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Ontographie du rapport à la terre à Chillimocco : rationalité et rituel dans l'agriculture d'un village andin au Pérou

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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Ontographie du rapport à la terre à Chillimocco:

Rationalité et rituel dans l’agriculture d’un village andin au Pérou

Thèse

Jorge Legoas Pena

Doctorat en anthropologie

Philosophiæ doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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Résumé

Cette thèse montre la façon dont les paysans-autochtones de Chillimocco (dans les Andes péruviennes) constituent leur rapport à la terre à travers l’activité agricole. Celle-ci est envisagée de façon à ne plus la considérer comme un ensemble de « techniques » qu’on impose sur la « nature » pour la soumettre, mais comme un continu qui associe du technique et du rituel et qui, ce faisant, établit un rapport symétrique entre hommes et terres. Nous faisons une description approfondie de la façon dont l’agriculture est menée dans ce village andin, afin de dégager les principes qu’elle met en place.

La démarche analytique que nous suivons est double. Un premier niveau d’analyse est constitué par l’examen des catégories locales que dégage l’activité agricole. Elles-mêmes constituent un premier indice du rapport à la terre à Chillimocco, mais pour s’interroger à propos de la « rationalité » de ce rapport, on ne peut pas opérer une interpolation automatique. Un deuxième niveau d’analyse est alors opéré à l’aide d’une notion de rationalité révisée afin de la rendre abordable par l’anthropologie. Pour ce faire, on se sert de certains éléments de l’anthropologie symétrique qui nous permettent de remanier ladite notion et de l’investir des sens locaux dégagés par le premier niveau d’analyse.

Les notions locales nous aident à envisager une rationalité sociale plus enracinée, mais aussi elles brisent nos catégories de départ et nous conduisent progressivement vers des notions plus aptes à saisir la différence ontologique que posent les Chillimoccokuna. La catégorie de « rituel », chère à l’anthropologie, est ainsi remise en question. Dans un premier moment, on met en œuvre un traitement du rituel cohérent avec la façon dont Edmund Leach (dépassant le rituel comme type d’action) l’envisageait comme un trait de l’action. Mais la considération de la condition ontologique des acteurs impliqués fait que cette thèse finisse par remettre en question la distinction entre traits rituels et traits techniques elle-même.

Enfin, par notre approche qui va au-delà de la symétrie généralisée de Bruno Latour, par une préoccupation analytique autoréflexive fondée sur l’expérience, et par la prise en compte de formes d’existence multiples, ce travail établit une démarche que nous appelons d’ontographie.

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Abstract

This doctoral thesis shows how native peasants from Chillimocco (in the Peruvian Andes) establish a relationship with the land through agriculture. The latter is viewed not as a set of “techniques” imposed on “nature” to subject it, but as a continuum that combines technique and ritual and, in doing so, establishes a symmetrical relationship between human beings and lands. We describe in-depth how agriculture is carried out in this Andean village in order to bring out the principles it sets up.

Our analytical work is twofold. A first level of analysis is constituted by the examination of local categories brought out by agricultural activities. These categories constitute a first marker of the relationship with the lands at Chillimocco, but to interrogate the “rationality” of this relationship one cannot undertake an automatic interpolation. Then a second level of analysis is undertaken with the help of a notion of “rationality” that has been revised in order to make it accessible to anthropology. To achieve this, we use some elements of the Symmetrical Anthropology that allow us to rework such notion and to endow it with the local meanings undertaken in the first level of analysis.

The local notions help us not only to envision a more grounded social rationality, but also to unsettle our categories of departure; progressively leading us to more adapted notions to grasp the ontological difference revealed by the Chillimocco. Thus, the pertinence of “ritual,” a category of great concern in the anthropological tradition is put into question. In a first moment, we treat ritual in agreement with how Edmund Leach visualized it, i.e. like a trait of all action (going beyond ritual as a type of action). However, the ontological condition of the actors involved, make that this dissertation also questions the distinction between ritual traits and technical traits.

Finally, our approach that goes beyond Bruno Latour’s generalized symmetry, our self-reflexive analytical work based on experience, and our concern with multiple forms of existence, make of this work more an “ontographic” effort than a classical ethnography.

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Table des matières

Résumé ... iii  

Abstract ... v  

Table des matières ... vii  

Liste des tableaux ... xi  

Liste des figures ... xiii  

Liste des photos ... xv  

Abréviations et sigles ... xvii  

Liste des participants ... xix  

Remerciements ... xxv  

Introduction  

DÉVELOPPEMENT RURAL DANS LES ANDES SUD-PÉRUVIENNES ... 1  

0.1 Développement rural et politiques agraires ... 2  

0.2 Objectif et questions de recherche ... 6  

0.3 Chillimocco et la Communauté Paysanne de Ccollasuyo ... 7  

0.4 Le plan de la thèse ... 12  

Chapitre 1  

REPÈRES POUR L’ÉTUDE DE LA « RATIONALITÉ »

DANS LES MONDES AUTOCHTONES ... 15  

1.1 Sur la notion de « rationalité » ... 17  

1.1.1. Raison et cohérence universelle ... 18  

1.1.2. Rationalité et pensée ... 20  

1.1.3. Rationalité-pensée et action ... 22  

1.2 Pour une notion de « rationalité » en anthropologie ... 25  

1.2.1. Symétrie, agentivité et médiation ... 29  

1.2.2. Traduction et purification ... 35  

1.2.3. Constitution et relationalité ... 38  

1.3 Comment suivre les agents de l’agriculture de Chillimocco? ... 45  

1.3.1. Identifier les acteurs ... 49  

1.3.2. Suivre les acteurs ... 52  

1.3.3. Analyser leurs médiations ... 57  

1.4 Conclusions du chapitre ... 62  

Chapitre 2  

AGRICULTURE, NATURE ET CULTURE À CHILLIMOCCO ... 65  

2.1 Zones de production à Chillimocco ... 66  

2.1.1. Zones de clôtures (ou canchones) et de potagers ... 66  

2.1.2. Les pâturages et les bois (monte) ... 68  

2.1.3. La zone de culture sèche (secano) permanente ... 68  

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2.1.5. Les itinéraires de culture dans la zone des muyuy ... 82  

2.1.6. Le muyuy et ses dénominations alternatives ... 86  

2.2 Les itinéraires de culture dans le cycle agricole ... 87  

2.3 Nature, culture et zones de production ... 96  

2.4 Conclusions du chapitre ... 100  

Chapitre 3  

LE CYCLE AGRICOLE DE CHILLIMOCCO ... 103  

3.1 À la fin du Hatun poqoy ... 104  

3.2 Chiraw uhu, ou le temps de sécheresse ... 111  

3.3 La saison du Poqoy uhu ... 132  

3.4 Au début du Hatun poqoy ... 160  

3.5 Conclusions du chapitre ... 171  

Chapitre 4  

LES LIEUX VIVANTS :  

ONTOLOGIE DE L’HYBRIDE-TERRE À CHILLIMOCCO ... 173  

4.1 Le réseau agricole de Chillimocco ... 173  

4.2 Les noms de la terre ... 185  

4.2.1. Apu et estrella ... 186  

4.2.2. Pachamama, Santa tierra ... 190  

4.2.3. Tierra, cabildo et lugar ... 193  

4.2.4. Les machula ... 196  

4.2.5. Les anchanchu et Juanikillu ... 200  

4.3 Ontologie du réseau agricole de Chillimocco ... 202  

4.3.1. Animo ... 202  

4.3.2. Samiy, sami et saminchay ... 203  

4.3.3. Des esprits de l’anthropologie ... 206  

4.4 Conclusions du chapitre ... 207  

Chapitre 5  

LES PAIEMENTS LLUQ’I ET PAÑA À CHILLIMOCCO ... 209  

5.1 Le despacho ... 212  

5.1.1. Le premier despacho d’Ignacio ... 214  

5.1.2. La première livraison ... 220  

5.2 Lluq’i alcanzo et paña alcanzo ... 223  

5.2.1. Le deuxième et troisième despacho d’Ignacio ... 228  

5.3 Lluq’i et paña ... 239  

5.4 Conclusions du chapitre ... 246  

Chapitre 6  

DÉCISION ET CONFLIT DANS LES SEMAILLES DE PAPA PUNA ... 249  

6.1 Prise de décision dans les semailles de Chillimoccopata ... 249  

6.1.1. La réunion préalable à l’assemblée ... 250  

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6.2 L’alcanzo collectif à Chillimoccopata ... 267  

6.2.1. Objectifs exprimés ... 269  

6.2.2. Gestes et éléments matériels de l’alcanzo collectif à Chillimoccopata ... 272  

6.3 Conflits sur les terres ... 273  

6.3.1. Conflits lors du semis à Chillimoccopata ... 274  

6.3.2. Conflit et quasi-objets ... 287  

6.4 Conclusions du chapitre ... 292  

Chapitre 7  

PAPA PUNA TARPUY:  

SEMIS DE LA POMME DE TERRE EN ITINÉRAIRE PUNA ... 293  

7.1 Chukiy: Ouvrir la terre ... 293  

7.1.1. La chakitaqlla ... 296  

7.1.2. La culture de la pomme de terre et l’érosion ... 299  

7.2 Hushk’ay : Ensemencer la terre ... 306  

7.2.1. Semences et érosion naturelle-culturelle ... 312  

7.2.2. Rapport aux semences et rapport à la terre dans les semailles de papa puna ... 318  

7.2.3 Traduction des terres lors du semis de papa puna ... 325  

7.3 Le rituel : de type d’action à aspect de l’action ... 326  

7.3.1. Contre les rituels ... 328  

7.3.2. Rituel et performativité ... 330  

7.3.3. Rituel-adjectif, ou le rituel comme aspect de l’action ... 334  

7.4 Conclusions du chapitre ... 335  

Chapitre 8  

TERRES MOURANTES :  

REPOS ET ÉROSION À CHILLIMOCCO ... 337  

8.1 L’hybride-terre à Chillimocco ... 339  

8.1.1. Quasi-sujets et quasi-objets terre ... 340  

8.1.2. Ontologie des êtres-terre ... 344  

8.1.3. Formes d’existence de l’hybride-terre ... 349  

8.2 Rationalité du rapport à l’hybride-terre ... 362  

8.2.1. Le rapport aux terres à Chillimocco ... 363  

8.2.2. Rationalité sociale du rapport aux terres à Chillimocco ... 366  

8.3 Rationalité et rituel ... 368  

8.3.1. Des moyens du rituel aux effets de la médiation ... 368  

8.3.2. Ergazesthai : indifférence de nature et culture ... 371  

8.4 En guise d’épilogue : Postdéveloppement agricole à Chillimocco? ... 375  

Conclusions ... 381  

Références ... 387  

Glossaire ... 411  

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Liste des tableaux

Tableau 1.1 – Unités minimales de l’action, 28

Tableau 2.1 – Llaqta sara et wari sara à Ccollasuyo et à Marcapata, 72 Tableau 2.2 – Cycle d’alternance à Pacaraos (dans les Andes de Lima), 74

Tableau 2.3 – Durée du cycle d’agriculture et repos des zones de muyuy de Chillimocco, 78 Tableau 2.4a – Cycle agricole complet constitué par les itinéraires de culture, 90

Tableau 2.4b – Cycle agricole complet chevauchant avec la fin du cycle précédant et le début du suivant, 90

Tableau 2.5 – Activités en parcelle dans l’année, par itinéraire de culture à Chillimocco, 92 Tableau 2.6 – Saisons de l’année à Chillimocco, 93

Tableau 2.7 – Séquences et positions des activités dans la parcelle, 94

Tableau 3.1 – Type de labour en maway et chawpimaway, appliqué selon les caractéristiques de la parcelle, 111

Tableau 4.1 – Participation des actants dans le cycle agricole de Chillimocco, 176 Tableau 4.2 – Variables les plus et les moins associées à Pachamama et aux apu, 190 Tableau 5.1 – Les recado qui composent les offrandes lluq’i et paña, 225

Tableau 7.1 – Niveaux d’érosion hydrique à Santa Ana (Huancayo), 301

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Liste des figures

Figure 0.1 – Emplacement de Chillimocco, 11

Figure 2.1 – La Communauté de Ccollasuyo et ses secteurs de muyuy, 76 Figure 3.1 – Labour dans la lluja complète, 107

Figure 3.2 – Procès du labourage yapuy, 157

Figure 4.1 – Taille du réseau actif par activité agricole à Chillimocco, 179

Figure 4.2 – Taille du réseau comparé entre les itinéraires de pomme de terre, 181 Figure 5.1 – Maière de plier la feuille de papier qui contiendra les recado, 216 Figure 5.2 – Ccollasuyo au lever du jour, 241

Figure 7.1 – Chakitaqlla et la rawk’ana dans les dessins de Guamán Poma, 297 Figure 7.2 – La chakitaqlla, 298

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Liste des photos

(*)

Photo 3.1 – Lluja en deux étapes, faite par rangs et complétée plus tard, 108 Photo 3.2 – Lluja en deux étapes, 109

Photo 3.3 – Parcelle mise en jachère sous la modalité du t’iray, 110 Photos 3.4 – Julia Fuentes récolte de l’oqa, de la lisa et de l’añu, 113 Photo 3.5 – Bernabé avec sa rawk’ana, 116

Photo 3.6 – Aurelio et sa femme avec le Willwi uma dans la récolte de papa puna, 116 Photo 3.7 – La rawk’ana, 117

Photo 3.8 – María coupe de l’ichhu pour couvrir les pommes de terre récoltées, 118

Photos 3.9 – Forme complémentaire d’engraissement del parcelles : Alejo et Damián rongent les parois des terrasses lors du t’iray, 135

Photo 5.1 – Coca, sucreries, gras d’animal et d’autres recado dans un despacho en cours de préparation, 213

Photo 6.1 – Distribution des parcelles dans la zone puna Ch’iyaphuru, 276 Photo 6.2 – Premier défrichement pour marquer la parcelle, 281

Photo 6.3a – Conflit entre Apolinar et Juan Cancio, 283 Photo 6.3b – Apolinar accepte la défaite face à Bernabé, 283 Photo 6.3c – Geste d’acceptation d’Apolinar, 283

Photo 6.4 – Florentino et Damián défrichent discrètement le terrain en pleine dispute, 286 Photo 7.1 – Le chukiy, travaillé avec la chakitaqlla, 303

Photo 7.2 – Geste avec la chakitaqlla pendant la réalisation du chukiy, 304

Photo 7.3 – Quelques variétés de pommes de terre natives d’Ignacio (zone puna), 315 Photo 8.1 – Inscription sur le mur de l’école du secteur Sayapata, 375

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Abréviations et sigles

ANT – Actor Network Theory (Théorie de l’acteur-réseau). APC – Entreprise de services pour l’industrie, Lima.

CBC – Centro de Estudios Regionales Andinos Bartolomé de las Casas, Cusco. CC ou C.C. – Comunidad Campesina (Communauté Paysanne).

CEPES – Centro Peruano de Estudios Sociales, Lima. CIP – Centro Internacional de la Papa.

GRIPAL – Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine, Montréal. INIA – Instituto Nacional de Innovación Agraria, Pérou.

INRA – Institute National de la Recherche Agronomique, Paris. OGM – Organisme génétiquement modifié.

ONG – Organisation non-gouvernementale de développement.

PRONAMACHCS – Programa Nacional de Manejo de Cuencas y Conservación de Suelos, Pérou.

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Liste des participants (abréviations)

ACC – Apolinar Ccasa (Chillimocco). APC – Consultante d’APC, Lima.

ARG – Alejandro Argumedo. Directeur de l’Asociación Andes, Cusco. Ant – L’anthropologue, auteur de cette thèse.

AF – Alejo Fuentes. Voisin de JCR et cousin de JF (Chillimocco). AR – Aurelio Rodríguez. Père de JCR (Chillimocco).

BR – Bernabé Rivera (Chillimocco).

CH – Carlos Huayhua. Guérisseur (Sayapata). DF – Damián Fuentes. Frère de JF (Chillimocco). DSU – David Surco (Sayapata).

ELE – Eleuterio. Agent de PRONAMACHCS (Marcapata). FR – Florencio Rivera. Fils de BR (Chillimocco).

FtR – Florentino Rivera. Fils de BR (Chillimocco).

IF – Ignacio Fuentes. Père de JF, de MF et de DF (Chillimocco). JAG – José Antonio Gutiérrez (Marcapata et Chumpe).

JCR – Juan Cancio Rodríguez (Chillimocco et Marcapata). JDG – Mme. Juanita. Conjointe de JAG (Marcapata).

JF – Julia Fuentes. Conjointe de JCR (Chillimocco et Marcapata). LS – Luciano Sucapuca. Lieutenant gouverneur de Sayapata 2006-2007.

MA – Marcial [Marcelino] Condemayta Rivas. Président de Ccollasuyo 2008-2009 (Sayapata). MA2 – Fils de MA (Sayapata).

MaR – Marco Rodríguez. Frère de AR (Chillimocco). MF – María Fuentes. Sœur de JF (Chillimocco).

MR – Milcaedes [Mico] Rodríguez. Frère de JCR (Chillimocco et Marcapata). MS – Mariano Sucapuca (Chillimocco).

PC – Paulino Condori (Chillimocco).

PCC – Panchito Ccasa. Fils de ACC (Chillimocco). PG – Policarpo Gonzalo (Layampampa, CC de Ccollana). RAF – Rafaela. Conjointe de VR (Chillimocco).

SNQ – M. Sonqo. Zootechnicien qui travaille pour la Mairie de Marcapata. MO – Marcos Oviedo (Tillpa).

VQ – Valentín Quille (Tillpa).

VR – Vicente Rodríguez. Frère de JCR (Chillimocco).

VS – Vladimir Sequeiros. Agent de projets de la Mairie de Marcapata. VSI – Vicente Sia (Tillpa).

WL – Wilber Lukaña (Chillimocco). X – Participant inconnu (masc.) Xf – Participante inconnue (fem.)

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Je dédie ce « ¡libro de 300 páginas del tío Coco! » à l’auteur lui-même de la phrase: mon aimé et puissant neveu Joaquín.

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« Toi, apu Ausangate,

peu à peu tu deviendras mont gris

et de là, entièrement, tu deviendras mont noir.

Et quand tu seras devenu mont noir, couleur charbon, ce jour-là arrivera le jugement dernier »

« Tú, apu Ausangate,

de poco en poco te volverás cerro gris y de allí totalmente te volverás cerro negro. Y cuando te hayas vuelto cerro negro carbón, ese día llegará el juicio final »

Dialogue entre Inkariy et l’apu Ausangate, d’après Mariano Turpo, à Quispicanchi, Cusco (Escalante & Valderrama 1975).

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Remerciements

Rendu à la fin de ce travail, je comprends maintenant pourquoi on remercie autant la patience des autres lorsque l’on passe du temps à écrire une thèse. Le temps, cependant, ne passe pas en vain et lui seul rend possible que, maintenant, mes proches se réjouissent de me voir passer la ligne d’arrivée, autant que je me réjouis du produit achevé. Je remercie en premier lieu la patience silencieuse, la confiance et l’amour de ma famille. Maruja, Paty, Gigi, et mon grand Joaqui, ainsi que Víctor et Nicolás qui m’accompagnent de loin. Il n’y a pas de manière de vivre, de sentir, de penser et d’être heureux sans vous tous.

Je remercie profondément mon frère Willy Aragón et Luis Angel, ainsi que Ginette Bélanger, René Minot et Séverine Minot, ma famille d’accueil au Québec. Sans leur amour et leur appui inestimable, ce doctorat aurait été impossible. À Fernanda je dois particulièrement la plus grande beauté de tout ce parcours. Je remercie aussi mon cher Cacique Chaves, Karina Anicio, Cristina Prates (amorosa demais!) et Paulo Roberto Fraga, dont les visites au Canada ont rendu encore plus agréable le chemin parcouru. Je remercie aussi André, les cadeaux musicaux et les gâteries de João Paulo, et ao pessoal tudo lá no Brasil… vous serez toujours dans mon cœur. Il n’y a eu personne de plus patient, humain et aigu que mon distingué directeur de recherche, Martin Hébert. Tout au long de ce parcours, j’ai pu bénéficier de la sagesse de ses points de vue, et ce sur les plans humain, scientifique et professionnel en général. En tout moment, sa main tendue a su accompagner sa critique constructive. Il a encouragé ma liberté de pensée, et il a cultivé le respect et la confiance nécessaires pour la direction d’un travail de recherche. Tout cela a signifié pour moi une exigence constante à gagner en maturité et autonomie. Merci, Martin! J’apprends énormément de toi.

Marco Zeisser, Mayita Gutiérrez, Yohann Cesa, Laure Blein, Eduardo Malpica, Eduardo González et Rossio Motta ont été présentes et présents de façons si affectueuses, si solidaires et si diverses qu’il est impossible de les énumérer et tout remerciement restera nécessairement insuffisant. Je ne peux que vous embrasser du fond de mon cœur et tout simplement continuer la route avec vous.

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À l’Université Laval, Marie-Andrée Couillard a su toujours m’encourager et me donner les conseils les plus précieux, autant que me poser des défis pour faire avancer mon plan de carrière. Sylvie Poirier a eu la grande gentillesse de lire ma première ébauche du projet de thèse et par la suite, ce fut un grand plaisir de trouver dans mes échanges avec elle plusieurs points communs qui ont renforcé ma compréhension des outils théoriques et ma réflexion en général. La profondeur des analyses de Francine Saillant dans le Séminaire de doctorat m’a conduit à poursuivre ces études avec davantage de motivation et de prise de risque. Son séminaire a fait que l’anthropologie symétrique attire mon intérêt, mais bien sûr je la décharge —elle autant que Sylvie— de mon utilisation particulière et intéressée de cette approche. Si cette version est plus que d’autres une thèse, c’est aussi grâce aux critiques de Frédéric Laugrand. Non seulement il s’est efforcé généreusement de lire et de commenter une version préliminaire, mais il a été en tout temps quelqu’un de très encourageant et de très accueillant, tant au CIÉRA qu’au département d’anthropologie. Henrique Urbano†, professeur retraité du département de sociologie, a été très généreux et précis dans ses conseils théoriques et ethnographiques. Ses écrits critiques et pointus ont été fort instructifs. Dans le même département, Stéphanie Rousseau m’a fait profiter de ses suggestions et commentaires fort pertinents et a posé des gestes concrets d’encouragement et de solidarité des plus fins. Claude Bariteau a eu un avis très encourageant sur le potentiel de ma recherche, depuis la soutenance du Projet de Mémoire II. Plus tard, lors de la soutenance du projet de thèse, Jean-Jacques Chalifoux a su me prévenir avec beaucoup de perspicacité sur quelques difficultés qui pouvaient survenir lors de la mise en place de mon projet, ce qui m’a aidé à les anticiper, je pense, avec succès. Manon Boulianne, au cours du Séminaire de méthodes, nous a embarqué dans l’aventure de penser la société à travers d’autres métaphores que celle d’un bâtiment construit. C’est un exercice que j’ai trouvé fort instructif, et qui dirige aujourd’hui mon regard comme anthropologue. Je veux aussi exprimer un très grand et très spécial « merci! » à Lise Fortin et Sylvie Bourassa qui ont toujours allégé la charge des multiples dossiers administratifs d’une façon aussi efficace qu’amicale et délicate. Enfin, je remercie Yvan Breton pour l’élégance de m’avoir confié l’évaluation d’un projet, dans une période difficile pour le financement.

Marisol de la Cadena (Université de Californie à Davis) a été une source d’inspiration constante. J’ai beaucoup appris d’elle lors d’un projet de publication conjointe mis en place depuis 2011 et elle a été un appui précieux dans les multiples dossiers de postulation — notamment celui qui m’a permis d’obtenir une bourse de la Wenner-Gren Foundation.

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Également, Penelope Harvey (Université de Manchester) et Deborah Poole (Université Johns Hopkins) ont aidé à ma transition vers l’obtention de la bourse de postdoctorat avec beaucoup d’intélligence et d’adresse. Leur invitation à participer à une recherche collaborative sur l’État au Pérou et à un séminaire de la SAR (School for Advanced Research, au New Mexico) a contribué significativement à ma réflexion sur l’anthropologie. À différents moments, André Corten (UQÀM), Pierre Morlon (INRA, Paris) et Juan Carlos Godenzzi (Université de Montréal et ex-CBC lui aussi) ont accueilli mes divers questionnements ou ont appuyé mes plusieurs démarches avec des lettres de recommandation et en me dispensant des suggestions et des conseils précieux. Brian Armstrong s’est occupé de la cartographie avec beaucoup de soin. L’appui de la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research, notamment de Leslie Aiello, de Judy Kreid, de Michael Muse, et de Pamela Smith, a été généreux et décisif. Également, le Fonds Georges-Henri Lévesque de l’Université Laval, et l’Asamblea Nacional de Rectores, au Pérou, m’ont donné leur appui financier.

Sans l’amitié et les enseignements de Gina Maldonado, experte professeure de runasimi (quechua) de la région du Cusco, cette thèse n’aurait pas été possible. Je remercie aussi profondément Yanet Baca (panay!) et Carlos Berrío qui ont continué le travail de direction à ADEAS Qullana, après mon départ pour entreprendre ces études. Également, Javier Malpartida, pour l’amitié et les réflexions critiques sur le développement dans les Andes, ainsi qu’Alejandro Argumedo de l’Association Andes. Au CBC, je tiens à remercier Juan Churats, Valerio Paucarmayta, Ana Román, Henkjan Laats, Mary Chino, Yasmín Fernández, Martín Málaga, Nicoletta Velardi, Gustavo Valdivia, Fabrizio Arenas et Ramón Pajuelo. La réflexion engagée et les qualités de recherche de Pablo Sendón et de Xavier Ricard, ainsi que le criticisme de Javier Monroe, ont été toujours une source d’inspiration et un exemple difficile à suivre. Je dois beaucoup à leurs écrits et à des discussions stimulantes avec eux. Il a été en plus très enrichissant de se suivre la piste mutuellement entre anciens copains du baccalauréat en anthropologie qui ont fait des études de doctorat dans la même période : Yayo Damonte, Vladi Gil, Guille Salas et Julio Postigo, chacun depuis son propre exil à Ithaca, à New Haven, à Michigan et à Texas, respectivement. Aussi, je n’oublie pas que c’est dans des discussions avec Agustín Vásquez et Neus Martí que sont nées les premières motivations qui m’ont conduit à entreprendre des études post-graduées. Également, John Earls et Juan Ansión (de l’Université

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Catholique à Lima), ainsi que Chocli Monge (du CEPES, à l’époque) m’ont aidé beaucoup avec le dossier de postulation à l’Université Laval et avec mes premières demandes de bourse. Et il y eut encore plus de complices à cette réussite. En fait, l’amitié a fait toute la différence dans ce long processus et surtout dans la dernière ligne droite. Gladys Aragón, Magno Gayoso, Hidetaka Yoneyama, Ève Lamoureux, Ana Marin, Marie Meudec, Karine Roberge, Antoine Lassagne, Gabriel Rosen (qui a traduit à l’anglais ma postulation à la bourse de la Wenner-Gren Foundation —grande, Gabo!), Alain Gregoire, Geneviève Gregoire, Pável Osores, Ángel Zárate, Luis Valencia, Véronique et Hélène Pratt, et Adrián Hitateguy. Mes copains de bureau à l’Université Laval, Etienne Carbonneau, Martin Lambert, Ariane Bélanger-Vincent, Manon Ruel, ont vraiment stimulé mon travail et rempli ma vie d’affection pendant mon séjour à Québec. Au GRIPAL, Ricardo Peñafiel, Marie-Christine Doran, Charles Deslandes, Benoit Décary-Secours, Tania Faustino Da Costa et Leila Celis, ont beaucoup contribué avec mon développement humain et scientifique. L’amitié de Mathieu Bujold, la tendresse et sagesse de Morgane Lemasson, les biscuits au chocolat de Clarita Dewailly, les choix musicaux et les shots de whiskey de Hugo Beauvais-Lamy dans les moments précis, et l’appui inestimable de Kokò Flores-Aranda, m’ont donné des forces dans la dernière ligne droite. Je tiens à remercier aussi mon frère Jairo Rivas, Marcela Loyola, Mel et Isabelita (mes petites anges gardiennes), David Sulmont, Juan Carlos Carrillo, Francesca Sportoletti, Gustavo Hernández, et Mayu Mohanna, qui ont été toutes et tous présents à différents moments et de différentes façons. À Marcapata, je dois beaucoup à mes frères et sœurs de Chillimocco pour avoir partagé leurs vies, leurs savoirs et leur samiy avec moi. À Somi Hurtado, Bruno Schlegelberger, Hilda, Juan de Dios Uscamayta, Lorenzo, Riberto, Bernardino, José Antonio Gutiérrez et son épouse Juanita; à Nicanor Martínez qui me montra comment arriver à Chillimocco avec des indications plus précises que le classique « aquicito nomás ». À la feuille de coca et à tous mes apu de Marcapata, de Cusco, de Lima et de Montréal. Enfin, puisque les derniers seront les premiers, je tiens à évoquer la mémoire d’Alex Chávez, de Peter Hansen S.J. et de Fernando Fuenzalida, qui nous ont quitté durant la production de cette thèse. Ils ont laissé pour beaucoup de gens des exemples irremplaçables d’engagement professionnel, humain et scientifique.

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Introduction

DÉVELOPPEMENT RURAL DANS LES ANDES

SUD-PÉRUVIENNES

Le développement rural, en tant que pratique et discours dirigés vers les groupes autochtones, a été vu comme une invention idéologique établissant un imaginaire qui caractérise d’emblée ces groupes comme arriérés et démunis (Escobar 1995, Apffel-Marglin 2003, Rist 2002, Sachs et Esteva 1996). En conséquence, il opère comme un dispositif de pouvoir (Escobar 1995, Ferguson 1994, Sachs 1996) qui vise à inverser cette image d’insuffisance par défaut qu’il a lui-même créé: c’est-à-dire celle du « sous-développé ». Pour ce faire, le dispositif de développement impose un savoir techniciste (Li 2007, Shepherd 2004) dont les résultats désirés, toutefois, ne parviennent pas toujours à être incorporés par les groupes ciblés (Mosse 2005). Entre-temps, l’imposition de ce savoir techniciste produit l’érosion des savoirs locaux sans qu’il ne reste rien à leur place (Hobart 1993, Van der Ploeg 1993).

Hormis tout détail sur les moyens propres au développement rural, l’effet le plus remarquable souligné par ses critiques est la dépolitisation des milieux auprès desquels une intervention a lieu (Li 2007, Ferguson 1994). Cette dépolitisation peut être comprise précisément comme la conséquence de la traduction des savoirs et des désirs locaux dans des termes qui sont propres aux organismes de développement (Shepherd 2004, Hobart 1993). Par exemple —comme nous avons pu le constater au cours de dix années à travailler dans le milieu du développement au Pérou— ces organismes reconfigurent les structures de la communauté locale en mettant sur pied des comités de gestion adaptés à leur besoin de reproduire le dispositif de développement. Par le fait même, elles affectent les priorités et les objectifs exprimés par la communauté locale à un moment donné (Legoas 2007a, Mosse 2005). Cette intervention résulte en une

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désarticulation politique de la communauté, puisque lorsque les organismes de développement se retirent, ils laissent derrière eux des institutions de gouvernement communal affaiblies. Des auteurs soulignent qu’à travers ces interventions dépolitisantes, le développement parvient à imprimer sa rationalité (Peet et Watts 2004, Escobar 1995), qui en outre peut être qualifiée de « moderne » dans la mesure où elle suit une division entre nature et culture (Latour 1991). C’est cette rationalité qui est imposée aux structures des communautés locales (Escobar 1995, Ferguson 1994, Hobart 1993) et qui finit par dépeindre comme primitifs et irrationnels les paysans ciblés par les projets de développement (Shepherd 2006), négligeant ainsi les rationalités locales. Cette thèse s’intéresse à ces rationalités collectives négligées. Nous allons les explorer dans le contexte du rapport à la terre dans une communauté relativement peu ciblée par des projets de développement agricole en milieu autochtone andin et en portant une attention particulière à la place qu’occupe le rituel face au rationnel.

0.1 Développement rural et politiques agraires

Dans quelques travaux préalables (Legoas 2006, 2007a) nous avons souligné que la tendance des projets de développement rural des ONG (organismes non gouvernementaux de développement) dans les Andes péruviennes a été de réduire l’éventail de domaines visés1 et de se concentrer de plus en plus sur le renforcement de l’exercice d’une citoyenneté participative à un niveau supracommunal, c’est-à-dire, celui du gouvernement municipal dans les arrondissements et les provinces. Les espaces de participation deviennent paradoxalement une voie d’exclusion des acteurs autochtones (Legoas 2012) par la technicisation —soulignée par Li (2007)— des contextes de rencontre entre les acteurs locaux et les acteurs du développement.

La mise en place de politiques néolibérales à partir des années 1990 a renforcé la capacité d’action de l’État. Pour la plupart, les anciens projets d’ONG qui visaient différents aspects de la communauté locale (éducation, santé, nutrition, agriculture, élevage, environnement, etc.),

1 Production agricole, élevage, crédit, commercialisation, organisation communautaire, gestion des

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ont laissé progressivement place à l’action des ministères correspondants. Dans les provinces andines les plus appauvries, le principal instrument d’intervention de la dernière décennie est le Programa Juntos (voir Legoas & Arenas 2014), qui transfère directement aux familles les plus démunies de chaque communauté, mensuellement pendant quatre ans, un certain montant d’argent selon le nombre d’enfants à la condition qu’elles démontrent une « amélioration » progressive de leur niveau d’éducation, de santé et de nutrition. En ce qui concerne l’agriculture et l’environnement, les anciens projets d’ONG qui visaient massivement les communautés andines du sud du Pérou par la distribution de semences conçues pour augmenter la productivité des champs, de même que par des pratiques de « conservation de sols » et de « gestion de l’eau », relèvent aujourd’hui des politiques d’État. L’effet de ces interventions est, principalement, de réduire l’assistance technique directe (Eguren 2013) et d’encourager la formation d’un marché de services agricoles (Escobal et al. 2012). Elles facilitent la privatisation de la terre et de l’eau, et stimulent le marché foncier en visant l’avènement d’une nouvelle vague de concentration de la propriété rurale (Eguren 2013, Bustamante et Castillo 2012).

Dans ce contexte de politiques d’orientation néolibérale, c’est le PRONAMACHCS (Programme National de Gestion de Bassins Versants et de Conservation de Sols) qui a été l’organisme gouvernemental responsable du développement agraire au Pérou. Fusionné depuis 2008 avec d’autres organismes d’État, PRONAMACHCS est devenu AgroRural, qui est maintenant l’organisme du Ministère de l’Agriculture qui s’occupe exclusivement de la zone andine du pays. Puisque AgroRural a généralement contribué à diminuer la présence de l’État dans les communautés andines, plutôt que décrire ces pratiques de désengagement qui laissent les communautés à elles-mêmes, nous donnerons plutôt un bref aperçu des actions habituellement développées par PRONAMACHCS, qui sont celles qui donnent une meilleure idée des impacts des interventions de développement dans la région.

PRONAMACHCS est un organisme qui intervient dans le domaine de la « gestion des ressources naturelles », mais en combinaison avec des pratiques d’appui aux pratiques agricoles. Ses objectifs ont ciblé l’eau, la terre, les bois et les pâturages et ont touché presque la totalité de provinces andines. Une lecture des politiques d’action du PRONAMACHCS nous indique que l’un des aspects de sa philosophie d’intervention est particulièrement pertinent pour une recherche qui porte sur l’activité agricole : le programme se voulait un moyen de lutte contre la pauvreté

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économique des familles paysannes, en visant l’augmentation de leur productivité; et sa philosophie de travail cherchait à ce que la communauté andine se rapproche progressivement du modèle de l’entreprise privée. Ainsi, au plan économique, ce programme faisait en sorte — autant que possible— que la petite production soit de plus en plus liée au marché (alors que la plus grande partie de la production paysanne-autochtone est traditionnellement destinée à la subsistance). Par ailleurs, PRONAMACHCS a privilégié non pas nécessairement des productions vouées à circuler sur les marchés mondiaux, mais plutôt des produits agroécologiques pour lesquels existe une importante demande régionale.

En termes de pratiques concrètes, ce que le PRONAMACHCS a encouragé ce sont des formes d’aménagement destinées à protéger les aires agricoles. Il s’agit notamment de la réhabilitation ou la construction de terrasses, la construction de tranchées pour retenir l’humidité par infiltration de l’eau (zanjas de infiltración), la rotation de différentes cultures dans la parcelle, le creusement de sillons perpendiculaires à l’orientation de la pente, etc. Cependant, bien qu’il s’agisse de stratégies qui visent bel et bien à contrer la perte de sol, dans la pratique, la communauté où nous avons mené notre recherche a refusé de travailler avec le PRONAMACHCS en raison de l’imposition d’un paquet complet qu’il opérait, « paquet » de mesures et de dispositions qui établissait de façon assez unilatérale les termes de la relation et le travail à accomplir : les quantités, la durée, les temps, les rétributions, etc.

Globalisation et développement rural

Suivant Bebbington (2000:515), il faut définir le développement non seulement par le type de projets de changement dirigé que nous venons de mentionner, mais aussi par les effets nationaux et locaux des processus économiques à échelle plus large. Le dénommé « Développement 2.0 » (Thompson 2008), par exemple, qui prône l’amélioration des conditions de vie des groupes appauvris à travers la diffusion massive des technologies de l’information et des communications, est une tendance des agences multilatérales de développement qui suit l’incontournable phénomène global du déploiement de ces technologies. Sans doute, l’arrivée d’ordinateurs dans les écoles, d’antennes de cellulaires et de l’Internet dans les arrondissements les plus éloignés de la région andine fait partie de cette tendance; mais dans les Andes ce paradigme de la connectivité se manifeste surtout par la construction d’autoroutes —qui

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changent progressivement les paysages sociaux locaux— et l’entrée en scène des grands investissements en exploitation minière.

Depuis 1990, les gouvernements nationaux qui se sont succédé ont promu systématiquement l’implantation d’entreprises minières pour financer leurs politiques de « lutte contre la pauvreté ». À court terme, cette stratégie semble une formule gagnante, à tel point que la classique devise « Pérou, pays agraire » s’est transformée comme par miracle en « Pérou, pays minier ». L’exploitation minière est en train de changer complètement le paysage du développement local dans les Andes péruviennes. Dans des zones appauvries, des communautés entières sont déplacées en échange de compensations financières énormes pour chaque famille —des sommes dont les effets, souvent, ne sont que de courte durée. Au lieu des ONG et des agences étatiques, ce sont les gouvernements locaux et régionaux qui, par l’accroissement significatif de leurs budgets (produit des redevances minières), se retrouvent maintenant en contrôle des ressources pour réaliser des travaux de construction et des investissements en développement —bien que sans avoir accès à l’expertise requise.

Dans ce contexte national, toute position politique, toute opinion, ou tout groupe social qui s’oppose à l’extractivisme comme politique économique est traité automatiquement de primitif, de rétrograde ou d’irrationnel. Deux citations de l’ex-président Alan García (suite à la répression fatidique des protestations à Bagua2) suffiront ici à illustrer la manière dont les groupes autochtones sont la cible de commentaires désobligeants et, de manière plus directement liée à notre objet d’étude, sont traités d’« irrationnels ». Ces discours officiels ont pour effet de délégitimer les Autochtones comme acteurs politiques valides, et ont un effet de dépolitisation comparable à celui des autres interventions de développement mentionnées plus haut.

C’en est assez! Ces gens ne portent pas de couronne ! Ces gens, 400 000 autochtones, ne sont pas des citoyens de première classe qui puissent nous dire à nous, 28 millions de Péruviens, « tu n’as pas le droit de venir par ici ». Il n’en est pas question! C’est une très grave erreur et celui qui pense comme ça veut nous ramener à l’irrationalité et nous faire reculer dans le passé primitif. […] Le pays ne doit pas, dans aucun cas, céder aux chantages ni aux positions de force. Si un pays qui est en train de marcher bien, d’après les analystes et d’après le monde

2 Protestations autochtones pour la dérogation de décrets législatifs qui mettaient en péril la propriété

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entier, se laisse vaincre par de petits groupes —parce que dans le fond il s’agit de petits groupes qui ne représentent pas le plus avancé au pays— c’est un pays condamné à s’arrêter ou à reculer. (Déclarations à la presse, le 5 juin 2009, nous soulignons).

Quelques groupes parlementaires qui confirmèrent la validité et la justesse de ces décrets [mentionnés plus haut à propos des protestations à Bagua et qui affectaient les formes de vie autochtones dans l’Amazonie] sont maintenant désespérés par les prochaines élections et se sont prêtés à faire écho des protestations irrationnelles qui empêcheront les Péruviens de profiter les richesses du gaz et du pétrole qui, selon la Constitution, appartiennent à toute la nation. […] Ils devraient avoir honte, ces politiciens qui s’avèrent incapables de convaincre les villes et sont allés au fond de la jungle pour chercher la barbarie [la mort de 30 policiers et 10 autochtones] afin de s’opposer à l’État. […] Ils devraient avoir honte ces politiciens qui s’avèrent incapables de gagner les élections et rassemblent des groupes d’irrationnels pour faire avec eux ce qui a été fait hier. (Diario El Comercio 6/6/2009).

0.2 Objectif et questions de recherche

Les éléments de politique économique décrits et les analyses critiques mentionnées à la section précédente permettent de constater que la question de la rationalité ou l’irrationalité des sujets de développement est aujourd’hui au centre des enjeux du dispositif de développement rural. Ce dernier emploie des discours et des pratiques qui le présentent comme étant l’option structurante rationnelle, désirable et avancée tout en dévalorisant les perspectives locales. Plus spécifiquement, par ces discours, les acteurs autochtones se trouvent associés à l’irrationnel, alors que le développement et ses acteurs sont présentés comme relevant du rationnel. Le développement est ainsi conçu comme un moyen d’imposer une rationalité moderne aux populations qui y sont réfractaires. Bien entendu, cette perspective développementaliste agit comme un éteignoir sur tout questionnement qui viserait à mieux comprendre ce qui serait rationnel chez les acteurs autochtones et ce que pourrait être leur rationalité spécifique à l’œuvre, si différente de la rationalité moderne que véhiculent les programmes de développement rural.

Ainsi, notre recherche s’est donnée pour objectif d’explorer la rationalité d’un groupe de haute montagne dans les Andes; spécifiquement celle qui est à l’œuvre dans le domaine particulier de l’agriculture. Les critères de sélection de la population choisie sont analysés en profondeur dans le chapitre 1, mais il est important de souligner dès maintenant que l’agriculture est le secteur

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clef de l’économie des Andes sud-péruviennes et que la plupart des communautés rurales3 dépendent de cette activité. Par ailleurs, l’appui à l’agriculture a été l’un des champs d’action les plus saillants des ONG de développement rural dans les Andes péruviennes. Afin de saisir les caractéristiques d’une pratique agricole qui pourrait s’avérer alternative à celle qui est promue par les projets de développement, nous avons choisi de nous intéresser à une communauté où la présence de ces projets a été plus marginale. Cependant, ce choix ne devra pas conduire le lecteur à imaginer qu’il s’agit de la recherche romantique d’une communauté « sans contact » avec la modernité.

Notre question principale sera la suivante : quelle est la rationalité du rapport à la terre dans un groupe autochtone où les effets des interventions en développement agricole sont limités? Cela impliquera pour nous de mettre en évidence quelles sont les caractéristiques attribuées à la terre et les principes qui guident ce rapport. En complément, puisque l’anthropologie elle-même a participé à la reproduction des visions colonialistes opposant le rationnel aux pratiques religieuses locales (voir Kilani 1983, Leach 1968:521), nous nous demanderons aussi quelle est la place du rituel dans la rationalité de ce groupe? Précisément, l’ex-président Alan García parlait de ces acteurs autochtones irrationnels qui empêchent l’extractivisme en soutenant qu’« il ne faut pas revenir à leurs formes primitives de religiosité qui disent ‘ne touche pas cette montagne parce qu’elle est un apu, un être sacré’ »4. Notre intérêt de recherche repose donc sur l’évidence que les discours publics sur la rationalité et sur le développement correspondent bien à ce que Wade (2002:14) a appelé « strategic equivocations », qui présentent et manipulent nature et culture, selon des intérêts prédéfinis qui visent à valider ou invalider l’Autre.

0.3 Chillimocco et la Communauté Paysanne de Ccollasuyo

Le chef-lieu de l’arrondissement de Marcapata, aussi appelé Marcapata, se situe dans la région sud-est du pays, à 172 km de Cusco, capitale de l’ancien Empire inca. L’arrondissement compte une superficie de 1 800 km2 (Yamamoto 1981:87) et une population approximative de

3 Aujourd’hui, le pourcentage de la superficie agricole péruvienne qui se trouve en mains de familles

organisées en Communautés Paysannes est de l’ordre du 51%. En 1994 cette proportion était moindre : 41% (voir INEI 2013:7, INEI & Ministerio de Agricultura 2013:14, et Castillo 2004:20).

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5 141 habitants, dont la langue est majoritairement le quechua (INEI 2007). C’est une zone intermédiaire entre les hautes montagnes et la forêt amazonienne, à mi-chemin de la route de Puerto Maldonado qui traverse des zones d’exploitation aurifère jusqu’au Brésil. À l’origine, son établissement est lié à la présence de ces exploitations.

Cet arrondissement se trouve sur le versant oriental de la cordillère des Andes, qui s’élève comme un mur face aux vents provenant de la forêt amazonienne. Il est situé au point d’élévation entre les hauts pics andins et les terres basses du bassin amazonien, où l’inflexion de températures produit une formation de nuages constante et assez spectaculaire. Cela entraîne de hauts niveaux d’humidité au-dessus de 95% (Yamamoto 1981:92) et d’abondantes pluies tout au long de l’année. L’arrondissement passe une grande partie de l’année submergé dans une blancheur laiteuse, parfois lumineuse, mais presque toujours accompagnée d’une humidité pénétrante. Ce n’est pas pour rien que le nom du héros culturel de l’arrondissement, Phuyutarki (voir Sendón 2009), fait référence aux nuages. Mélangeant le quechua et l’aymara, la signification de « Phuyutarki » serait proche de « celui qui s’impose sur les nuages »5. L’idée d’un héros qui est capable de dominer les nuages souligne l’importance de la pluie et l’humidité pour les locaux. En effet, toute l’agriculture de Ccollasuyo (la Communauté Paysanne6 dont nous avons choisi un village à étudier en profondeur) dépend de la présence de pluies, d’où qu’ils n’aient pas construit des systèmes d’irrigation. Mais les habitants de la zone perçoivent une irrégularité dans le climat local, notamment en ce qui a trait au moment normal où les pluies et le froid devraient arriver ou s’en aller. Ils perçoivent aussi que les pics de précipitation pluviale apportent un débit d’eau beaucoup plus grand qu’auparavant. Cela influe sur la planification des moments pour planter et pour récolter, ou pour réaliser d’autres activités sur la parcelle7.

5 Tarki signifierait, en aymara, « homme de caractère », ou « personne qui se fait respecter » (voir

chapitre 3) et le quechua phuyu signifie « nuage ».

6 « Communauté Paysanne » ou « Communauté », en majuscules, désignera le type officiel

d’organisation collective paysanne qui est propre au milieu rural péruvien (la Comunidad Campesina), alors que « communauté », tout court et en minuscule, désignera génériquement un groupe.

7 L’étrangeté du désordre perçu est telle, que certains l’expliquent par la présence abondante des

machines de construction et des camions emportés par CONIRSA. Nous allons voir plus loin pourquoi ceci est important.

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Ccollasuyo est l’une des huit Communautés Paysannes de Marcapata. Les Communautés Paysannes (Comunidad Campesina) sont le type d’organisation sociale rurale le plus répandu dans les Andes péruviennes. La Communauté Paysanne de Ccollasuyo (avec ses quatre hameaux ou « sectores », Cocha, Tillpa, Chillimocco et Sayapata) fut reconnue en 1927. Elle se trouve parmi les toutes premières Communautés reconnues par l’État péruvien, depuis l’entrée en fonction du Registre Officiel de Communautés en 1926 (Robles 2002:63)8. Ccollasuyo compte 14 780 ha, situés entre les 2 320 m et 5 650 m d’altitude, qui sont occupés et partagés par les 140 familles qui constituent les quatre villages. Selon les registres communautaires, Cocha en compte approximativement 10, Tillpa 50, Chillimocco 30 et Sayapata 50. Les quatre villages sont réunis par une seule assemblée, de la Communauté Paysanne de Ccollasuyo, qui régule l’accès commun aux espaces agricoles, mais chaque village compte aussi sa propre assemblée, ses propres autorités (notamment le teniente gobernador*9)10 et son propre cahier de procès-verbaux.

Pour avoir une idée plus complète de l’organisation des villages et des Communautés de Marcapata, il faut signaler qu’il existe un pouvoir complémentaire et parallèle à leurs gouvernements : ce sont les comités de ronde paysanne (Comités de Ronda Campesina, ou Rondas Campesinas tout court)11. À Marcapata, les Rondes Paysannes ont été formées en suivant une mouvance assez répandue pendant les années de guerre interne contre le Sentier Lumineux12, pour faire face à l’action de ce groupe armé, ou pour contrer le vol du bétail, la corruption et le manquement aux valeurs et à la morale communautaires. Pour ce faire, elles appliquent une justice coutumière qui, souvent, a recours au châtiment corporel, mais vise surtout la réinsertion sociale du transgresseur. Les Rondes Paysannes détiennent un pouvoir auquel toutes les personnes sont assujetties; même les policiers, le maire, les fonctionnaires et les éventuels anthropologues. Dans une assemblée de rondes, tous les participants sont dénués

8 Aujourd’hui ce registre compte autour de six mille communautés inscrites.

9 Au Pérou, le gouverneur est l’autorité politique qui représente le Président de la République et le

pouvoir exécutif. Ce poste est exercé au niveau de la région, de la province et du district. Le Lieutenant Gouverneur exerce les mêmes fonctions de représentation au niveau de la communauté comme Ccollasuyo ou de son annexe Chillimocco. Dans notre cas, on parle de celui de Chillimocco.

10 Quelques termes importants sont marqués avec un * pour signaler qu’ils se trouvent dans le glossaire. 11 Pour une brève description de l’émergence et le fonctionnement des Rondas Campesinas à Cajamarca,

voir Piccoli 2011.

12 Sendero Luminoso est un mouvement armé de tendance maoïste au Pérou, rendu plus actif et visible à

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de leurs investitures et le seul pouvoir qui compte est celui des masses paysannes. De dire que même le maire ou un policier doivent se mettre à genoux et recevoir quelques coups de fouet s’ils n’ont pas honoré un engagement, ou s’ils arrivent en retard à une assemblée de rondes, c’est bien peu pour illustrer l’autorité de cette institution à Marcapata.

Le pouvoir que détiennent les Rondes Paysannes s’oppose radicalement à l’ancien assujettissement des paysans-autochtones à l’autorité métisse de l’hacienda. Bien que Ccollasuyo soit inscrite et reconnue comme Communauté Paysanne depuis 1927, il y avait de petits hacendados installés dans certaines parties de son territoire actuel. Leurs possessions ne sont pas comparables à celles des haciendas formées dans d’autres provinces de la région (probablement à cause de leur reconnaissance officielle par l’État) mais, faute d’un plan avec les limites précises de la Communauté, cette reconnaissance ne put pas empêcher que ces petits hacendados eussent pris des terres et s’y soient installés. Seulement dans les années 1990 la Communauté actualisa son titre de propriété avec l’aide de la Casa Campesina (de l’ONG Centro Bartolomé de las Casas), qui déploya une série de stratégies pour aider les Communautés à obtenir ou actualiser leurs titres de propriété.

Des quatre villages de Ccollasuyo mentionnés, nous avons choisi Chillimocco, parce qu’il correspond aux caractéristiques d’une communauté avec peu ou aucune présence d’agents de développement agricole. Ce village a refusé, par exemple, de travailler avec le PRONAMACHCS. Il est important de mentionner aussi que CONIRSA (l’entreprise chargée de la construction de l’autoroute Pérou-Brésil) mit en place une initiative d’achat des produits locaux qui aurait pu avoir un impact sur les niveaux et formes de production locale. Cependant, les Chillimoccokuna13 y participent peu, ou rien, en raison des exigences de quantité, de taille, de forme et de présentation des produits requis pour pouvoir entrer dans l’initiative d’achat.

Ce village (voir figure 0.1) est établi à 3 925 m d’altitude, approximativement à 21 km à pied depuis le chef-lieu d’arrondissement, Marcapata. À l’époque de notre recherche sur le terrain il n’y avait pas de route carrossable se rendant à Chillimocco et le chemin nous a toujours pris

13 Les habitants de Chillimocco, « les Chillimoccokuna », est une traduction possible pour le quechua

Chillimoccokuna, qui est la façon dont ils sont appelés par les gens des communautés ou villages

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Fi gu re 0. 1 Em pl ac em ent de C hi lli m oc co à l ’e st dE la r égi on du C us co, dans le s A nde s pé ruv ie nne s

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entre 7 et 10 h en montant à pied depuis Marcapata. Bien que les locaux puissent faire le trajet en à peu près 5 h, Chillimocco reste un village assez éloigné et il est l’un des moins visités par les autorités de l’arrondissement. Une route carrossable a été construite en 2012, mais elle est utilisée seulement les dimanches, le jour du marché à Marcapata. À part ce marché, les Chillimocco fréquentent celui de Biluyo, à Corani et parfois aussi celui d’Ollachea. Tous deux dans la Province de Carabaya (région de Puno). La grande distance de Chillimocco par rapport aux centres urbains locaux et régionaux, a fait de lui un village à faible contact avec le marché et à haute fréquence de troc de produits (trueque) avec les communautés et provinces voisines. Ils reçoivent de temps en temps des voyageurs de Ñuñoa, Puno, qui vont chaque année jusqu’à Chiquis, près de Marcapata, avec de la viande et du sucre pour les échanger contre du maïs; et ils vont même jusqu’à Q’ero, dans la province voisine de Paucartambo, pour obtenir de la pomme de terre déshydratée (ch’uñu*). Les Chillimoccokuna, à leur tour, emportent de la pomme de terre fraîche, du ch’uñu et de la viande à échanger contre le maïs des zones plus basses de l’arrondissement. Puisque leurs produits ont peu de valeur sur les marchés locaux, le trueque s’est consolidé en exprimant une logique de relative autosuffisance de la production locale. Cependant, les économies familiales comprennent de fréquentes incursions sur le marché régional de main d’œuvre à Urcos, à Cusco et en Amazonie, où les habitants de Chillimocco sont employés comme porteurs, ou comme main d’œuvre dans les plantations fruitières ou l’exploitation d’or.

0.4 Le plan de la thèse

Pour accomplir notre objectif d’explorer la rationalité du rapport à la terre dans un groupe de haute montagne où la présence des projets de développement agricole est plus marginale que chez d’autres groupes de la même région andine, la thèse se développe en huit chapitres qui s’enchaînent progressivement pour déboucher sur une analyse finale, qui est fondée sur les analyses partielles de chaque chapitre et qui synthétise le sens d’ensemble de la thèse.

Le premier chapitre s’ouvre par un examen de l’épineuse question de la « rationalité » en anthropologie et pose les éléments théoriques et méthodologiques observés pour une recherche empirique sur cette notion. On le fait en proposant que le terme soit réinvesti de sens pour aller au-délà de l’approche qui l’étudie à partir de l’examen de la pensée du groupe, tout en

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priorisant, à sa place, ce que le groupe « fait ». Aussi, une notion adéquate de « rationalité » peut se rendre une notion utile à une anthropologie qui tente de se défaire de ses propres origines modernes —notamment en ce qui concerne son application réflexe de la division nature/culture dans la compréhension des mondes autochtones. Cet effort s’appuie sur des notions et principes de l’anthropologie symétrique et la théorie de l’acteur-réseau, qui nous aident à disposer nos propres outils d’analyse. C’est notamment à travers la notion latourienne de « Constitution » que nous parvenons à comprendre la « rationalité sociale » d’un groupe autochtone, comme sa forme spécifique d’effacer nature et culture, parvenant à montrer l’orientation de la pratique du groupe, dans un moment donné de son vécu comme collectif. Dans le même chapitre 1, la réflexion sur notre application de la méthode ethnographique nous a fait transformer cette dernière en un effort plutôt « ontographique ». Nous sommes parvenu à cette réflexion sur la méthode par un chemin propre (et après coup), sans connaître que le terme comptait déjà quelques emplois mais qui ne sont pas nécessairement semblables (Martin Holbraad 2003, Albert Piette 2011, Graham Harman 2011). Nous avons donc inclus quelques éléments des approches des deux premiers à ce sujet.

Le corpus d’informations et leurs analyses partielles se déploient du chapitre 2 au 7. Les trois premiers de ces six chapitres rendent compte de l’ensemble de notions et de pratiques qui constituent le rapport à la terre à travers l’agriculture. Les autres trois plongent dans une analyse plus profonde de seulement trois de ces pratiques, ce qui nous permet de compléter un tableau à la fois général et détaillé de ce rapport à Chillimocco.

Le chapitre 2 aborde la façon dont l’anthropologie a étudié l’organisation de l’agriculture dans les Andes, vue notamment comme une pratique technique (sur la base de la notion de « zone de production »), tout en dégageant les contributions positives de ces travaux, de même qu’en identifiant leurs lacunes. Le chapitre 3 propose une description du réseau agricole de Chillimocco. Cette description est conçue de manière à interroger la division souvent opérée en anthropologie entre « techniques » et « rituels », préférant à cette distinction une vision plus fluide, à l’intérieur d’« itinéraires de culture » présentés comme une notion alternative à celle de « zone de production ». Les descriptions des chapitres 2 et 3 sont développées de façon à tenir compte aussi de l’intérêt que cette étude soulève chez des spécialistes agronomes.

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Le quatrième chapitre présente la façon dont la terre qui participe de ce réseau agricole n’est pas que l’objet que veulent les sciences naturelles, mais est rendue à la fois un sujet par l’effet de principes cosmologiques comme animo et samiy. Ces principes relativisent la nécessité d’avoir recours à l’idée d’« esprit » pour reconnaître cette condition hybride, voire impure, de sujet-objet de la terre. Les chapitres cinq, six et sept analysent la façon dont la terre est traitée comme sujet-objet à travers des pratiques concrètes qui sont, respectivement, la présentation d’offrandes à la terre, la prise de décision productive et la résolution de conflits fonciers et l’activité du semis*14 dans la parcelle de pomme de terre.

Enfin le chapitre 8 met en rapport les analyses partielles dégagées par les chapitres

précédents

afin de répondre d’une façon plus directe à notre intérêt pour découvrir la rationalité du rapport à la terre des Chillimocco. Au total, nous pouvons dire que la thèse assemble deux couches d’analyse : l’une sur les caractéristiques du rapport à la terre, entièrement fondée sur les notions locales; et l’autre, plus théorisante, sur la rationalité et le rituel. Ce dernier chapitre est, ainsi, l’occasion de préciser la place de la notion de « rituel » par rapport à celle de « rationalité » dans le cadre d’une anthropologie des mondes autochtones qui essaie de se détacher de la division nature/culture. Le chapitre se clôt par une réflexion supplémentaire sur l’anthropologie, en générale, et sur les implications de cette étude sur quelques questions liées au développement.

14 Nous employerons « semis » au lieu de « semailles » pour faire référence à l’action de semer. On

garde ainsi le terme le plus employé pour cet acte dans la littérature agronomique sur les Andes en langue française (notamment Morlon (ed.) 1992).

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Chapitre 1

REPÈRES POUR L’ÉTUDE DE LA « RATIONALITÉ »

DANS LES MONDES AUTOCHTONES

Pour explorer la rationalité du rapport à la terre à Chillimocco, on doit d’abord échafauder théoriquement et méthodologiquement une idée de « rationalité » cohérente avec une anthropologie sensible à la différence ontologique que soulève la compréhension des mondes autochtones. Comme nous le verrons ici, les approches habituelles à l’idée de « rationalité » dans les sciences sociales sont problématiques pour un tel effort (par exemple Elster 2009, Lukes 2000, Obeyesekere 1992, entre autres) puisque généralisantes face à la diversité. Cependant, nous croyons qu’il est pertinent de conserver le terme pour trois raisons. D’abord parce qu’il existe toujours un lien entre le sens que nous proposons ici et le terme « raison », entendu comme l’explication d’un certain état de fait. Comme nous allons voir, toutefois, la visée explicative de notre étude est beaucoup plus modeste et nuancée que l’ambition d’objectivité que le terme « expliquer » dénote habituellement dans les sciences sociales.

En deuxième lieu, l’emploi habituel vise principalement un individu censé s’appuyer sur une rationalité qui précède son action, alors que le sens contraire qui la voit comme produit de l’action et qui l’aborde comme attribut collectif. Cet autre sens, on soutient, constitue une veine d’analyse qu’il reste à explorer plus à fond. Cette autre notion de « rationalité » permettrait ainsi de dire quelque chose a posteriori sur le groupe; sur son orientation comme collectif à un moment donné de son vécu et dans un contexte spécifique (en l’occurrence, la modernisation rurale que vivent les Andes péruviennes —tel que décrit dans l’introduction). L’idée de « rationalité » qu’il nous faut retravailler ici débouchera donc sur celle d’une « rationalité sociale ».

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En complément, il est pertinent de conserver le terme de rationalité aussi pour des considérations de justice sociale. Comme nous l’avons vu dans l’introduction, l’arène politico-économique péruvienne connaît un emploi stigmatisant de ce terme au détriment des groupes autochtones qui essaient de défendre leurs droits collectifs. Sans aucun doute, cela exige d’un anthropologue péruvien de remplir la notion de nouveaux sens afin de corriger le traitement méprisant qu’elle alimente à l’égard des groupes autochtones, ainsi que pour la rendre utile à la reconnaissance de ces groupes comme des agents qui « performent15 » des rationalités propres, pour le moins aussi valides que celle qui est invoquée par leurs détracteurs. En plus, certaines positions scientifiques actuelles sur la rationalité, comme la théorie du choix rationnel ou des approches universalistes qui nient la différence ontologique (nous les verrons plus loin dans ce chapitre), risquent fort de servir aux intérêts politiques dominants qui perpétuent ladite stigmatisation. Une réappropriation du terme de rationalité est donc de mise.

Nous ferons d’abord un survol analytique sur la notion de « rationalité », pour ensuite proposer une acception qui corrige ses faiblesses, à partir de quelques éléments de l’anthropologie symétrique et la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour (1991, 2005). Cette approche est connue pour avoir rendu plus visible le fait que les sciences sociales de projettent la division moderne entre nature et culture dans leurs analyses sur les sociétés non modernes. C’est une critique qui, en anthropologie, remonte pour le moins à Lévi-Strauss (1949:26-27), Fredrik Barth (1975:194-195), Marshall Sahlins (1976), Jack Goody (1977a) et Marilyn Strathern (1980). En effet, certaines positions de Latour (1991) quant à la division entre nature et culture sont tout près des intuitions que Strathern avait déjà posées en 1980.

L’approche de l’acteur-réseau est étroitement liée au projet de Latour de replacer la division nature/culture dans le champ ontologique des « modernes16 », pour ainsi modérer leur prétention à se placer à la tête de l’humanité. Malgré cela, il a reçu des critiques soutenant que son approche est issue elle-même d’une pensée moderne (voire même naturaliste). En réalité ce sont plusieurs auteurs ayant comme objectif de briser ladite division moderne, qui finissent par être accusés de la prolonger. Grossetti (2007:§21) accuse Latour de naturaliste, cependant, il ne cible pas le sens du naturalisme tel que traité par Latour (1991) et par Descola (2005) —il

15 Nous reviendrons sous peu sur l’idée de « performer ».

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prend un sens plutôt générique de « naturalisation ». Par ailleurs, la vision d’Escobar (2008, 1999) sur la « nature » est taxée d’essentialiste (cf. Cleveland 1999, Milton 1999); et Latour trouve des traces de naturalisme dans les premières idées de Descola sur l’« anthropocène » (www.ikebarberlearningcentre.ubc.ca/latour). Également, Bloch et Lenclud (2007:184) détectent que Descola lui-même tombe dans le piège de diviser nature/culture; et Ingold (2000:107) qualifie de naturaliste l’élan comparatiste de Descola. Comme nous allons le voir plus loin, Tim Ingold n’échappe pas non plus à cette marque de fabrication dont il est si difficile de se défaire. Elle nous rappelle combien nous pouvons garder involontairement les marques modernes de notre place comme chercheurs scientifiques.

Malgré ces accusations de modernisme et de naturalisme, l’approche de Latour se fonde plutôt, nous semble-t-il, sur une pensée qui symétrise en quelque sorte les autochtones et les modernes, et qui lui permet de cerner son champ d’expertise qui est celui des mondes modernes, de leurs sciences et des innovations technologiques. De la même manière, les critiques qu’il a reçues s’appliquent principalement à ces priorités thématiques qui visent les modernes et pas nécessairement aux conséquences possibles de sa pensée sur l’analyse des mondes autochtones. L’approche latourienne nous sera donc utile ici pour deux objectifs concrets : d’abord, pour déceler la nature que les Chillimoccokuna attribuent aux êtres adressés par notre question de recherche (c’est-à-dire l’homme et la terre), et ensuite, pour remanier la notion de rationalité afin qu’elle nous permette d’accueillir les formes de relations et les notions des Chillimocco. Commençons par un survol analytique de la notion de « rationalité ».

1.1 Sur la notion de « rationalité »

Au XXIe siècle, aborder la notion de « rationalité » en anthropologie constitue une tâche peu aisée qui impose de multiples défis. Pour nous, le plus important de ces défis est de proposer pour le moins une lecture de ce qui est sous-jacent aux différentes approches qui ont eu un impact sur le travail des anthropologues dans ce domaine. Cette entreprise doit nous permettre de prendre position par rapport à une telle diversité d’approches, mais aussi de faire face à l’usure compréhensible du terme. Nous chercherons à mettre en évidence un sens de

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