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1.1 Sur la notion de « rationalité » 17

1.1.3. Rationalité-pensée et action 22

Il est assez usuel de trouver que l’anthropologie s’est appuyée sur la possibilité d’opérer une exégèse de la pensée à travers la parole. Par exemple, Mary Douglas —juste avant sa disparition— a insisté sur la possibilité d’étudier la logique des « comportements mentaux » à travers l’analyse de discours (Douglas 2007:Intro). Également, le projet cognitiviste de Bloch (1998:vii,101) est de saisir, à travers les éléments narratifs, le plus fondamental —et même inconscient— de la pensée et du vécu des groupes humains. Cependant, a contrario, notre étude suit l’idée de Searle (2001) selon laquelle il existe un écart fondamental entre pensée et action (un double écart, en réalité) qui rendrait problématique les stratégies de Douglas et de Bloch, et illusoire la compréhension de la rationalité comme pensée en anthropologie. En effet, la critique de Searle s’avère intéressante pour notre argument, parce qu’il nous avertit qu’une idée ne conduit pas nécessairement par elle-même à une décision s’y conformant; de la même manière qu’une décision prise ne peut pas non plus garantir que l’action qui la suivra sera réalisée conformément à cette même décision (Searle 2001:13-15). Au milieu de ces passages, il y aurait toujours un écart, une lacune, une marge de manœuvre, qui fait appel au « libre arbitre » pour pouvoir affronter une foule d’options et de situations qui se présentent22. Pour Searle, les actions rationnelles procèdent précisément de cet écart23 qui, d’ailleurs, serait occupé

22 Même lorsque la décision a déjà été prise et qu’il faut juste la mettre en œuvre (voir Searle 2001:13). 23 Pour Searle, les actions rationnelles doivent s’ajuster à ce qu’il appelle une raison totale (Searle

2001:115) qui est l’ensemble de désirs, croyances, faits, valeurs et contraintes. La réponse rationnelle aurait trait à la reconnaissance d’un de ces éléments comme motivateur possible de l’action, qui peut tenir compte de l’ensemble des autres éléments. Mais, au bout du compte, puisque sa préoccupation centrale porte sur le fait de « penser rationnellement ce qui est à faire » (Searle 2001:132), nous pouvons dire l’approche de Searle se rapporte elle aussi à la pensée (bien que dans le cadre des actes institutionnels qui, eux, constituent la réalité sociale).

par une matière subjective composée potentiellement par une multiplicité de déterminants — puisque dépendante elle-même du libre arbitre. Ceci rendrait impossible le lien strictement séquentiel entre pensée et action24.

Bien que nous ne voulions aucunement nier les liens (certains plus directs que d’autres) qui existent entre les processus de pensée et l’agir humain, le constat de Searle nous porte à penser que la prétention de l’anthropologie à saisir la « pensée » ou la « mentalité » —et en particulier celle des autochtones— doit être revue. Avec les outils analytiques dont nous disposons —qui rendent déjà problématique l’ambition d’établir des ponts entre pratiques et discours— dire ce qu’un individu ou un groupe « pense » s’avère une entreprise risquée qui exigerait non

24 Cette « matière subjective » posée par Searle peut être vue, selon l’approche de Descola (2005),

comme relevant précisément des « schèmes intégrateurs de la pratique », notion que ce dernier emprunte à la psychologie cognitive —discipline qui lui offre les fondements nécessaires pour la conception de son approche. Le lien entre cette matière subjective et les schèmes de la pratique, rendrait évidement cette matière moins « subjective » ou plus identifiable, et rendrait aussi, par conséquent, une « rationalité » plus immédiatement explicable. Les schèmes intégrateurs de la pratique sont des dispositions psychiques, sensori-motrices et émotionnelles intériorisées à travers l’expérience, qui organisent l’expression de la pensée et qui orientent l’action pratique. Elles sont hautement thématiques et adaptables aux différentes situations et elles se trouvent à la base des différences entre divers comportements humains (Descola 2005:151,153,424). Descola soulève l’importance de ces schèmes pour compléter et dépasser l’idée des modèles inconscients lévistraussiens, cependant, il les voit aussi comme des structures mentales enfouies dans la psyché (Descola 2005:139,141). Mais les schèmes intégrateurs sont seulement un groupe parmi un ensemble de schèmes cognitifs qui interviennent dans l’action humaine (Descola 2005:149-156). Ils sont l’un des deux types de schèmes non réflexifs (l’autre étant les schèmes spécialisés), qui à leur tour sont l’un des deux types de schèmes acquis, ou collectifs (l’autre étant les schèmes explicitables). Enfin, les schèmes acquis sont complétés par les schèmes universels, différents de ceux-là par leur degré d’innéité. Pour nous, cela montre que les schèmes intégrateurs sont seulement une partie d’un ensemble d’éléments qui peuvent influencer les actions humaines et nous suggère, par conséquent, que la nature subjective de l’écart searlien s’avère plus vraisemblable. L’artifice de Descola est finalement d’attribuer aux schèmes intégrateurs une capacité de dominer sur les autres schèmes cognitifs et de les imprégner de leur logique.

À vrai dire, nous ne prétendons pas avoir les connaissances de psychologie cognitive qui nous permettraient d’analyser en profondeur les éléments auxquels Descola adhère pour présenter les différents schèmes de la pratique. Cependant, ce qui nous concerne plus ici, c’est l’usage que l’auteur fait de cette notion de schème, une fois appliquée à des questions anthropologiques et matériaux ethnographiques. Descola avance que tous les schèmes intégrateurs de la pratique peuvent être réduits à deux formes de structuration de l’expérience (identification et relation) donnant lieu à quatre types ontologiques et à six types de socialité des collectifs (voir plus loin dans ce chapitre) qui, combinés, produisent une matrice capable de cartographier l’ensemble de groupes humains24. C’est un exercice intellectuel fort captivant (voire même nécessaire pour un esprit moderne, comme l’est partiellement le nôtre) mais il semble, par contraste, un outil moins ouvert que notre approche pour saisir le sens du rapport à la terre à Chillimocco, sans devoir imposer des types prédéfinis d’identification et des rapports sociaux. La section 1.2 montrera notre approche à l’étude de la « rationalité » et plus loin (voir chapitre 8) nous reviendrons sur la discussion des postulats de Descola.

seulement une extrême prudence, mais aussi une remise en question de la possibilité même de pénétrer des niveaux de conscience25.

Par conséquent, l’impossibilité de considérer automatiquement les manifestations d’un groupe autochtone comme un reflet immédiat de sa « pensée » nous conduit à nous éloigner encore plus de l’approche de la rationalité-pensée. Cette approche présente par ailleurs d’autres inconvénients qui ne sont pas sans importance ici. D’un côté, le caractère socialement construit d’une rationalité est négligé lorsque cette approche met l’accent sur les facultés neurobiologiques humaines. D’autre part, son accent manifeste sur l’individu introduit un biais psychique qui rend difficile d’envisager la dimension collective de la rationalité —si ce n’est du point de vue de la morale (Nozick 1993, Tambiah 1990:138-139), ou comme agrégat de désirs et décisions individuelles (Elster 1983:2). Enfin, la rationalité-pensée revenant dans certains cas à une rationalité épistémique ou logique argumentative (par exemple Alexander 2000:246, Foley 1987), le débat qu’elle a organisé a laissé intacte l’idée d’une « vérité », accessible par une autre rationalité objective, que les Occidentaux sont supposés atteindre avec une plus grande justesse que les savoirs autochtones. Mais dès lors que la vérité est conçue comme un effet de discours, construit et arrimé à une réalité institutionnelle donnée (chez Foucault 1983, par exemple), l’idée même de « rationalité » s’est affaiblie de manière importante.

Qu’est-ce que la rationalité, si elle ne peut être comprise en fonction de la pensée d’un groupe ou d’un individu? Comment pourrait-elle être définie s’il ne s’agit plus d’un élément qui précède et détermine l’action? La prochaine section vise à baliser une définition qui nous éloigne des acceptions analysées jusqu’ici.

25 Une mise en question analogue avait été posée par Malinowski lorsqu’il prit le langage comme moyen

pour comprendre la pensée : « There is nothing more dangerous than to imagine that language is a

process running parallel and exactly corresponding to mental process, and that the function of language is to reflect or to duplicate the mental reality of man in a secondary flow of verbal equivalents »