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Images de soi et motivation : l’impact du système du handicap, et du système de genre sur le retour à l’emploi ou à la formation système de genre sur le retour à l’emploi ou à la formation

4 Le champ de l’éducation des adultes : des concepts pour comprendre le processus de réhabilitation professionnelle des personnes paraplégiques

4.2 Images de soi et motivation : l’impact du système du handicap, et du système de genre sur le retour à l’emploi ou à la formation système de genre sur le retour à l’emploi ou à la formation

Les images de soi et les différentes identités (sociale, professionnelle et personnelle) sont bouleversées par la survenance de la paraplégie. Elles sont polluées par des stéréotypes et des représentations véhiculées sur les personnes porteuses de déficiences dans le monde du travail.

Les stéréotypes de sexe interviennent également en réhabilitation professionnelle des personnes paraplégiques, jouant un rôle dans leur motivation à entrer en formation, quand bien même les personnes paraplégiques sont chacune encouragées par les orienteurs-euses professionnel-le-s, dans un échange intersubjectif, à prendre conscience de leurs capacités (y compris physiques), de leurs compétences et de leur expérience professionnelles, pour les projeter dans le processus de leur retour à l’emploi formel.

4.2.1 Combinaisons d’images de soi, buts et dynamiques identitaires

A la survenance de la déficience, les questionnements identitaires personnels, assortis de représentations sur les personnes déficientes, retardent le processus d’ « entrée en formation »

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(Bourgeois, 2006b, p. 271). La réhabilitation professionnelle des personnes paraplégiques, ainsi que le début d’une formation initiale ou d’une nouvelle formation qualifiante, peuvent être considérés comme des entrées en formation ; elles ont lieu soit pendant le séjour en centre médical spécialisé, soit après la sortie du centre. Pour la personne devenue paraplégique, chacun des nouveaux apprentissages (du corps, de la sociabilité, etc.) peut constituer non pas une projection de soi satisfaisante, mais un écueil infranchissable, par manque de valorisation du but du processus d’apprentissage, et par manque d’attente de résultats qui émanent, en réalité, d’une confiance diminuée en sa capacité de réussir un nouveau défi existentiel (Bourgeois, 2006, p. 271).

Or, la dynamique identitaire est un ingrédient essentiel parmi les ressorts de l’action. Les

« tensions identitaires » (Bourgeois, 2006b, p. 274) causées par l’acquisition de la déficience influent sur le degré d’engagement en réhabilitation professionnelle. Il s’agit de construire un

« système positif de soi » (Bourgeois, 2006b, p. 271), une identité de soi en action, en direction de buts valorisés. Ce ne sont pas seulement des « buts opératoires » (Bourgeois, 2006b, p. 272) qui sont visés, mais, in fine, ce sont des buts identitaires qui peuvent être accomplis : par exemple, devenir et paraître plus compétent-e, plus autonome.

Les buts identitaires peuvent être des facilitateurs, ou des freins à l’entrée en formation ou en réhabilitation. L’entrée en formation peut être vue comme destructrice d’une identité, passée et présente, estimable et valorisée ; elle peut être également vue comme une opportunité de gagner en savoir-faire et en prestige, comme l’opportunité d’acquérir une autre identité, plus positive (Bourgeois, 2006b, p. 273). Les (auto-) représentations de l’identité professionnelle peuvent se présenter dans une dynamique de préservation (Bourgeois, 2006b, p. 273) de l’identité actuelle, valorisée, ou dans une dynamique de transformation (Bourgeois, 2006b, p. 273) qui tend vers un soi futur souhaité, voire idéalisé. Or, dans leur réhabilitation professionnelle, les personnes paraplégiques mettent en jeu non seulement leur identité professionnelle, mais également leur identité personnelle, désormais instable et dévalorisée. L’engagement en formation est alors vu comme soit soutenant, soit compliquant la dynamique de changement, inévitable, des identités professionnelle et personnelle (Bourgeois, 2006b, p. 274). L’engagement en formation des personnes devenues paraplégiques, exigé par les instances assurantielles, est propice à impulser une nouvelle dynamique identitaire. Pour Bourgeois (2006b), l’entrée en formation peut agir comme « régulateur » (p. 274) des tensions identitaires. Les buts identitaires permettent l’intégration, dans l’identité, du permanent (les normes et valeur attachés à une identité professionnelle acquise) et du contingent (la projection de soi dans une nouvelle occupation), amenant ainsi le sujet vers la possibilité de développer un plus grand sentiment d’efficacité personnelle (Bandura, 1980).

Bourgeois (2006b) schématise deux axes sur lesquels les tensions identitaires se conjuguent : le premier axe est celui du « rapport de soi à soi » (Bourgeois, 2006b, p. 275), qui « permet de différencier les tensions entre l’image de soi tel qu’on est (soi actuel) et l’image soi tel qu’on voudrait être (soi idéal) ou qu’on croit qu’on devrait être (soi normatif) » (Bourgeois, 2006b, p.

275) ; le deuxième axe est celui du « rapport de soi aux autres » (Bourgeois, 2006b, p. 275), qui

« définit les tensions entre l’image qu’on a soi-même de soi et l’image que les autres ont de soi, du moins telle que l’on se la représente » (Bourgeois, 2006b, p. 275). On peut imaginer, par exemple, des tensions résultant d’un soi actuel et d’une image de soi que les autres ont de moi,

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ou entre un soi idéal et l’image que j’ai de moi. Un schéma permet d’illustrer les conjugaisons d’images de soi possibles, susceptibles de causer des tensions identitaires chez les personnes paraplégiques au cours de leur retour à la formation, ou à l’emploi :

Figure 3 : Tensions identitaires pressenties comme prédominantes chez les personnes paraplégiques

Chez les personnes paraplégiques, les tensions se situent à tous les croisements d’

(auto)perceptions possibles dans ce schéma, mais c’est la combinaison du soi idéal et de l’image de soi comme norme introjectée, qui est la combinaison la plus suscitée par l’entrée en formation, ou en réhabilitation. La formation est le plus souvent vue comme un marqueur de participation et un gage de progression sociale et personnelle (Carré, 2001). Cependant, le succès de l’entrée en formation dépend du degré d’introjection de la norme du/de la

« travailleur-euse déficient improductif », dont les personnes sont plus ou moins conscientes et qu’elles peuvent dès lors plus ou moins délibérément combattre, comme je le montrerai dans l’analyse de mes volets d’entretiens.

La régulation des tensions identitaires s’effectue selon deux stratégies : l’évitement, ou l’accomplissement. L’évitement consiste à éviter de donner une image de soi négative, à soi-même et aux autres. Cette stratégie vise à préserver son identité actuelle, telle qu’on la perçoit.

La régulation des tensions identitaires, par un cheminement vers le soi idéal, facilite l’action des sujets en formation, alors que la régulation par évitement des images que l’on a de soi et de celles qu’on perçoit que les autres ont de soi, compliquent l’entrée en formation. Bourgeois (2006b) nuance cependant en soulignant que les logiques d’évitement, qui proviennent souvent de normes externes, peuvent aussi être un fort soutien à l’autodétermination (p. 279).

Des « événements biographiques » (Bourgeois, 2006b, p. 280) peuvent encourager ou décourager les personnes paraplégiques à se former, ou à retourner dans le monde du travail.

Les événements biographiques peuvent générer, ou exacerber les tensions identitaires.

L’aspiration à devenir « le plus normal possible » à ses propres yeux, peut impulser et maintenir une « dynamique motivationnelle » (Carré, 1999), à entrer en formation, puis à la terminer. Je peux aussi interpréter cet élan comme un « biais pro-exogroupe » (Aebischer et al., 2002) (en faveur d’un groupe auquel on est étranger), c’est-à-dire un désir de se projeter dans un groupe auquel on n’appartient plus, celui des travailleurs-euses valides. Les normes de compétence et

soi idéal ou normatif soi actuel

image de soi (norme externe introjectée)

image de soi vue par les autres

Dans l’ellipse : zone principale pressentie des tensions identitaires chez les

personnes paraplégiques entrant en formation (« devenir le/la travailleur-euse le/la plus normal-e possible »)

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d’efficacité des travailleurs-euses valides sont introjectées, réinterprétées à l’aune de la perception de leur propre compétence par les personnes paraplégiques. Ces normes peuvent être surévaluées, et l’estimation de sa propre compétence, sous-évaluée ; d’où l’émergence du biais pro-exogroupe. Les effets de ce biais peuvent constituer soit un obstacle dans l’élaboration du projet de réorientation, soit un moteur de la motivation et de l’action. Se convaincre d’un statut de travailleur-euse « normal », c’est peut-être nier les effets limitants de la déficience sur l’exercice d’un métier ; c’est peut-être, au contraire, s’octroyer des ressources supplémentaires d’autodétermination, qui peuvent néanmoins être contrecarrées par les structures, les fonctionnements et les représentations entretenues dans le monde du travail majoritairement valide.

La dynamique motivationnelle a une forte composante affective et relationnelle ; elle est dépendante de représentations de soi (les « représentations motivationnelles » [Bourgeois, 2006a, p. 233]) que se fait le sujet au cours de ses apprentissages.

4.2.2 Temporalités de l’expérience des systèmes de genre et du handicap

Pour la personne paraplégique en réhabilitation, la motivation à entrer en formation est fortement tributaire de représentations de soi. Les autoreprésentations incluent les représentations du soi professionnel. La personne paraplégique projette son identité professionnelle dans deux systèmes de représentations circulant dans les mondes de la formation et du travail : le système de représentations du handicap, et le système de représentations liées au genre qui, en interagissant, rendent les contextes éducationnels et professionnels discriminants.

Les normes et représentations du système de genre ont marqué aussi bien l’orientation scolaire que professionnelle des hommes et des femmes paraplégiques, alors que les représentations liées aux déficiences et au handicap ne participent pas de ce que je nommerais l’« archéologie du soi professionnel » du sujet (De Coninck & Godard, 1990, p. 31). En effet, les représentations liées aux compétences socio-professionnelles des personnes déficientes, ne sont mobilisées qu’après la survenance de la déficience, quand l’identité professionnelle peut être déjà bien affirmée. Le système des représentations liées aux déficiences et aux handicaps, surgit, dans la construction du projet de réorientation, de façon consciente, suscitant des réactions de découragement ou de volonté de normalisation par le travail. L’influence, sur le projet, de la conjonction des systèmes « du handicap », et de genre, demeure un angle mort de la construction du projet de réorientation. Au cours de la vie professionnelle en tant que personne valide, le système de genre et les pratiques d’orientation sexuée demeurent un impensé ; aussi, ces représentations et ces pratiques ne sont-elles pas nécessairement activées durant la réhabilitation professionnelle. L’aveuglement ou, tout au plus, la semi-conscience face au système de genre qui travaille les formations et les professions, demeure. Ce sont les représentations dévalorisantes sur les personnes déficientes dans le travail formel, héritées de la période biographique de personne valide, qui sont mobilisées pendant la construction du projet. On peut schématiser ainsi les places respectives des systèmes de genre, et du handicap, dans l’expérience d’un parcours professionnel de personne paraplégique :

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Figure 4 : Intégration des systèmes de genre et de handicap dans le parcours professionnel de personnes paraplégiques

L’expérience des systèmes de genre et de handicap est simultanée après la survenance de la paraplégie. Alors que le système de genre a été internalisé au point d’être devenu inconscient, le système du handicap est conscientisé dès les débuts de la réhabilitation. Le système de genre imprime ses limitations sur l’ensemble du parcours biographique ; l’orientation sexuée diminue la palette de choix des femmes, et des hommes dans une moindre mesure (Collet, 2011, 2015).

Au contraire, le système de handicap est activé au cours de l’existence ; il ne peut être considéré comme ayant des incidences « naturelles » sur le parcours de vie. Alors que le système de handicap est vu comme limitant, la ségrégation au regard du genre ne l’est pas. Pour les personnes paraplégiques, le système de genre s’avère un ensemble de facteurs limitants décuplés par sa combinaison avec le système de handicap. La conscientisation du système de handicap est un apprentissage qui offre l’opportunité de construire de nouvelles modélisations de soi, comme autant de stratégies identitaires face aux discriminations.

Les choix d’orientation des personnes paraplégiques sont principalement infléchis au regard de l’évaluation de leurs potentialités physiques. Si ces potentialités sont jugées suffisantes par les orienteurs-euses et, surtout, par les médecins et les experts des assurances sociales, les patient-e-s paraplégique retournent au métier exercé avant la survenance de la déficience. L’expertise de son propre corps de la personne paraplégique, l’auto-perception de sa compétence physique ne sont que peu prises en compte durant la construction du projet de réhabilitation professionnelle, et au moment de se réengager dans la vie active à la sortie de l’hôpital. On pourrait imaginer que cet apprentissage expérientiel soit encouragé, et que l’acquisition de cette connaissance devienne un projet constitutif de la réhabilitation professionnelle, afin de favoriser l’autodétermination.

La rupture biographique qu’est la survenance de la paraplégie, est rarement envisagée comme l’occasion d’une remise en question des orientations scolaires et professionnelles passées, et comme une opportunité de retour à la formation. Quand bien même la rupture biographique est soudaine et profonde, une part d’illusion de continuité biographique (et professionnelle) demeure, comme si cette part de l’identité était à préserver des bouleversements identitaires.

Les contraintes financières assurantielles ne sont pas étrangères à cette attitude. Dans ce système de représentations généralisantes sur les parcours biographiques et professionnels des personnes paraplégiques, la déficience et le handicap oblitèrent les questionnements de genre

l’expérience inconsciente ou semi-consciente du système de genre (en l’absence d’un travail de conscientisation) ; généralement pas

d’apprentissage, introjection de normes sexuées

l’expérience, semi-consciente ou consciente,

du système du handicap (débutante, puis continue) ;

un apprentissage existentiel Transformation, émancipation des deux systèmes à la suite d’une concientisation, et de l’action

personnelle Parcours biographique survenance de la paraplégie

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en orientation. Les représentations sur la déficience et le handicap, associées à des attentes de performance (celles du travailleur « normal » de l’ère capitaliste) (Galvin, 2006), contraignent les choix de réorientation des personnes paraplégiques. Ces dernières voient encore la palette de leurs choix possibles, se restreindre par les effets des stéréotypes de sexe et des orientations sexuées, qui ne sont pas questionnées. En même temps que les bouleversements identitaires des personnes paraplégiques compliquent leur auto-direction dans le projet de réorientation, les structures socio-institutionnelles posent des limites supplémentaires à leur autodétermination.

Ci-dessous, j’aborde question large de la motivation à apprendre, dont différentes facettes doivent être stimulées pour juguler l’effet négatif, sur le projet, des autoreprésentations identitaires et des contraintes socio-structurelles et représentationnelles.