux identités d’être fluides (définissable seulement dans les pratiques discursives et dans les performances), si bien que ces catégories disparaissent. Pour Corker (1998), aussi bien le modèle social que les mouvements particularistes, ont des discours et pratiques marginalisants vis-à-vis de la différence, qui ne tiennent pas compte du rôle de la culture et du langage dans le fonctionnement du handicap.

Pour les théoriciennes féministes post-modernes du handicap, les politiques d’identité n’ont pas lieu d’être, les catégories identitaires (sexe, genre, race, etc.) n’existant pas. Ce sont les performances qui ont une valeur politique, tout comme les comportements de « résistance transgressive » (Thomas, 1999, p. 115). La dichotomie « valide/handicapé » disparaît, pour laisser la place à la pluralité d’identités des individu-e-s, qui parfois font valoir leur « identité handicapée » pour mieux détruire ses normes dans des performances qui resignifient la matérialité des corps « déficients » (Snyder & Mitchell, 2001).

Je me demande pourtant ce qui est fait, dans les conceptualisations postmodernistes sur le handicap, de l’expérience vécue du corps et même, de la matérialité effective, physique, biologique, empirique du corps. Certes, les discours du biomédical fabriquent des explications

85

sur le corps que les personnes s’approprient ; mais ces discours contribuent à construire un objet de pensée que l’on peut appeler « corps », mais qui n’est pas le corps. Même si les explications postmodernistes empêchent tout réductionnisme biologique ou matérialiste stricto sensu (qui suggère que « les catégories de savoir reflètent directement la réalité sans aucune médiation sociale » [Thomas, 1999, p. 117]), je reprends à mon compte les mots de Raymond Williams cités par Thomas (1999) : « Pour rappeler une prémisse absolument fondatrice du matérialisme… le monde matériel existe, qu’il soit signifié ou non » (p. 117 ; je traduis).

Le corps existe matériellement avant qu’il ne soit signifié. Le corps est auto-perçu par la

Le corps existe matériellement avant qu’il ne soit signifié. Le corps est auto-perçu par la