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1.3 Comment suivre les agents de l’agriculture de Chillimocco? 45

1.3.1. Identifier les acteurs 49

On peut dire que notre démarche ontographique, et tout particulièrement l’implication de notre observation participante, a démarré aux moments mêmes où nous choisissions le cas à étudier. À l’aide d’un ensemble de critères établis pour repérer des zones de recherche possibles dans le sud andin péruvien, nous sommes arrivés à dresser une carte qui couvrait trois régions : Apurimac, Cusco et Puno. Les critères utilisés dans ce choix étaient les hauts niveaux de « pauvreté » et de monolinguisme, et les bas niveaux de scolarité, qui sont souvent corrélatifs lorsqu’ils indiquent ce que l’on appelle un état de « sous-développement ». Puisqu’au début de notre projet de recherche nous voulions mettre en perspective les pratiques des agents de développement avec celles d’une communauté restée en marge des interventions de développement, il nous a fallu trouver un endroit où les effets les plus notables des agents de développement (l’État, les industries extractives et les ONG) sur l’agriculture s’étaient faits relativement moins ressentir62. Par ailleurs, notre intérêt pour comprendre les « rituels » (comme nous les appelions au début de notre recherche) que la littérature nous montrait en rapport étroit avec l’agriculture et en opposition radicale au « rationnel », nous imposa de choisir une communauté où les nouveaux groupes religieux protestants n’avaient pas encore éradiqué les pratiques ancestrales de rapport à la terre63.

Cependant, la carte des provinces possibles, établie grâce aux indicateurs mentionnés, s’avérait une imposition disciplinaire du chercheur sur la manière d’aborder la réalité locale. Comme la carte comptait un certain nombre d’arrondissements parmi lesquels il fallait encore faire un choix, nous avons décidé de faire appel à des spécialistes andins afin de combiner nos propres critères avec la méthode ancestrale andine de consultation à la feuille de coca, pour laisser cette dernière « nous parler » à travers les spécialistes. C’est ainsi que nous eûmes recours à deux spécialistes qui demandèrent à la coca, séparément, quel serait le meilleur endroit où nous pourrions mener notre recherche. Non seulement les deux propositions coïncidèrent quant aux endroits que nous pourrions choisir, mais l’un des deux spécialistes nous donna deux indices

62 Loin de vouloir trouver la communauté traditionnelle immaculée et préservée de toute modernité,

notre intérêt initial pour les alternatives aux logiques du développement exigeait un positionnement là où ses effets sont simplement moins présents qu’ailleurs actuellement.

63 Cependant, vers la fin de notre travail de terrain, deux familles s'étaient déjà converties dans le lieu

finalement choisi et elles commençaient à s’écarter d’un certain nombre de célébrations de la communauté. Contrairement, au Canada —au Nunavut par exemple— la présence des nouveaux groupes religieux a entraîné le ravivement des pratiques ancestrales.

précis qui allaient confirmer la décision : nous allions y trouver des os humains (ce qui n’est pas rare dans les Andes sud-péruviennes64), mais nous allions aussi y voir un aigle blanc (ce qui serait pour le moins assez improbable dans la région) censé nous protéger.

Nous n’allons pas nous attarder ici sur les détails intrigants de la vérification de ces indices — qui se sont avérés finalement exacts. Ce qu’il est important de signaler c’est que même si c’étaient là des éléments étrangers aux critères formels de notre approche scientifique et (un peu moins) à la réalité quotidienne du chercheur, nous étions bien décidés à nous soumettre aux desseins de la feuille-mère. Finalement, Chillimocco, la communauté choisie, répondit bien aux deux types de critères. Bien que des approches scientifiques plus classiques voudraient que ce choix n’ait procédé que de moyens plus conventionnels, l’anthropologie dont notre recherche a besoin se devait d'être foncièrement engagée avec les stratégies locales. De toute évidence, cette forme de choix nous a aidé d’emblée à prendre part aux façons d’agir des Chillimocco. Bien que Chillimocco, Sayapata, Cocha et Tillpa fassent partie d'un seul ensemble constituant una Communauté Paysanne (celle de Ccollasuyo), qui est l’unité d’organisation sociale et politique la plus répandue dans la zone rurale andine du Cusco, nous avons choisi de cibler notre étude sur un seul de ces villages : Chillimocco. Ce choix nous a rendu plus abordables les détails du rapport entre hommes et terres, puisqu’il nous a permis de nous limiter à un seul réseau d’« humains » et de « non-humains ». Par ailleurs, Chillimocco est une unité cohérente en elle-même puisque, malgré son appartenance à une forme institutionnelle d’ordre supérieur, le village dispose de marges de décision autonome par rapport à la Communauté (voir chapitre 6), et certaines figures d’autorités ne sont soumisses qu’au mandat du village et non à toute la Communauté.

Le village n’est pourtant pas une unité d’analyse détachable de la Communauté Paysanne. Dans le chapitre 2, précisément, nous analysons la logique du système agricole de l’ensemble de la Communauté de Ccollasuyo, à laquelle appartient le village de Chillimocco. Il va sans dire, également, la Communauté de Ccollasuyo et l’arrondissement de Marcapata ne sont pas non plus des unités d’analyse détachables des dynamiques régionales et nationales. Deux exemples de ceci sont la présence à Marcapata du consortium péruvien-brésilien chargé de la construction

de la Carretera Interoceánica del Sur del Perú, et les revenus de la mairie provenant des redevances de l’exploitation minière et d’hydrocarbures à l’échelle nationale. Cependant, lorsque ce sont les acteurs eux-mêmes qui expriment un certain détachement par le biais —par exemple— du refus de participer aux initiatives de ces entreprises et agents de développement, ou lorsque ce sont les mécanismes de développement eux-mêmes qui excluent des pans entiers d’acteurs paysans-autochtones des hautes montagnes, la prise en compte d’un tel détachement est incontournable. Et ceci est le cas du village de Chillimocco —comme nous l’avons signalé dans l’introduction. Particulièrement en ce qui concerne l’agriculture, et non pas dans tous les aspects de leur vie, les Chillimoccokuna sont assez détachés des pratiques courantes des organismes de développement qui sont —ou qui ont été— présents dans l’arrondissement de Marcapata.

À Chillimocco, les acteurs ciblés directement par cette recherche sont la terre et les habitants de la communauté, ou les runa65. Cependant, un ensemble d’autres actants qui détiennent autant d’agentivité, mais qui sont moins visibles comme acteurs66 sont aussi identifiés. Comme nous allons le voir dans le chapitre 4, il s’agit d’éléments que l’anthropologie classe habituellement soit comme des objets, soit comme des esprits, mais que notre approche vise à symétriser. « Sujets » et « objets » participent au même titre d’actants aux scénarios sociaux et ils ont été repérés à travers les récits et les discussions quotidiennes avec les Chillimoccokuna, ainsi que lors de leurs pratiques concrètes dans les parcelles.

En ce qui concerne les hommes (qhari runa) et femmes (warmi runa) de Chillimocco, nous pouvons dire qu’il y a peu de différences économiques entre les différentes familles. Leur dépendance de l’activité agricole et de l’élevage pour assurer la subsistance quotidienne est considérable. Le temps restant pour d’autres activités est infime, et la distance importante qui sépare Chillimocco du chef-lieu d’arrondissement, le village de Marcapata, et des centres économiques régionaux, fait en sorte que ce temps est entièrement consacré à la réalisation de petits travaux à Marcapata —dans la construction, l’agriculture ou l’aide domestique; ou pour la migration saisonnière vers l’Amazonie —pour s’employer dans des travaux agricoles ou

65 Le terme runa revient approximativement à « gens », qui est la façon dont les paysans-autochtones

andins s’identifient eux-mêmes face aux « misti », d’origine métis et relativement externes à la communauté andine.

forestiers pendant les mois moins exigeants en main d’œuvre à Chillimocco. Nous avons donc suivi 18 des 30 familles de Chillimocco qui ont en commun ces caractéristiques. Leurs noms sont ouvertement mentionnés dans les pages de ce document —avec leur autorisation, ou même à leur propre demande— mais celui de quelques montagnes associées à ces personnes ont été changés. Ces lieux faisant constamment l’objet de conflits et d’actes de jalousie, l’exigence d’anonymat que posent les normes d’éthique de la recherche a été appliquée plutôt aux lieux, par souci de symétrie.