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Le traité de Lacroix (1802, 1837)

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 194-198)

PARTIE 3 : LA PRATIQUE DE LA QUANTIFICATION CHEZ LES ETUDIANTS : L’EXEMPLE DE

2. QUELQUES EXEMPLES HISTORIQUES EN ANALYSE

2.2.1 Le traité de Lacroix (1802, 1837)

Je commence par aborder la question, déjà soulignée lors de l’étude du texte de Bolzano, du vocabulaire de la variation en rapport avec celui de la quantification. Voici tout d’abord comment Lacroix présente les objectifs du calcul différentiel (je souligne) :

« Dans cette partie de l’Analyse, on prend pour sujet le passage d’une ou plusieurs quantités par différents états de grandeur, et les changements qui en résultent dans d’autre quantités dont la valeur dépend de celle des premières. » (Lacroix, §1)

Le sujet d’étude du calcul différentiel est donc le passage des quantités par plusieurs états de grandeurs. La deuxième partie de la phrase montre que Lacroix distingue cette notion de quantité susceptible de passer par plusieurs états de celle de fonction. Deux paragraphes plus loin, Lacroix donne le nom de variable à cette notion de quantité changeant de valeur et le nom de constante pour celle qui conserve la même valeur « au cours du calcul ». Selon lui,

« c’est la nature de la question posée qui détermine quelles sont les quantités qu’on doit regarder comme variables » (Lacroix, §3). La distinction entre ces deux éléments semble donc plutôt de nature pragmatique que de nature logique. Elle me paraît relativement cohérente avec le type d’analyse proposée plus haut concernant la démonstration de Bolzano et impliquant une notion de variation ne reposant pas sur les processus de quantification.

Toujours dans le début de l’ouvrage, Lacroix énonce le principe selon lequel toute fonction est dérivable :

« Ainsi, lorsque les accroissements respectifs d’une fonction et de sa variable s’évanouissent, leur rapport ne s’évanouit pas, mais il atteint une limite dont il s’est approché par degré ; et il existe, entre cette limite et la fonction dont elle dérive, une dépendance mutuelle qui détermine l’une par l’autre. » (Lacroix, § 4)

L’usage du verbe évanouir est assez fréquent dans le texte lorsqu’il s’agit de rechercher des limites. On peut également trouver des périphrases un peu plus précises du type :

« […] est la limite de h

u u'−

, c'est-à-dire la valeur vers laquelle ce rapport tend à mesure que la quantité h diminue, et dont il peut approcher autant qu’on le voudra. » (Lacroix, §4)

Ceci dit, le concept n’est pas clairement délimité et occupe plutôt une place secondaire dans l’ouvrage. On trouve par exemple un argument qui laisse à penser que pour qu’une quantité tende vers 0, il est nécessaire qu’elle soit « multiple » de la variable (qu’elle soit un

« grand O » de la variable) :

« En effet, la quantité P-p, s’évanouissant avec h, doit nécessairement avoir cet accroissement au nombre de ces facteurs ; et ce qu’on peut faire de plus général est de supposer sur P-p=Qhn, l’exposant n étant positif, mais quelconque d’ailleurs, et Q ne devenant pas infini lorsque h=0 » (Lacroix, § 6)

Dans cet argument, P représente le taux d’accroissement de la fonction et p la limite de ce taux d’accroissement. L’argument est utilisé pour montrer que toute fonction dérivable admet un développement limité d’ordre au moins deux. Il est bien sûr invalide. Cependant, les contre-exemples concernant ce type d’affirmation (par exemple la fonction xx3/2sin(1/x) en 0) ne seront réellement mobilisés que dans les ouvrages de troisième génération. Le texte peut alors être compris comme une description d’un ensemble d’objets davantage que comme une déduction puisque toute les fonctions « usuelles » vérifient cette propriété d’être dérivable et d’avoir un développement limité d’ordre au moins deux. Au niveau des catégories qui ont émergé de l’analyse de la preuve de Bolzano, ce type d’activité correspond à ce que j’ai appelé des jeux de description. Le vocabulaire de la variation est mobilisé dans un but explicatif. Le langage utilisé ne semble pas avoir pour préoccupation d’analyser les propositions en intégrant les questions de quantification. Il rend plutôt compte de la familiarité de l’auteur avec les objets de son discours. Au niveau des ouvrages de première génération, cette familiarité exclut les fonctions qui ne sont pas suffisamment régulières. Ce

genre d’analyse en termes de jeux de description me semble fréquemment mobilisable dans ce traité. C’est notamment le cas lorsque la syntaxe des énoncés est délaissée dans les raisonnements qui s’appuient de manière essentielle sur des figures géométriques. Dans ces situations, le tracé de courbe empêche la prise en compte de certaines fonctions (par exemple celle qui ne sont pas monotones par morceaux). Les décisions sémantiques concernant la vérité des énoncés reposent alors sur l’observation de faits géométriques. C’est le cas par exemple de l’affirmation de la dérivabilité de toutes les fonctions – lorsque les accroissements respectifs d’une fonction et de sa variable s’évanouissent, leur rapport ne s’évanouit pas (Lacroix, § 4) – dont la démonstration (Lacroix, § 58) repose sur une identification des fonctions aux courbes qui conduit à réduire le domaine d’interprétation des énoncés aux fonctions qui possèdent des tangentes. Ce type d’approche renforce un usage du vocabulaire de la variation (par exemple celui des trajectoires, du déplacement etc) dont la traduction mathématique dans des jeux de preuve est délicate. Le positionnement sémantique de Lacroix est assumé clairement dans le paragraphe qui suit cette preuve géométrique :

« Mais quel que soit l’origine qu’on lui assigne [au calcul différentiel], il reposera toujours immédiatement sur un fait analytique antérieur à toute hypothèse, comme la chute des corps graves vers la surface de la terre, est antérieur aux diverses explications qu’on en a données : et ce fait est précisément la propriété dont jouissent toutes les fonctions, d’admettre une limite dans le rapport de leur accroissement avec ceux de la variable dont elle dépendent. » (Lacroix, § 59)

La dérivabilité des fonctions est présentée comme un fait immédiat et antérieur à toute hypothèse. Dans cette perspective, la preuve qu’il en donne dans le paragraphe précédent (Lacroix, § 58) est plutôt à regarder comme une explication dans un jeu de description que comme l’explicitation d’une stratégie gagnante dans un jeu de preuve sur les énoncés. Au niveau de l’étude des fonctions, le paragraphe soixante propose une interprétation géométrique des dérivées première et seconde. Il s’appuie sur l’hypothèse implicite de la convexité par morceaux (quatre dessins sont réalisés, selon la monotonie et la convexité).

Cela lui permet ensuite de lire sur les courbes les liens entre dérivée première et monotonie et dérivée seconde et convexité (§ 62). Il s’agit donc à nouveau de jeux de description. Il me semble qu’un aspect important de ce texte est que les questions délicates qui seraient traitées de manière anachronique par les outils de la quantification sont abordées presque exclusivement à travers un niveau descriptif et que ce niveau ne facilite pas leur formulation précise. Les outils syntaxiques mis en place sont alors plutôt lâches et ne semblent pas particulièrement relever d’un usage réglé au sens des jeux utilisés jusque là. Selon Dugac

(2003, p. 128-129), la prise de conscience de la nécessité d’une reprise des bases de l’analyse est issue de la confrontation des mathématiques avec les premières tentatives de preuves de théorèmes comme celui des valeurs intermédiaires ou celui des accroissements finis. Le passage de la première à la deuxième génération dans la classification de Zerner peut-être vu comme une étape de ce processus. Par exemple, les traités de la deuxième génération énoncent le théorème de Rolle alors que Lacroix ne le fait pas. Ce théorème permet notamment d’envisager des preuves plus analytiques des théorèmes précédents concernant la monotonie et la convexité des fonctions. La pratique mathématique de Lacroix ne rend pas nécessaire ce genre de démarche puisqu’il s’appuie pour l’essentiel sur une approche propositionnelle et descriptive des mathématiques. Par ailleurs, il est marquant de constater combien les aspects théoriques concernant les fondations du calcul occupent une place restreinte au regard du volume de questions pratiques abordées dans son ouvrage.

Avant d’en venir à une analyse de l’usage de la quantification dans le traité de Duhamel, je présente une dernière preuve issue de celui de Lacroix. Cette preuve intervient au début du texte. Elle concerne l’énoncé « deux fonctions égales ont des différentielles égales » :

« Il est aisé de voir que deux fonction égales ont des différentielles égales ; car, lorsque deux fonctions sont égales entre elles, quelle que soit la valeur de la variable dont elles dépendent, il faut que les changements respectifs qu’elles reçoivent en conséquence de celui qu’on attribue à cette variable, soient toujours égaux. Si, par exemple, u et v désignent des fonctions de x telles que u = v, quel que soit x, et que quand x devient x + dx, u se change en u’ et v en v’, on aura encore u’=v’ ; retranchant de cette équation la précédente, il en résultera

u’ – u = v’ – v puis divisant par dx, on obtiendra

dx

quels que soient x et dx. Si donc p et q désignent les limites respectives des rapports ci-dessus, les valeurs générales de ces rapports pourront, d’après ce qui précède, être représentées par p et q, p et q ne dépendant pas de

Cette preuve permet d’avancer quelques éléments sur la pratique de la quantification de Lacroix dans ce que j’interprète comme un jeu d’intérieur. Sa présence peut se comprendre comme la volonté de s’assurer de la conservation de la relation l’égalité par le passage à la différentielle. Dans l’enseignement contemporain, ce type de résultats est obtenu comme une conséquence de la propriété d’unicité de la limite puisque la notion de limite est plus fondamentale, sur le plan de l’organisation théorique moderne, que celle de dérivée ou de différentielle. La preuve repose alors sur deux processus d’instanciation universelle conduisant à l’introduction de deux lettres de constante vérifiant la même propriété (être le limite d’une fonction donnée). On montre alors qu’il y a égalité entre les lettres introduites.

Ce qui me semble intéressant dans la preuve de Lacroix est le fait qu’il introduise les lettres p et q à partir d’instanciation réalisée sur des énoncés impliquant deux lettres de fonction distinctes. Cette différence de forme peut s’interpréter au regard du caractère premier de la notion de différentielle chez Lacroix. Regarder l’existence de la différentielle comme un fait analytique me semble impliquer d’adopter dans un même temps et de manière implicite une forme d’unicité de cette différentielle. Selon cette analyse, l’objectif de la preuve ci-dessus est davantage de s’assurer que deux fonctions égales, au sens de l’égalité des valeurs prises par ces fonctions, qu’il me semble important de ne pas confondre avec l’identité entre fonctions même si la distinction échappe à une analyse mathématique ayant clarifié le concept, ont bien les mêmes différentielles. Autrement dit, l’argument me semble autant porter sur la notion de fonction70 que sur celle de différentielle. Comme je l’ai affirmé ci-dessus, la considération pratique de la différentiabilité comme quelque chose d’inanalysable absorbe et empêche d’émerger une partie de la complexité liée à la quantification. D’autre part, l’usage du vocabulaire de la variation ne permet pas non plus une définition précise de la notion de fonction. La preuve ci-dessus me semble avoir pour objectif de préciser le rapport entre les concepts de différentiation et de fonction, un rapport qui sera plus tard pris en compte par la définition en ε - δ de la différentielle.

2.2.2 Le traité de Duhamel (1856)

70 « Pour exprimer qu’une quantité dépend d’une ou de plusieurs autres, soit par des opérations

quelconques, soit même par des relations impossibles à assigner algébriquement, mais dont l’existence est déterminée par des conditions certaines, on dit que la première est fonction des autres. L’usage de ce mot en éclaircira la signification. » (Lacroix, § 2, je souligne).

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