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1.2 Pour une notion de « rationalité » en anthropologie 25

1.2.2. Traduction et purification 35

L’idée selon laquelle le social ne suppose pas un cadre défini à l’intérieur duquel se déroulent des actions qui le reflètent (ou qui réalisent son caractère a priori « social ») est centrale à la notion de réseau. La société serait ce réseau qui s’avère le résultat toujours provisoire des actions (Callon 2006:267) entreprises par des agents humains et non-humains qui s’allient en formant un collectif hybride. Latour développe la suite de son approche en s’intéressant

particulièrement aux réseaux que construisent ces agents qu’il appelle les « modernes »43, dont les actions distinguent des formes particulières de nature et de culture. Ces modernes, pour Latour, ont construit leurs mondes sur une double division. La première est à son tour un double partage (Latour 1991:134-136). Elle établit des paires de catégories divisoires « culture »–« nature », « humain »–« non-humain » (voir aussi Strathern 1980:178, Escobar 1999, Ingold 2000:15, Wade 2002) dont la mise en pratique dans l’organisation matérielle et conceptuelle du monde produit la condition d’un « nous » comme modernes. Cela produirait à son tour le champ opposé du « eux », non-modernes, qui méconnaissent ces binarismes. La deuxième division (Latour 1991:20-21) découle immédiatement de cette première et vient définir plus précisément le moderne pour Latour. Elle porte sur deux ensembles non définis de pratiques qui ont pour effet d'établir un rapport particulier entre les éléments de leur entourage (incluant eux-mêmes, bien entendu):

Le premier ensemble de pratiques crée, par « traduction », des mélanges entre genres d’êtres entièrement nouveaux, hybrides de nature et de culture. Le second crée par « purification » deux zones ontologiques entièrement distinctes, celle des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre (Latour 1991:20-21, nous soulignons).

Ainsi, les notions de « traduction » et de « purification » s’avèrent des éléments centraux pour notre démarche dans la mesure où elles définissent des processus qui constituent précisément le rapport des hommes aux êtres et aux choses, et qui organisent les liens entre eux. Ainsi, dans le sens de la citation qui précède, Latour appelle « purification » l’effet de pratiques qui fissionnent (conceptuellement, matériellement, politiquement) les champs de la nature et de la société, en établissant « une partition entre un monde naturel "qui a toujours été là", une société aux intérêts et aux enjeux prévisibles et stables, et un discours indépendant de la référence comme de la société » (Latour 1991:21). Ce pouvoir de dissociation est évident surtout au niveau conceptuel, précisément à travers les pratiques qui établissent la division entre le « nous » modernes et l’« eux » non-modernes, mais « en un sens, les articles de la loi fondamentale portant sur la double séparation ont été si bien rédigés qu’on l’a prise pour une double distinction ontologique » (Latour 1991:24). La division entre nature et culture est non seulement envisagée conceptuellement, mais aussi réalisée politiquement et prise pour acquise matériellement. Toute inconsistance éventuelle dans son application subit une espèce de rappel

43 Nous utilisons ici les guillemets pour signaler qu’il s’agit d’une idée précise du moderne (que nous

à l’ordre pour faire rentrer les êtres et les pratiques dans la division fondamentale, « [they] were tackled in a particular way… as matters to be controlled, limited, mastered… ‘drawn together’, centered » (Law 1999:5-6). Il en découle une vision simple du rapport de l’homme à la terre — que les sciences sociales reproduisent— comme le contrôle univoque de cette dernière par le premier. C’est la vision intrinsèque à plusieurs analyses sur l’agriculture andine (voir chapitre 2) et à plusieurs programmes de développement (voir introduction) que nous cherchons à dépasser dans cette étude.

À la différence du processus de purification, la traduction s’avère être une notion polysémique, et pas seulement parce que Latour l’a aussi appelée « réseaux » et « médiation ». D’abord, la traduction est —tel que signalé plus haut— un ensemble de pratiques qui rassemble, qui met en rapport, qui mêle des genres d’êtres hybrides de nature et de culture (Latour 1991:20-21) —tant au niveau épistémique que physique— en créant un réseau d’humains et non-humains. Ainsi, « an actor-network story (…) tells of (…) heterogeneous networks in which actors of all kinds, social, technical and natural are made and play out their lives » (Law 1999:3) —d’où l’idée de traduction comme « réseaux ». La traduction, par conséquent, sera un effet du même type, mais de sens opposé à la purification —qui divise plutôt qu’elle synthétise.

Les réseaux formés par traduction agissent sur les états des choses (Callon 2006:270) et construisent un ordre social44 au lieu d’en refléter un, donné au préalable. Ainsi, la notion de traduction fait référence non seulement à cet ensemble de pratiques qui allient, qui forment le collectif hybride, mais aussi à la nature médiatrice de l’action des actants engagés. Elle fait référence aussi au caractère « agentif » de l’action elle-même qui transforme, mais aussi qui stabilise l’état des choses, au moins pendant l’intervalle de notre observation. Les actants sont des médiateurs qui « transforment, traduisent, dénaturent, et modifient le sens ou les éléments qu’ils sont supposés transporter » (Latour 2005:39)45; ils ne transportent pas des sens intacts, mais ils les modifient et participent à leur maintien, leur transformation ou leur création.

44 D’où l’idée d’« acteur-réseau » et d’ANT finalement (Callon 2006:270).

45 En définitive, toute représentation ne fait pas que représenter, elle trahit aussi son objet (Law 1999:1).

Cependant, pour nous, traduire implique aussi stabiliser, dans une certaine mesure. Callon (1986a:223) soutient que « to translate is to displace » mais, puisque ce qui change ou se déplace n’est jamais tout un état de choses, mais une partie, nous estimons que traduire impliquerait la stabilisation de la portion qui ne change pas; les portions de sens et d’états matériels qui demeurent. Traduire revient donc au processus de déplacement/stabilisation et aux effets réciproques que se produisent l’homme et la terre dans leur rencontre.

« Traduire » revient ainsi à s’imprimer mutuellement des portions de sens ou de forme entre hybrides, à travers les rapports que ces derniers entretiennent. Cela implique la redéfinition mutuelle entre les anciens « sujets » et « objets » (Law 1999:10) devenus maintenant des hybrides en rapport symétrique. Dans le cas qui nous occupe ici, la traduction sera en même temps le rapport et le résultat46 des négociations et ajustements réciproques (Callon 1986a:224) qui font de l’homme et de la terre des sujets-objets hybrides.