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Modélisation de processus conduisant à élaborer un vocabulaire et des références partagées

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PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

2. LE POINT DE VUE DIALOGIQUE COMME OUTIL DIDACTIQUE

2.4 Modélisation de processus conduisant à élaborer un vocabulaire et des références partagées

Les modélisations qui viennent s’appuient sur un extrait de la transcription de la deuxième séance du dispositif consacrée à un débat sur le sens des termes « polygones », « côté » et

« face » en géométrie (annexe 6) et un extrait de la transcription de la reprise de ces débats lors de la troisième séance (annexe 7). Lors de la deuxième séance, le travail d’explicitation de la définition de « polygone », d’abord conçu par l’enseignant comme une phase de rappel d’une leçon précédente, met en lumière la divergence des significations assignées au mot

« côté » puis au mot « polygone ». Le dessin par un élève d’un objet qu’il pense subsumé par ce concept montre que les élèves ont développé au cours des jeux de langage des interprétations contradictoires du terme « côté ». Beaucoup d’entre eux associent à ce mot une face de solide, recourant alors à un usage non conforme du mot dans le contexte de la géométrie. Quelques élèves s’attachent à distinguer les références de « face » et « côté » et interprètent le mot « côté » comme un segment délimitant une figure plane ou un solide. Des échanges argumentatifs se développent alors entre élèves.

Premier exemple. Invité par l’enseignant à dessiner un polygone (annexe 6, 112), un élève (Loïc) commence par dessiner un rectangle au tableau. Les discussions s’engagent alors pour déterminer le caractère polygonal de ce rectangle, mais Loïc intervient et signale à l’enseignant qu’il n’avait pas terminé : il voulait dessiner un pavé (« faire les côtés », annexe

23 « La caractéristique du pragmatisme dialogique que nous défendons ici peut être vu dans la simultanéité de la construction des objets avec leur description à l’intérieur d’un processus de

socialisation. Son caractère naturaliste provient du fait que les moyens théoriques reposent toujours sur l’adéquation pratique. » (ma traduction)

6, 128). L’enseignant lui demande d’exposer son point de vue en reformulant clairement la question qui préoccupe alors la classe (annexe 6, 143) : « Est-ce que tu as dessiné un polygone, c’est-à-dire avec la définition que Justine a donnée tout à l’heure ? ». Nous reportons ici l’échange qui suit :

« 144. Loïc : Ah ben non, parce que là il n’y a pas de côtés.

145. P. : Il n’y a pas de côtés là ? (Loïc prend une boîte cubique et revient au tableau.) 146. Loïc : Par exemple, les côtés c’est ça par exemple (il montre les faces du cube).

147. P. : Attends. Tu peux expliquer ce que tu entends par côté ? 148. Damien : Oui, mais il n’y a pas d’arêtes !

149. Loïc : Mais si, ça c’est les arêtes (il montre les côtés du rectangle).

150. Manon : Mais là c’est des faces, c’est pas des côtés.

151. Loïc : Mais si, les côtés c’est bien ça (il montre les faces) et dans la figure (au tableau) il y a pas de côté.

152. Damien : Non, il n’y a qu’une face.

153. Justine : Les côtés c’est la largeur.

154. E. : En 3D, c’est des polygones mais là c’est une figure plane. » (Annexe 6)

Modélisation en termes de jeux d’intérieur propositionnels (i.e. sans quantification) :

Un jeu d’intérieur est un jeu sur les énoncés. Notons A l’énoncé « le rectangle n’a pas plusieurs côtés » et B l’énoncé « le rectangle n’est pas un polygone ». Dans l’extrait ci-dessus, Loïc défend la position selon laquelle un rectangle n’est pas un polygone, c'est-à-dire B. La justification qu’il donne peut être résumé par la forme

[

A

(

AB

) ]

B, c'est-à-dire la règle de détachement (dite aussi du modus ponens). La déduction de Loïc a donc la forme :

Prémisses : A,

(

AB

)

Règle de déduction : modus ponens Conclusion : B

La question de l’enseignant (assertion 145) et les justifications et discussions des élèves (assertions 146 à 153) concernent la prémisse A. Un jeu d’intérieur ne peut pas rendre compte de ces discussions puisqu’elles s’intéressent au contenu de la proposition A, aux propriétés de l’objet « rectangle » dessiné au tableau. La modélisation des interactions langagières en termes de jeux d’intérieur ne permet pas de rendre compte de plusieurs interventions. Deux jeux semblent s’opposer : celui pour lequel le rectangle a des côtés et celui pour lequel il n’en a pas. Une modélisation interne au langage ne permet pas d’intégrer la confrontation entre les

structures des jeux d’arrière plan qui s’opposent. On peut remarquer qu’une modélisation construite sur un jeu d’intérieur quantifié autour de l’énoncé n’y parvient pas mieux.

Modélisation en termes de jeux d’intérieur quantifiés :

La formalisation prend l’aspect suivant : A traduit le prédicat « ne pas avoir plusieurs côté », B le prédicat « ne pas être un polygone », r est un lettre de constante pour « le rectangle ». La justification donnée par Loïc prend alors la forme suivante

[

A(r)

(

xA(x)B(x)

) ]

B(r). La déduction de Loïc est modifiée comme ceci :

Prémisses : ∀xA(x)⇒B(x)

Règle de déduction : Instanciation universelle (choix de la lettre r) Conclusion : A(r)⇒B(r)

Prémisses : A(r)⇒B(r), A(r) Règle de déduction : modus ponens Conclusion : B(r)

Cette variante quantifiée ne rend pas mieux compte des interventions 145 à 153 puisque ces interventions ne concernent pas la forme de l’argument mais les propriétés du rectangle.

Pour être plus précis, dans cette modélisation le choix de la lettre r lors de l’instanciation universelle est un choix de lettre et pas un choix d’objet. Ce choix est fait parce que le joueur (de la modélisation) souhaite utiliser la forme de l’énoncé A(r) (« le rectangle n’a pas plusieurs côtés ») enfin d’appliquer la règle du modus ponens, non pas parce qu’il souhaite utiliser le fait que le rectangle n’a pas plusieurs côtés. Or le dialogue qui suit la justification de Loïc ne concerne pas la forme des énoncés mais les propriétés des rectangles dessinés.

Même si les modélisations précédentes ne permettent pas d’intégrer les interrogations des élèves et de l’enseignant sur les propriétés du rectangle et du cube qui sont en jeu, elles permettent de mettre en évidence la contradiction dans la structure des jeux de langage. Le fait que le rectangle ait, ou n’ait pas, la propriété d’avoir plusieurs côtés semble jouer le rôle de ce que Wittgenstein appelle des convictions inébranlables :

Et maintenant si je disais : « c'est ma conviction inébranlable que, etc », cela veut dire, dans le cas présent aussi, que je ne suis pas parvenu à cette conviction consciemment en suivant un processus de pensée déterminé, mais qu'elle est à point ancrée dans toutes mes questions et réponses que je ne peux pas y toucher. (Wittgenstein, 1976, §103)

Modélisation en termes de jeux d’extérieur quantifiés :

La modélisation en termes de jeux d’extérieur permet d’intégrer les questionnements des interlocuteurs sur les propriétés des objets. Elle consiste à interpréter les symboles déjà utilisés ci-dessus dans un domaine d’objets qui peut-être ici constitué des objets de la géométrie à la fois plane et de l’espace. De ce point de vue, l’assertion A(r) n’est plus vu comme un axiome ou une prémisse a priori de la déduction. Elle résulte d’une décision du locuteur qui résulte d’une interaction avec le milieu, elle est discutable. La modélisation de la déduction de Loïc est modifiée de la manière suivante :

Prémisses : ∀xA(x)⇒B(x)

Règle de déduction : Instanciation universelle (choix d’un objet du domaine d’objets) Conclusion : A(r)⇒B(r)

Prémisses : A(r)⇒B(r)

Décision issue d’une interaction avec le milieu : A(r) Règle de déduction : modus ponens

Conclusion : B(r)

Les interventions 146 à 153 peuvent être comprises comme une remise en cause d’une décision individuelle intervenant dans le raisonnement. Le fait que les objets et les décisions des individus interviennent dans le raisonnement permet d’expliquer à l’intérieur de la modélisation les discussions des interlocuteurs autrement que par la remise en cause du caractère valide du raisonnement de Loïc. Il reste maintenant aux élèves à parvenir à dépasser les paradoxes sémantiques associés au mot « côté » ce qui s’accompagne de la construction de jeux de langage partagés et spécifiques aux usages géométriques.

Deuxième exemple. Au fil de l’explicitation et de la mise en confrontation des significations contradictoires assignées par les élèves au mot « côté », ceux-ci reviennent progressivement sur leurs positions respectives en les modifiant sous la pression des arguments de la partie adverse. Autrement dit les convictions inébranlables finissent par s’ébranler. L’élève initiateur de la position selon laquelle le « côté » dénoterait une face de solide consent à réserver le mot « arête » aux solides et nomme « droites » les côtés des figures planes (annexe 6, 308). Pour lui, la face est désormais le côté des solides – autrement dit selon l’usage orthodoxe de la géométrie, la face – qui se présente devant lui (annexe 6,

315). L’élève adepte de la position associant le mot « côté » aux segments délimitant une surface ou un volume refuse la thèse selon laquelle les objets changeraient de nom selon la façon dont on les regarde. L’enseignant résume les positions de chacun, sans les départager.

Un élève dit alors "avoir compris" :

« 354. Damien : Ah si j’ai compris ! (il désigne le mur de la classe devant lui) (…) Tout ce mur là c’est comme une figure plane et là-bas (il désigne le coin du mur) c’est bien un côté.

355. P. : Si on prend le mur, effectivement, tu as une figure plane. Là, on est d’accord.

356. Ensemble : Ouais.

357. P. : Le concept de figure plane est établi.

(Damien se lève.)

358. Damien : Là, c’est un côté 359. Ensemble : C’est une arête !

360. Damien : Vous, vous dites que y’a que ça, et ben là, c’est le côté droit de la figure plane.

361. Loïc : Ça veut dire que ça (le rectangle dessiné au tableau) c’est un polygone, ça !? » (Annexe 6)

A nouveau, il est question de plusieurs décisions concernant les objets de la situation.

D’abord, un premier jeu de décision est engagé : il s’agit de savoir si oui ou non le mur est une figure plane. Un consensus se fait, le concept de figure plane subsume bien le mur de la classe (assertions 354 à 357). Ce jeu est un jeu d’extérieur. Un deuxième jeu de décision suit, la question est de savoir si l’objet « coin du mur » appartient bien au concept « côté ». Ces deux jeux ne font intervenir aucune inférence. On peut néanmoins y voir la simultanéité évoquée plus haut à travers la citation de Heinzmann (2006) entre les évolutions théoriques et ontologiques puisque les élèves s’interrogent sur les rapports entre un prédicat P (outil de description) et un objet x. Loïc est alors amené à réinterroger la structure du jeu de validation précédemment étudié (premier exemple). En discuter la validité revient à remettre en cause la structure du jeu de langage qu’il employait jusque là, ce qui est un type de remise en cause plutôt exceptionnel :

« Il y a une différence entre une erreur qui a pour ainsi dire sa place prévue dans le jeu et une infraction complète aux règles qui apparaît exceptionnellement. » (Wittgenstein, 1976, §647)

Ces deux exemples montrent l’intérêt d’une analyse qui croise les dimensions dialogique (dans le sens où l’analyse s’intéresse à ce qui structure les jeux de langage) et sémantique pour comprendre les processus de construction d’une intersubjectivité de la référence des termes. Ce qu’il me paraît intéressant de relever est le fait que ces dimensions sont

étroitement imbriquées, que la dimension langagière et dialogique ne s’oppose pas aux interactions avec les objets, aux transactions intramondaines (Vernant, 2007) de l’activité de validation. Ces relations sont relevées par l’enseignant relativement tard dans la séquence. La pleine prise de conscience du paradoxe sémantique associé au mot « côté » intervient lorsque l’enseignant envoie Loïc au tableau dessiner un polygone (annexe 6, à partir de l’assertion 112). Les seules interactions langagières avait été jusque là insuffisantes. Les contradictions entre les règles d’usage des mots deviennent alors explicites. Leur confrontation dans les dialogues, accompagnée de manipulations d’objets et de décisions les concernant, vont permettre de dépasser les paradoxes.

Je termine ce chapitre en évoquant succinctement la situation pour le mot « forme ».

L’analyse des significations assignées par les élèves au mot « forme » lors de l’activité de classement d’emballages a montré que les élèves ajustent leur rapport aux objets de la situation vers un rapport idoine au contexte spécifique de la géométrie via un changement référentiel implicite du mot « forme ». Au cours de la phase d’explicitation de leurs stratégies de classement, les élèves parlent d’abord de « forme des emballages » (annexe 5, 47). Puis, sous les contraintes d’efficacité des critères proposés, ils modifient cette dénomination pour parler de la forme des faces (« forme carrées », « formes rondes » (annexe 5, 59), « formes polygonales » (annexe 5, 113)). Ils parviennent ainsi à mettre en relation des solides à partir de la nature des faces de ces solides satisfaisant de cette manière un des objectifs de l’enseignant pour cette tâche. Les changements référentiels liés au mot « forme » se font conjointement aux changements théoriques concernant les critères de classement.

L’opposition entre les concepts de « forme ronde » et de « forme carrée » (annexe 5, 59) ne semble pas permettre à la classe de classer les balles (annexe 5, 91-92) alors qu’elle semble permettre de classer « le Moine » (annexe 5, 84-86-90). L’usage du critère « sans côtés plats » semble répondre à cette difficulté (annexe 5, 102 à 105). Cependant, l’intervention de ce critère affecte aussi les références des autres critères (le prédicat « sans côtés plats » réfère à nouveau à des objets en trois dimensions). Par exemple, Loïc refuse maintenant que le prédicat « forme ronde » s’applique à « Le Moine » (annexe 5, 117), Damien souhaite qu’il s’applique aux balles (annexe 5, 120). Cette difficulté restera puisque, une fois l’usage du critère « sans côtés plats » exclu (ce qui permettra le retour de « Le Moine » parmi les

« formes rondes » (annexe 5, 130)), le classement des balles restera problématique (annexe 5, 132-133). Concernant le mot « forme » et ses déclinaisons, l’ambiguïté concernant la référence persistera tout au long de l’activité et ceci malgré l’émergence d’autres critères

(forme arrondies (annexe 5, 128-129), formes ovales (annexe 5, 94-96), formes polygonales (annexe 5, 112-113), …). A la différence du mot « côté », la construction de co-références pour le mot « forme » ne semble pas dans ce cas pouvoir se faire (annexe 5, 132-133, 141). Le mot « côté » constitue ce que Quine appelle un mot ambigu, c’est-à-dire « associé par conditionnement à deux classes très dissemblables de stimulations, chacune de ces classes étant une classe bien homogène de stimulations semblables entre elles. » (Quine, 1977, p.

192). Les paradoxes sémantiques relatifs à ce mot naissent de la coexistence de deux règles d’usage contradictoires mais bien délimitées et valides dans des classes de stimulation bien distinctes (tout du moins la classe de stimulation engendrée par l’usage scolaire du mot est théoriquement bien délimité). Les deux règles d’usage du mot sont alors susceptibles d’être mises en contradiction. A contrario, le mot « forme » ne jouit pas de règle d’usage clairement définie et les situations dans lesquelles il intervient ne sont pas bien homogènes et très dissemblables en tout cas dans l’activité qui est étudiée.

L’objet de ce chapitre était de montrer la pertinence d’une approche dialogique des assertions mathématiques puisque cette approche sera utilisée dans la deuxième partie.

L’étude du corpus de Mathé (2006) a permis de montrer l’existence de paradoxes sémantiques dans le langage ordinaire. L’approche dialogique, qui consiste à rechercher la fonction dialogique des assertions à l’intérieur d’un jeu de langage, en permet une étude explicite.

L’insuffisance de l’explicitation langagière comme levier pour les apprentissages est au cœur de la théorie des situations didactiques de Brousseau. J’ai explicité la proximité de cette théorie avec les philosophies de Quine et de Wittgenstein qui sont marquées par l’anthropologie et la critique de l’illusion d’une notion de signification transcendant les usages. En quelque sorte, ces auteurs partagent le point de vue selon lequel l’action est au fondement des apprentissages. Le travail expérimental autour des termes « côté » et « forme » a mis en évidence une dialectique entre l’action langagière (la mise en place d’un vocabulaire, l’explication et l’argumentation à l’intérieur d’un dialogue) et l’action sur un milieu (en particulier les objets auxquels les termes se réfèrent) dans l’émergence de la prise en compte des paradoxes sémantiques, puis dans le cas du terme « côté » de leur dépassement.

3. UNE DISCUSSION AUTOUR DES MODELES DE DUVAL ET DE

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