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La distinction entre production de preuve syntaxique et procédure de preuve sémantique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 23-29)

PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

1. L’ARTICULATION DES JEUX D’INTERIEUR ET DES JEUX D’EXTERIEUR

1.2 La distinction entre production de preuve syntaxique et procédure de preuve sémantique

La distinction entre jeux d’intérieur et d’extérieur, que j’emprunte à Hintikka, est en partie parallèle, si l’on met un instant la question du jeu et du dialogue de côté, à la distinction de Weber & Alcock (2004) entre production de preuve syntaxique et sémantique (syntactic and semantic proof production). Voici les définitions proposées par ces auteurs :

« We define a syntactic proof production as one which is written solely by manipulating correctly stated definitions and other relevant facts in a logically permissible way. In a syntactic proof production, the prover does not make use of diagrams or other intuitive and non-formal representations of mathematical concepts. In the mathematics community, a syntactic proof production can be colloquially defined as a proof in which all one does is ‘unwrap the definitions’

and ‘push symbols’. » (Weber & Alcock, 2004, 210)4

Comme dans une partie d’un jeu d’intérieur, la production de preuve syntaxique est une production formelle, construite sur la syntaxe seule. Une production syntaxique est interne au langage, elle se construit sans aucun autre recours qu’un ensemble donné d’énoncés reconnus comme utilisables (définitions, théorèmes, axiomes, …) et les règles logiques de manipulation de ces énoncés. Dans ces procédures, la nature des objets auxquels référent les symboles n’a pas d’importance.

« We define a semantic proof production to be a proof of a statement in which the prover uses instantiation(s) of the mathematical object(s) to which the statement applies to suggest and guide the formal inferences that he or she draws. » (Weber & Alcock, 2004, 210)5

4 « Nous définissons une production syntaxique de preuve comme une production de preuve reposant exclusivement sur des manipulations logiquement acceptable de définitions correctement énoncées et d’autres faits pertinents. Dans une production syntaxique de preuve, celui qui prouve n’utilise pas de diagrammes ou d’autres représentations intuitives et non formelles des concepts mathématiques. Dans la communauté mathématique, une production syntaxique de preuve peut être familièrement définie comme une preuve dans laquelle tout ce que l’on fait est ‘dérouler les définitions’ et ‘pousser les symboles’. » (ma traduction)

5 « Nous définissons une production sémantique de preuve comme une preuve d’un énoncé dans laquelle interviennent une ou plusieurs instanciation(s) d’objet(s) mathématiques auxquels s’applique l’énoncé de manière à suggérer et guider les inférences qu’il ou elle effectue. » (ma traduction)

Dans une telle production, les objets mathématiques viennent s’ajouter au milieu (Brousseau, 1998) sur lequel celui qui prouve s’appuie pour construire sa stratégie. De la même manière, les stratégies des jeux d’extérieur se construisent sur des choix d’objets dans la structure d’interprétation. Il y a malgré tout une nuance entre les jeux d’extérieur et les productions sémantiques telles que Weber & Alcock les définissent. Dans les premiers, les stratégies se construisent sur des choix d’objets. Ces choix et les manipulations qui suivent font partie intégrante de la manière dont le jeu se déroule. Les choix d’objets sont de véritables coups dans les jeux d’extérieur. Du point de vue de Weber & Alcock, les instanciations d’objets semblent plutôt relever de l’heuristique pour un jeu d’intérieur, un jeu de preuve. Elles interviennent pour aider à la mise en place d’une stratégie dans laquelle au final elles n’apparaîtront pas. La différence entre les deux classifications tient au fait que les jeux d’extérieur de Hintikka ne sont pas des jeux de preuve mais des jeux de vérification et de falsification des énoncés. Il se peut qu’un joueur gagne un jeu d’extérieur, voire même plusieurs parties, mais qu’il ne parvienne pas à construire une preuve de l’énoncé en jeu. Pour reprendre l’exemple développé plus haut autour de l’énoncé « pour tout n, (n + 1) + n = (n + n) + 1 », il est possible qu’un joueur gagne plusieurs fois au jeu qui consiste à choisir une nombre entier, à effectuer le calcul pour chacun des membres de l’égalité et à vérifier que l’égalité est valable sans pour autant qu’il ne parvienne à faire une preuve de la validité de l’énoncé. Ceci dit, affirmer que les productions syntaxiques de preuves sont pauvres comme Weber & Alcock (2004, p. 211) le font revient à dire dans le vocabulaire mis en place que la construction d’une stratégie dans un jeu d’intérieur nécessite souvent l’intervention conjointe de jeux d’extérieur.

Pour terminer ce paragraphe, je présente quelques uns de leurs résultats. Dans une première expérimentation concernant la théorie des groupes, Weber & Alcock (2004) mettent en évidence une différence de comportement entre étudiants de licence de mathématiques (undergraduate students) d’une part, et doctorants et algébristes professionnels d’autre part.

Les premiers ont davantage tendance à s’engager dans des procédures syntaxiques, procédures qui n’aboutissent que rarement, alors que les seconds s’appuient plus volontiers sur leur connaissance intuitive des objets. Leur étude montre que les étudiants de licence ne disposent pour l’essentiel que d’une connaissance formelle des objets en jeu (essentiellement les définitions). Les auteurs remarquent que ce ne sont pas les connaissances factuelles des énoncés qui sont seules en cause puisque dans plusieurs cas, les étudiants de licence connaissaient les énoncés nécessaires à la construction de la preuve (dans le sens où si on le

leur demande, ils répondent avec certitude que l’énoncé est vrai). Dans le même article, les auteurs poursuivent leur recherche dans le domaine de l’analyse et plus précisément des suites numériques. Ce prolongement montre la persistance en analyse du clivage relevé en algèbre.

Si les productions syntaxiques leur paraissent faibles, c’est essentiellement en raison de leur aridité puisque, par définition, de telles productions ne sont pas soutenues par une approche sémantique qui pourrait venir enrichir le milieu des élèves :

« Just as most streets in a town intersect many other streets, at any given point in a proof, there are many valid inferences that can be drawn that might seem useful to an untrained eye […]. Hence, writing a proof by syntactic means alone can be a formidable task. However, when writing a proof semantically, one can use instantiations of relevant objects to guide the formal inferences that one draws, just as one could use a map to suggest the directions that they should prescribe. » (Weber & Alcock, 2004, p. 232)6

Dans un autre article, Alcock & Weber (2005) étudient la manière dont treize étudiants de licence contrôlent la validité de preuves en analyse réelle. L’énoncé et la preuve sont (il s’agit de ma traduction) :

Théorème : n →∞ lorsque n→∞

Preuve : Nous savons que a<bam <bm. Donc a<ba < b.

+1

<n

n donc n < n+1 pour tout n.

Donc n →∞ lorsque n→∞ ce qu’il fallait démontrer.

La déduction de l’avant-dernière à la dernière ligne de la preuve est invalide. Exactement deux étudiants ont rejeté la preuve pour des raisons sémantiques : leur connaissance des suites numériques leur montrait que la dernière déduction était invalide. Ces étudiants sont d’ailleurs

6 « Tout comme en ville la plupart des rues croisent de nombreuses autres rues, à tout moment d’une preuve, il y a de nombreuses inférences pouvant être faites qui peuvent paraître utiles à un œil novice […]. Par conséquent, écrire une preuve par les seuls moyens syntaxiques peut être une tâche

redoutable. Cependant, lorsque l’on écrit une preuve par des moyens sémantiques, il est possible d’utiliser des instanciations pertinentes d’objets pour guider la conduite des inférences formelles, tout comme on peut utiliser une carte pour suggérer les directions qu’ils devraient emprunter. » (ma traduction)

capables de proposer des contre-exemples à la déduction sur demande. Ce rejet ne repose pas sur la mise en évidence d’une irrégularité logique. Dit autrement, pour ces deux étudiants, le contrôle de cette preuve est passé par la pratique d’un jeu d’extérieur : si quelqu’un me fournit une suite croissante, je vérifie si elle est convergente. Trois autres étudiants ont rejeté la preuve mais en évoquant des raisons différentes. Ils ont argumenté que la forme de la démonstration n’était pas satisfaisante dans la mesure où les définitions des concepts mathématiques en jeu n’étaient pas utilisées. Ce rejet est donc basé sur une certaine conception de ce que doit être une preuve, conception que l’on peut rapprocher de la production syntaxique. Cinq autres étudiants ont accepté la preuve et les étudiants restant n’ont pas été classés parmi ces précédents groupes par les auteurs. Cette étude me paraît révélatrice d’une mécompréhension autour de l’activité de preuve qui semble réduite, pour beaucoup d’étudiants, à une production syntaxique, à des jeux d’intérieur stricto sensu. Même si, comme le font remarquer les auteurs, la tendance à se préoccuper de la forme des productions peut être un signe de maturité mathématique, des approches restrictives comme celle qui consiste à rechercher la présence des définitions dans les preuves contribuent à développer une fausse image de la pratique mathématique. D’une part, les définitions ne sont pas nécessairement employées dans les jeux d’intérieur et, surtout, les preuves mathématiques ne sont qu’exceptionnellement suffisamment détaillées pour qu’il soit possible de les contrôler en ignorant leur contenu sémantique. Ce type de contrôle construit sur la seule syntaxe n’est pas la méthode la plus souvent employée par les mathématiciens professionnels.

Par exemple, Weber (2008) montre que les mathématiciens utilisent souvent des arguments informels ou construits sur l’instanciation d’un objet, ou de quelques objets, pour contrôler les preuves, même pour les valider. Son étude s’appuie sur les interviews de huit mathématiciens à qui il demande de contrôler la validité de huit preuves du domaine de la théorie des nombres. Je lui emprunte quelques exemples. Commençons par considérer les explications données par un mathématicien (Math. B) autour de la déduction de « n×n=3x » à « 3n » (il s’agit à nouveau de ma traduction) :

« Math. B : Hmm, let’s see. I suppose they’re using something like, if there is a 3 on one side, there’s a 3 on the other. There’s a 3 in 3x so there must be a 3 in nn.

And because 3 is prime, it must be on of the two. So yeah, there’s a 3 in n. 3 divides n. Yeah, I think I agree with that… My qualm is that they should say that, say that they could make this step because 3 is prime or by some theorem. But

the logic of the proof, I think that’s correct. » (Weber, 2008, p. 443)7

Ici, la situation est la même que dans l’exemple précédent dans le sens où l’énoncé est vrai et la conclusion également. On peut constater que le contrôle de la preuve fait un usage important du contenu des propositions et que les définitions ne sont pas invoquées. Si la déduction est formellement invalide (car incomplète) elle n’est pas pour autant rejetée puisque son contenu sémantique, en particulier les propriétés du nombre 3, permettrait sans efforts trop importants de la corriger. Les exemples qui viennent maintenant montrent comment des jeux d’extérieur peuvent dans certains cas être considérés comme faisant office de preuves. Je traduis toujours. La justification de Math. H concerne la déduction de « n≡3(mod 4) » à « n n’est pas un carré parfait » :

« Math H : I’m using examples to see what, where the proof is coming from. So 52 is 25 and that’s 1 mod 4, 36 is 0 mod 4, 49 is 1 mod 4, 64 is 0 mod 4. I’m thinking that, ah! So it is.. 24 times 24, that’s 0 mod 4. So a perfect square has to be 1 mod 4, does’nt it ? n2 equals 1 mod 4 or 0 mod 4. Alright. » (Weber, 2008, p. 443)8

Dans cette validation, Math. H joue plusieurs parties d’un jeu d’extérieur qui consiste à choisir un nombre entier, à le mettre au carré et à chercher sa classe d’équivalence modulo 4.

Ces parties suffisent à le convaincre de la validité de la déduction bien que, formellement, aucun jeu de preuve ne soit engagé. Pour autant, Math. H considère la déduction comme valide :

« One particularly interesting finding from these data was that the justifications that the participants used to convince themselves of the legitimacy of a particular assertion in a proof employed modes of argumentation that would not be

7 « Math. B : Hum, voyons voir. Je suppose qu’ils utilisent quelque chose comme, s’il y a un 3 d’un côté, alors il y a un 3 de l’autre. Il y a un 3 dans 3x donc il doit y avoir un 3 dans nn. Et parce que 3 est premier, il doit être dans un des deux. Donc ouais, il y a un 3 dans n. 3 divise n. Ouais, je pense que je suis d’accord avec ça… Mon scrupule est qu’il aurait dû dire que, dire qu’il pouvait faire ce pas parce que 3 est premier ou grâce à un théorème. Mais la logique de la preuve, je pense que c’est correct. » (ma traduction)

8 « Math. H : J’utilise des exemples pour voir ce que, d’où vient la preuve. Alors 52 c’est 25 et c’est 1 mod 4, 36 c’est 0 mod 4, 49 c’est 1 mod 4, 64 c’est 0 mod 4. Je pense que, ah ! Donc c’est … 24 fois 24 c’est 0 mod 4. Donc un carré parfait doit valoir 0 mod 4, non ? n2 est égal à 1 mod 4 ou à 0 mod 4.

D’accord. » (ma traduction)

permissible in the presentation of a formal proof. » (Weber, 2008, p. 450)9

Pour revenir à l’exemple de Alcock & Weber (2005) concernant la preuve de la divergence de la suite n , il est également révélateur que si seulement deux étudiants l’ont rejeté en relevant le caractère non valide de la dernière déduction, dix étudiants l’ont fait après que l’expérimentatrice leur ait suggéré d’interpréter « n < n+1 pour tout n » comme « la suite est croissante » et « n →∞ lorsque n→∞ » comme « la suite est divergente ». Mon hypothèse est que cette intervention a permis, à travers le changement de registre du langage formel au langage naturel, un enrichissement du milieu au-delà des seuls éléments langagiers qui a encouragé les étudiants à engager des jeux d’extérieur.

La question de la nature de la preuve mathématique est complexe. L’objectif de la discussion précédente autour des travaux de Weber et de Alcock était de montrer que les aspects syntaxiques et formels étaient souvent surévalués par les étudiants. La partie de la recherche de Segal (2000) concernant la preuve va dans le même sens. Dans son expérimentation, elle propose à des groupes d’étudiant de licence des arguments, une partie de leur tâche est de dire s’ils pensent que l’argument constitue une preuve ou non du résultat.

L’expérimentation est répétée trois fois, en début de première année puis au milieu et enfin en début de deuxième année avec à chaque fois un peu plus d’une trentaine d’étudiants. Parmi les arguments proposés, on trouve les deux suivants (Segal, 2000, p. 199, ma traduction) :

Enoncé : Le produit de deux matrices diagonales est une matrice diagonale.

Argument 1 :

Lorsque ij,

( )

i j in nj

k

j i kj ik

ij A B A B A B A B

AB =

= 1 1 + 2 2 +...+

ij iiB

=A puisque comme A est diagonale, Aik =0 lorsque ik

=0 puisque comme B est diagonale, Bij =0 car ij

9 « Un résultat particulièrement intéressant issu de ces données est que les justifications utilisées par les participants pour se convaincre du bien-fondé d’une assertion particulière dans une preuve mobilisent des modes d’argumentation qui ne seraient pas autorisés dans la présentation d’une démonstration formelle. » (ma traduction)

Argument 2 :

( )

i i in ni

j

i i ki ik

ii A B A B A B A B

AB =

= 1 1 + 2 2 +...+

ii iiB

= A puisque comme A et B sont diagonales, Aij =Bij =0

Ces deux arguments ont des formes superficielles proches. L’argument 1 est considéré par Segal comme une preuve valide de l’énoncé. L’argument 2 n’est pas une preuve de l’énoncé mais ne contient pas d’inférence invalide. Chacun des arguments est présenté à une moitié du groupe. Les résultats montrent que « les sujets n’ont pas paru être capable de distinguer la justification correcte de la justification incorrecte » (Segal, 2000, p. 204). Ils montrent aussi que le nombre global d’étudiants qui considèrent que l’argument qui leur est présenté (que ce soit l’argument 1 ou l’argument 2) est valide augmente avec le temps passé à l’université (41% pour la première expérimentation, 77% pour la seconde, puis 81% pour la dernière).

Autrement dit, les étudiants semblent s’intéresser essentiellement à la forme superficielle de l’argument dans leur processus d’évaluation des arguments et cette pratique a tendance à progresser au cours des premières années universitaires. Il est assez vraisemblable qu’au cours de leur cursus, les étudiants aient rencontré ce type de calculs, ou des calculs proches. Mon hypothèse est que la gestion locale des calculs et des inférences formelles prend alors le pas sur une interprétation des actions produites.

Le paragraphe qui suit présente un exemple d’étude un peu plus détaillée concernant des processus de preuve en analyse réelle. Il terminera ce premier chapitre de la partie 1 qui s’est efforcé d’introduire les notions de jeux d’intérieur et de jeux d’extérieur, dans un premier temps essentiellement sous l’angle de la dyade syntaxe/sémantique, et les questionnements associés.

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