• Aucun résultat trouvé

Quelle(s) anthropologie(s) pour la didactique ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 135-141)

PARTIE 2 : LA SEMANTIQUE SELON LA THEORIE DES JEUX, UN OUTIL POUR LA

3. QUELQUES REMARQUES SUR LA DIALECTIQUE DES MEDIAS ET DES MILIEUX

3.1. Quelle(s) anthropologie(s) pour la didactique ?

Au sein de la recherche en didactique des mathématiques, le vocabulaire de l’anthropologie apparaît dans deux contextes distincts. Il y a d’une part ce que Sarrazy appelle l’approche anthropo-didactique et d’autre part les travaux en lien avec la Théorie Anthropologique du Didactique. Bien que partageant une partie de son vocabulaire, ces deux cadres d’analyse ont chacun leurs spécificités et des désaccords conceptuels existent (voir par exemple les critiques de Sarrazy (2007-a) concernant les concepts de la TAD). Dans ce paragraphe, je vais essayer d’expliciter succinctement chacune des approches afin d’y situer le travail qui est fait dans cette thèse. Je commence par la présentation de l’approche anthropo-didactique de Sarrazy. La plupart de ses articles récents se situent dans ce cadre (Sarrazy, 1995, 1997, 2005, 2007-a, 2007-b). Comme son nom l’indique, l’objectif de l’approche anthropo-didactique est d’articuler les dimensions didactique et anthropologique dans l’analyse des situations d’enseignement. La première dimension entend rendre compte de la spécificité didactique des situations d’enseignement, c’est à dire ce que les situations portent comme objectif d’apprentissage, leurs intentions spécifiques d’enseignement. Un aspect important des situations d’enseignement est effectivement leur organisation en fonction de la connaissance visée par l’enseignant. Ce constat est un élément important des fondements de la didactique des mathématiques. Dans une certaine mesure, cette organisation peut-être étudiée indépendamment des spécificités individuelles ou collectives des élèves ou des enseignants.

Cependant, comme le fait remarquer Sarrazy, cet aspect est insuffisant. La sociologie de l’éducation, par exemple, a montré l’influence de l’environnement des élèves sur les conditions de possibilité des apprentissages. A un autre niveau d’analyse, j’ai aussi montré

dans la première partie de la thèse, lors de l’analyse du corpus de géométrie (Partie 1, Chapitre 2), que les croyances des élèves, au sens d’un ensemble de règles que les élèves semblent mettre en œuvre dans leur discours, contribuent à expliquer leurs assertions aussi bien que la situation elle-même. Ces règles ne sont pas réductibles aux seules spécificités de la situation ; elles lui préexistent dans une large mesure. Pour être clair, dans l’exemple développé auparavant, il n’est pas possible de comprendre pourquoi Loïc dessine un pavé au tableau lorsque l’enseignant lui demande d’aller dessiner un polygone si l’on ne s’intéresse qu’à la structuration de la situation didactique et pas à la structuration des jeux de langage des élèves. Sarrazy se sert de la référence à l’anthropologie pour introduire dans l’analyse les spécificités humaines et sociales des individus :

« Cette seconde dimension, qualifiée d’anthropologique, ouvre sur tout un ensemble de dimensions (comme les croyances, les valeurs, les idéologies…) qui déterminent (non causalement) la manière de faire ce qui est fait […]. » (Sarrazy, 2007b, p. 32)

A travers cette référence, l’objectif de l’auteur est aussi de marquer une certaine méfiance vis-à-vis des approches mentalistes qui confondent les interprétations des faits avec les faits eux-mêmes (Sarrazy, 2007-a) et des approches méta-cognitives qui minorent les effets de contrat et l’impossibilité d’expliciter ce qui doit être appris (Sarrazy, 1995, 1997). Il est en effet tentant, à travers les raccourcis que cela autorise, d’analyser les processus d’enseignement et d’apprentissage à travers des théories mécanistes ou contractuelles construites sur des concepts mal fondés. La TSDM s’est notamment construite sur ce constat en proposant une analyse de la notion de contrat qui explique les apprentissages comme des ruptures de contrats plutôt que comme des accomplissements de contrats. L’approche anthropo-didactique est issue d’un croisement entre les intuitions fondamentales de la TSDM et la philosophie dite anthropologique de Wittgenstein laquelle est également une attaque forte contre le mentalisme et le psychologisme mais cette fois dans le domaine de la philosophie de la connaissance :

« Wittgenstein, Brousseau. Le premier est philosophe ; le second didacticien ; tous deux, passionnés par les mathématiques et leur diffusion, les ont enseigné à de jeunes enfants. Leur intérêt pour une approche non mentaliste des questions de sens, de compréhension et d’apprentissage constitue un point de rencontre original des deux œuvres que nous rapprochons ici sur une idée force : l’indicibilité des relations sémantiques dans ses rapports avec la genèse de la signification. » (Sarrazy, 2007-b, p. 33)

J’ai déjà évoqué la position de Wittgenstein dans la première partie (chapitre 2, paragraphe 2) de la thèse. Cette position se distingue à la fois de l’explication psychologiste du concept de signification mais aussi de celle de Frege. Je reviendrai sur cet usage du vocabulaire de l’anthropologie comme rempart contre le mentalisme plus loin. Avant cela, je présente rapidement le sens dans lequel la Théorie Anthropologique du Didactique est une théorie anthropologique.

Sur le plan génétique, la TAD provient d’une volonté d’émancipation épistémologique et institutionnelle de la position du didacticien et de la science didactique (Chevallard, 2007-b, p. 1). La présence de l’adjectif anthropologique au sein de la TAD entend vraisemblablement rappeler le rôle déterminant des institutions sur leurs sujets, en particulier sur les didacticiens et les enseignants. La perspective émancipatrice est celle de la prise en compte des contraintes et des possibilités qui sont associées à l’assujettissement des individus aux structures dans lesquelles ils évoluent. Cette volonté de prise en compte des influences de l’environnement direct explique aussi la présence du vocabulaire de l’écologie. Ceci s’exprime clairement dans l’article introductif de Chevallard pour la revue Education & Didactique :

« Plus généralement, il me paraît indispensable, ne serait-ce déjà que pour assainir le débat social à propos de l’Ecole – qui n’en peut mais –, de mettre en tension la didactique (en tant que science de la diffusion des praxéologies) et l’ensemble des champs scientifiques qui se vouent à révéler des conditions et des contraintes de tous niveaux tout en laissant fréquemment en suspens la question de leur expression didactique dans la vie des institutions et des personnes. » (Chevallard, 2007-b, p. 23)

A l’image de l’approche anthropo-didactique, Chevallard relève la nécessité d’articuler la dimension didactique, en rapport avec les contenus d’enseignement, avec une, ou plutôt des dimensions anthropologiques qui font peser des contraintes sur la diffusion de ces contenus d’enseignement. Une première étape de la construction théorique de la TAD s’est appuyée sur la notion de rapport R(x,o) d’un individu x à un objet o et de rapport RI(p,o) d’un sujet idéal en position p dans une institution I à cet objet o :

« Il s’agit, par cela, d’une part de subsumer sous une unique entité tout ce que la culture, dans sa frénésie « psychologique » a élaboré autour de la vie de l’esprit, d’autre part d’objectiver l’infinitude bigarrée des postures personnelles ou institutionnelles pouvant coexister au sein d’un espace cognitif culturellement partagé. » (Chevallard, 2007-a, p. 708)

L’étape suivante de la théorisation de la TAD est l’explicitation de la notion de praxéologie qui découle d’une analyse de la notion de rapport. L’accent est mis plus directement sur l’activité des élèves et l’étude de ces activités. Connaître l’équipement praxéologique d’un individu revient à connaître ses pratiques (en y incluant les discours) dans des circonstances données. Davantage de détails sur la théorisation de la TAD ne me semble pas nécessaire pour en arriver là où je veux en venir. Le fait est que l’anthropologie de l’approche anthropo-didactique est plus locale que l’anthropologie de la TAD. Ce caractère local provient en particulier de la référence à la notion de jeu de langage de Wittgentein. Il y a clairement chez Sarrazy la volonté de prendre en compte les contraintes et possibilités offertes par les micro-institutions que sont les jeux de langage. L’usage de la sémantique des jeux qui est exploré dans cette thèse relève de la même perspective mais d’un point de vue plus analytique. Il y a donc des dissonances sur la manière de faire référence à l’anthropologie dans les deux approches présentées. Ces dissonances concernent en particulier l’importance accordée au langage dans l’analyse. Afin de clarifier ce point, citons à nouveau Chevallard à propos du concept d’institution :

« Une institution I est un dispositif social « total », qui peut certes n’avoir qu’une extension très réduite dans l’espace social (il existe des « micro-institutions »), mais qui permet – et impose – à ses sujets, c’est-à-dire aux personnes x qui viennent y occuper les différentes positions p offertes dans I, la mise en jeu de manières de faire et de penser propres. » (Chevallard, 2003, p 82)

Chevallard signale dans ce passage l’existence de micro-institutions, comme le sont pour moi les jeux de langage. Selon lui, ces institutions permettent et imposent aux individus des manières de faire et de penser propres. Cette conception est également avancée dans Chevallard (2007a, p. 709). Il est intéressant ici de signaler une différence importante de cette approche avec celle de Wittgenstein. Wittgenstein essaye d’étudier les phénomènes de l’esprit, tels que la pensée, par l’examen des usages du langage. Il y a ici une variation fine mais portant à conséquences. Selon Wittgenstein, l’étude des jeux de langage est susceptible de dire tout ce qu’il y a à dire sur les processus de pensée. De ce point de vue l’approche anthropologique de Wittgenstein est plus radicale que le simple fait de considérer que les institutions contraignent la pensée (dans le sens d’un processus interne et inaccessible) :

« C’est l’examen de nos usages du langage (l’investigation grammaticale) qui peut nous dire tout ce qu’il y a d’important à dire sur les processus dont veut s’occuper la psychologie. Ce qui est important pour Wittgenstein, c’est notre usage des mots comme penser, se rappeler, voir, attendre, etc., qui est obscurci à nos yeux pour nous par les images – communes à la psychologie et à la

philosophie – de processus intérieur, de croyance, qui nous bloquent l’accès à l’usage du mot tel qu’il est, à la description de ses emplois. De ce point de vue, Wittgenstein fait bien de la philosophie de l’esprit par la philosophie du langage. » (Laugier, 2002)

Ces questions dépassent largement le cadre de cette thèse. Elles permettent néanmoins d’expliciter une divergence conceptuelle forte par rapport à l’usage qui est fait en didactique de l’étude du langage. Cette divergence a des conséquences méthodologiques quant aux choix des objets d’étude. Par exemple, je me suis efforcé dans cette thèse d’entrer dans une étude relativement fine des pratiques langagières et de la structure des jeux de langage, ceci en référence notamment à Wittgenstein. Ce travail me paraît globalement cohérent avec le cadre de l’approche anthropo-didactique. La TAD semble pour sa part moins s’intéresser à ces questions. Tout du moins, les jeux de langage ne font pas explicitement parti des micro-institutions qu’elle étudie. Chevallard semble par exemple considérer que le langage est une unique institution :

« En particulier, l’infans est assujetti d’emblée à cette institution qu’est le langage, et plus précisément à cette langue, bien qu’il ne la parle pas encore : il ne peut y échapper, et, en même temps, c’est elle qui lui donnera sa puissance linguistique. » (Chevallard, 2003, p. 83)

Pour Wittgenstein, il y a une multitude de jeux de langage possibles. Chaque activité, chaque forme de vie, fait émerger une nouvelle institution langagière. Le point de vue dialogique (Partie 1, Chapitre 2) dont la sémantique GTS (Partie 2, Chapitre 1 et 2) permet une modélisation se donne pour objectif l’étude de ces institutions dans leur propension à interagir avec l’activité langagière des élèves et la construction des preuves. Avant d’entrer dans la partie plus constructive de ce chapitre, dans laquelle je discuterais de la dialectique entre les médias et les milieux du point de vue de l’anthropologie « locale » Wittgensteinienne, je termine ce paragraphe en revenant sur la critique anthropologique du mentalisme.

La philosophie de Quine est aussi parfois qualifiée d’anthropologique. Quoiqu’il en soit, sa critique du mentalisme est elle aussi véhémente :

« Nous devons étudier le langage comme système de dispositions au comportement verbal et non pas remonter de manière indolente à la surface de la mer des Sargasses du mentalisme. » (Quine, 2002, p. 229).

Quine réfute le caractère explicatif des objets mentaux. Pour lui, une personne comprend une phrase, par exemple, « cet objet est rouge », si cette personne est disposée à acquiescer à

cette phrase à peu près dans les mêmes conditions que les autres locuteurs de la langue française (c'est à dire essentiellement en présence d'un objet rouge). Il insiste sur les fondements sociaux et intersubjectifs du langage : pour lui, l’apprentissage d’un langage est d’abord un dressage imposé par une communauté linguistique. Il affirme ailleurs :

« Dans les deux cas les mots n'ont de sens que dans la mesure où leur emploi est conditionné à des stimuli sensoriels, qu'ils soient verbaux ou autres. Toute théorie réaliste des fondements de la connaissance doit être inséparable de la psychologie des stimuli et des réponses, appliquées aux phrases. » (Quine, 1977, p. 46)

La position de Quine est donc tout autant critique envers la nature éclairante du mentalisme qu’envers l’antipsychologisme radical de Frege et la notion de signification qui y est associée (Partie 1, Chapitre 2). Cependant, le critère de Quine pour la compréhension des phrases occasionnelles par les individus en termes de maîtrise des conditions de vérité s’applique de diverses manières selon les situations considérées. A la suite de Hintikka, je considère ce critère comme trop restrictif (Hintikka, 1994, p. 170). Il me semble qu’il néglige les aspects stratégiques des assertions au sein des dialogues. Cette discussion recoupe celle à propos des sémantiques vériconditionnelle et vérificationniste. Si le critère proposé par Quine s’applique bien aux énoncés d’observation pour lesquels les jeux de langage consistent à se prononcer sur l’application ou non d’un prédicat à un objet, il devient inadapté pour des énoncés plus complexes. Les énoncés observationnels sont associés à des formes de vie assez élémentaires, dans le cas de la couleur rouge, on peut penser par exemple à l’apprentissage des couleurs par les jeunes enfants. La dimension stratégique de ces jeux est faible dans la mesure où ils se jouent en un coup. Il est possible d’imaginer des jeux dans lesquels les dimensions stratégiques des actions sont plus conséquentes et ou le critère sur la maîtrise des conditions de vérité semble devenir inopérant. Pour utiliser un exemple déjà présenté, les étudiants de l’expérimentation de Battie (2003) semblent comprendre l’énoncé

) sont vérifiées ou non (Partie 2, Chapitre 2). Ils montrent une certaine maîtrise stratégique de cette proposition alors qu’ils n’en maîtrisent pas complètement le domaine d’objets et donc les conditions de vérité. Précisément, ils sont en mesure de prendre part à un jeu de langage réglé qui implique cette proposition. Quine semble admettre cette dimension de la compréhension pour les énoncés théoriques lorsqu’il affirme :

« Les énoncés théoriques, comme la phrase « les neutrinos sont dépourvus de masse », ou la loi d'entropie, ou la constance de la vitesse de la lumière, sont à

l'autre extrémité du spectre. C'est quand on l’applique à des phrases de ce genre, en somme, que l'aphorisme de Wittgenstein est vrai : « comprendre une phrase signifie comprendre un langage. » De pareilles phrases, ainsi que d'innombrables phrases situées entre ces deux extrêmes, sont dépourvues de significations linguistiquement neutres. » (Quine, 1977, p. 123)

L’accès à la compréhension passe donc par une certaine acculturation langagière. Dans cette perspective la compréhension d’une phrase s’identifie avec la maîtrise de son utilisation pour une activité donnée. Pour y parvenir, il n’y a pas d’autres moyens que de partager les pratiques d’une communauté, intégrer une « forme de vie » dans le vocabulaire de Wittgenstein. Comme l’a mit en évidence Sarrazy, cette conception résonne avec les fondements de la TSDM. Elle insiste sur l’importance de l’étude de l’usage dans l’étude de la connaissance et des processus d’apprentissage par opposition aux constructions mentalistes :

« Mais si l’on dit « comment puis-je savoir ce qu'il veut dire, je ne vois rien que ses signes ?» - je dis à mon tour : « Comment peut-t-il savoir lui-même ce qu’il veut dire ; lui aussi n’a que des signes ». » (Wittgenstein, 1974, p. 61)

Dans une même veine, Brousseau insiste sur la confusion qu’entretiennent les approches épistémologiques qui distinguent les connaissances des usages :

« Pourtant, ces conceptions épistémologiques conduisent immanquablement à utiliser un vocabulaire, des méthodes d'études et des concepts différents pour l'objet de l'enseignement, la connaissance, et pour son résultat, l'erreur, ou la représentation, entre lesquels une irréductible opposition s'établit. [...]

Finalement, ces théories désarment l'action de l'enseignant en renvoyant à des lois d'apprentissage et en le déchargeant ainsi de la tâche de recréer l'histoire et la fonction de chaque connaissance. Elles vident à l'avance les processus didactiques de leur substance. » (Brousseau, 2004, p. 244-245)

Dans la suite de ce chapitre je propose une analyse « anthropologique », dans le sens fort dégagé précédemment, de plusieurs jeux de langage associés à des situations mathématiques.

Cette analyse essaiera également de se situer vis-à-vis de mon interprétation langagière de la dialectique des médias et des milieux.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 135-141)