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Rappelons les principales caractéristiques des muyuy de Chillimocco qui posent une différence importante par rapport au modèle classique :

- Il y a une irrégularité dans l’utilisation des parcelles, qui est exprimée par le nombre variable d’années de culture, de repos et donc du cycle complet de chaque secteur de muyuy dans un même circuit.

- Les familles possèdent un nombre variable de parcelles dans chaque secteur de muyuy et elles ne participent pas toujours à tous les secteurs.

- Dans un circuit, plus d’un secteur aura le même usage agricole dans la même année. - Le groupe accède à des secteurs de muyuy contrôlés par la Communauté, et à d’autres,

contrôlés par lui-même.

110 Ce nombre exclue les activités de petit jardinage à côté de la maison, que nous avons toutefois décrit

- Le nombre de secteurs par circuit est différent au nombre d’années de la séquence, et le nombre de secteurs cultivés chaque année est variable.

- Les initiatives de groupe imposent des circuits de muyuy exclusifs pour un seul village, modifiant ainsi l’ordre institutionnel habituel de la Communauté. L’irrégularité dans l’utilisation des parcelles dans ce circuit est toutefois plus importante.

Ces éléments trouvés à Chillimocco montrent des différences non seulement par rapport au modèle classique111, mais aussi par rapport à quelques cas complexes qui se rapprochent du type de communauté que nous étudions. Ces derniers portent sur la Communauté de Ccollana (dans l’arrondissement de Marcapata, près de Chillimocco) (Yamamoto 1981) et sur la province du Paucartambo (Mayer & Glave 1992), dans la région du Cusco; sur l’arrondissement de Cuyo-Cuyo (Camino et al. 1981)112 dans la région du Puno; et enfin sur l’arrondissement de Huaquirca (Gose 2004), dans la région d’Apurimac. Ils partagent avec Chillimocco la particularité d’avoir au moins un système de muyuy dans chaque zone d’altitude différente. À Chillimocco, Cuyo-Cuyo et Paucartambo l’utilisation et l’accès à la plupart de ces systèmes sont décidés par l’ensemble de la Communauté Paysane. À Ccollana et Huaquirca, par contre, ce contrôle (pour tous ou pour la plupart de ces systèmes) est réparti par village ou par groupes de villages de la Communauté.

Bien que ces quatre études n’offrent pas d’informations aussi complètes que les nôtres sur le fonctionnement de l’agriculture de jachère alternée, une comparaison partielle (voir l’annexe 5) soulève quelques éléments importants. Le fonctionnement des muyuy de Chillimocco s’avère « irrégulier » par rapport au modèle de bas qui considère des périodicités stables (voir section 2.1.4 et tableau 2.2), mais aussi par rapport à des cas plus complexes. En effet, le nombre d’années qu’un secteur alternant est cultivé, est montré comme fixe dans les différents circuits (ou « systèmes ») dans l’annexe 5, alors qu’à Chillimocco ce nombre est fixe seulement dans le

111 Les modèles classiques n’ont pas approfondi l’analyse de ces variations, malgré d’importantes

différences entre elles. Par exemple, « Fonseca… a signalé qu’à Chaupiwaranga, dans le nord du pays, chaque famille possède, en théorie, des parcelles non seulement dans chaque [muyuy] mais aussi dans chacune de ses ‘sub-zones’. C’est probable que l’existence de ces sub-secteurs, avec la fléxibilité qu’ils permettent, soit générale, mais que les observations n’ont pas été suffisament fines pour les rendre évidents » (Orlove et al. 1996:91). Pour sa part, Mayer (2004:301) avoua lui-même plus tard que, après les siennes, d’autres études surpassèrent son expertise pour rendre compte des systèmes andins. Notre analyse n’a pas essayé de ranger immédiatement toutes les informations dans des boîtes prédéfinies (Latour 2005) et a suivi les dérives et les apparentes irrégularités pour saisir une idée plus complète des

muyuy à Chillimocco, dans laquelle les variations mentionnées ont été le moteur de l’analyse.

112 Les trois premiers exemples correspondent à des lieux qui se situent aussi sur le versant oriental des

circuit ruk’i. Il en est de même pour le nombre d’années de repos, sauf dans le cas de Paucartambo (Mayer & Glave 1992), pour lequel les auteurs signalent un traitement flexible de la période de repos pâturé. De ce fait, on trouve qu’à Ccollana et Huaquirca le nombre de secteurs qui commencent à être cultivés dans une même année est fixe, alors qu’à Chillimocco et à Cuyo-Cuyo il est variable. Il s’en suit qu’à Ccollana, Cuyo-Cuyo et Huaquirca, le cycle complet de culture et repos pâturé est fixe lui aussi; et dans ces trois études,113 le nombre de secteurs alternants est exactement égal au nombre d’années du cycle complet, tel que dans le modèle classique (qui comporte un seul système par communauté). Comme nous l’avons vu, à Chillimocco nous avons plutôt trouvé que le nombre de secteurs alternants est —pour le moins— rarement équivalent au nombre d’années du cycle. En plus, les Chillimoccokuna ont insisté sur le fait qu’assez souvent un terrain peut ne pas encore être prêt à être utilisé au moment prévu et qu’il faut alors composer avec des options alternatives pour lui accorder davantage de temps de repos. On voit difficilement comment dans d’autres communautés, ces difficultés ne seraient pas présentes, ce qui justifie un doute sur les résultats des études antérieures sur les muyuy, malgré leur inestimable valeur d’avoir soulevé l’importance et l’originalité de ces pratiques dans l’agriculture andine.

D’autre part, ces initiatives où un village —comme Chillimocco— d’une Communauté décide de cultiver un espace indépendamment des autres114 sont moins significatives (en proportion), mais assez régulières et donc cruciales pour la subsistance des familles du village en question. La Communauté voisine de Ccollana possède aussi des secteurs qui sont employés au besoin pour compléter la quantité de terres nécessaires, et deux ou plus de ses villages vont utiliser chacun un différent groupe de systèmes. Dans l’exemple de Huaquirca, la Communauté attribue trois de ses quatre systèmes à chacun des villages qui la composent. Ce constat nous suggère que l’irrégularité constatée à Chillimocco ne serait pas si exceptionnelle et donc, que cette situation ne serait pas si irrégulière. Dans ce cas, nous postulons que la littérature a présenté les muyuy d’une façon plus systématique et cohérente qu’ils ne le sont, et que cette littérature s’est forcée à exprimer une régularité que les cas concrets ne confirment pas. Les muyuy de Chillimocco ne se renouvellent pas automatiquement comme s’ils étaient le simple réflexe social adaptatif à une réalité naturelle uniforme et définie au préalable. Ils ne sont pas

113 L’exemple de Paucartambo (Mayer & Glave 1992) n’offre pas de données suffisantes à ce propos. 114 Voir dans le chapitre 6 les conflits que cette initiative a entraînés.

non plus le produit de l’intervention exclusive de l’homme115, vu comme un hédoniste parfait qui ordonne à volonté. Ces deux arguments ne considèrent que les humains comme sujets de l’action, alors que notre approche est ouverte à accorder de l’agentivité à d’autres actants. L’irrégularité des muyuy suggère plutôt qu’ils seraient le résultat du jeu d’une agentivité à double sens qui exige un rapport permanent entre l’homme et la terre et une organisation constante autour de ce rapport (ce que l’on appelle « gestion des ressources » dans le domaine du développement rural). L’esprit de cette vision est cohérent avec celui de quelques travaux (Orlove 2004, Gade 1999) qui ont abordé la question sur le rapport entre nature et culture dans les Andes, mais qui sont restés « naturalistes » (dans le sens de Descola 2005) à la base. Ces travaux ont permis de dépasser des approches qui ciblaient le paysage naturel andin comme une entité biophysique autonome (celle de Karl Troll, entre autres)116 et leurs points de vue plus écologiques ont intégré étroitement l’analyse de la société et de l’environnement. Cependant, par le fait même de souligner une interaction entre « le social » et « l’environnemental » —vus comme éléments distincts, 117 bien qu’interdépendants— ils ont confirmé la division ontologique moderne entre « nature » et « culture ». Gade (1999:220) met l’accent sur un double processus qui naturalise la culture et qui culturalise la nature, alors qu’on pourrait même dire qu’Orlove (2004) revient en arrière lorsqu’il met l’accent sur l’idée scindante d’une culture en train de gérer et d’imposer sa vision sur un espace naturel donné (le lac Titiqaqa).

115 Aussi appelée « humanisation généralisée de l’envionnement » (Golte 1992:442).

116 Encore plus vieille est la division entre Costa (Pacifique), Sierra (Andes) et Selva (Amazonie),

modèle encore en vigueur dans la vision populaire du territoire péruvien. Deux conceptions principales se sont succédées de cette division, sur le plan scientifique, et que sont parvenues à saisir davantage la diversité andine. D’abord, vers la fin des années 30, Javier Pulgar proposa de classer les espaces andins sur la base de six « régions naturelles » définies par des caractéristiques climatiques, de flore, et de faune, par bandes d’altitude: Yunga (500 – 2 300 m d’altitude), Quechua (2 300 – 3 500 m d’altitude), Suni (3 500 – 4 000 m d’altitude), Puna (4 000 – 4 800 m d’altitude), Janca (4 800 – 6 768 m d’altitude), et enfin Rupa Rupa (1 000 – 400 m d’altitude) sur le versant oriental de la cordillère (Pulgar 1962). Plus tard, entre les décenies de 1950 et 1960, Joseph Tosi établit 35 « zones de vie » au Pérou (dont autour de 20 correspondent aux Andes), définies comme des formations ou associations végétales dans des espaces qui sont configurés en fonction du rapport entre la précipitation pluvial, l’évapotranspiration, et la température (Tosi 1960:3). Elles sont censées « influencer toute la vie organique, même l’humaine » (Tosi 1960:4), mais elles ne sont pas constituées sur la base de cette dernière, qui est d’ailleurs vue comme « vie organique ». L’intervention humaine est vue ici comme une conséquence de la formation naturelle, ou zone de vie (cf. Tosi 1960:13), et non comme constitutive de la formation.

117 En général, Gade présente nature et culture comme un « gestalt », non pas comme deux entités

séparées (Gade 1999:5), mais le plus substancial de son analyse vise l’interaction et non pas l’identification ni la dilution des deux catégories.

Afin de saisir des rapports plus concrets à la terre dans leur réseau agricole, nous allons porter une attention particulière aux activités spécifiques (chapitre 3) et aux médiations concrètes (chapitres 5 à 7) qui les constituent. Nous verrons que l’organisation de l’agriculture andine n’est pas la simple application d’un savoir ou d’une technique « sociale » sur un morceau de matière « naturelle ». L’ensemble des activités que comprennent les itinéraires nous permettra de compléter et d’aller au-delà de cette vision fondée sur l’idée de zones de production; et les dénominations locales des espaces agricoles nous renseigneront sur le caractère hybride de ces espaces à Chillimocco.