• Aucun résultat trouvé

1.2 Pour une notion de « rationalité » en anthropologie 25

1.2.1. Symétrie, agentivité et médiation 29

Développée initialement dans le cadre des Science and Technology Studies, l’approche de l’Actor-Network Theory (ANT) qui, parmi ses multiples sources, compte les travaux fondateurs de John Law, Bruno Latour et Michel Callon, nous permet de faire face aux contraintes théoriques et méthodologiques présentées en 1.2. C’est-à-dire, les éléments de l’ANT que nous allons présenter sont pertinents pour notre recherche parce qu’ils nous permettent différentes choses : répondre à la nécessité de cibler la dimension collective de la rationalité, souligner le caractère construit du rapport à la terre, prêter attention à la matérialité de ce rapport et aux objets en général, et confronter l’idée d’une réalité vue comme unique et objective. Ainsi, nous parviendrons spécifiquement à une notion de « rationalité » plus adéquate à la diversité ontologique —et non pas à valider les atouts ni à remédier aux faiblesses de cette théorie considérée d’une manière plus générale32. On partira de certains concepts empruntés à l’anthropologie symétrique (Latour 1991), comme « symétrie », « réseau » et « constitution ». Ces derniers sont retenus dans la mesure où ils nous permettent d’envisager la dimension collective du « rationnel », ainsi que de nous rapprocher du rapport entre l’homme et la terre d’une façon plus ouverte à la diversité ontologique. Nous tentons ainsi d’éviter d’imposer au rapport à la terre des divisions et des hiérarchies conçues en dehors des pratiques concrètes que nous avons observées. Ces concepts nous aideront aussi à éviter de réduire aux « humains » l’éventail d’acteurs qui participent à la constitution du social. Par la suite, nous nuancerons ces concepts à l’aide des contributions d’auteurs comme John Law, Annemarie Mol, Michel Callon, et Martin Holbraad. Il est nécessaire aussi de confronter ces éléments aux critiques de Michel Grossetti (2007), de Louis Quéré (1989), de Pierre Bourdieu (2004) et de Tim Ingold (2000, 2011), puisque l’approche —ainsi que son représentant principal (Bruno Latour)— a fait l’objet de quelques observations devant être prises en compte.

Cette approche a été appliquée notamment à la compréhension de controverses technologiques afin d’étudier les ensembles de relations —à la fois physiques et discursives— qu’entretiennent

32 Nous désirons plutôt attirer l’attention sur la pertinence de ce choix par rapport à nos objectifs et nous

ne pourrons pas, également, nous poser l’objectif d’améliorer l’approche de Descola (2005) avec les propositions de Latour. Cependant, un peu plus loin, nous aborderons les idées de cet autre auteur.

les agents d’un réseau socio-technique donné. Les agents (ou « actants »33) de ces réseaux sont compris comme des hybrides34 qui dissolvent les catégories de « nature » et « culture » qui les classaient jadis, pour se placer entre les axes essence–existence et biologie–société. Ces derniers comprennent tant les « humains » que les « non-humains »35 et se définissent par leur capacité à participer au déroulement d’une action sous des formes d’existence et d’agentivité spécifiques.

Le principe de symétrie généralisée propose d’étudier la production simultanée de ces actants humains et non-humains (Latour 1991:140), comme l’homme et la terre. Il considère que les actants ainsi produits ne relèvent plus des catégories distinctes de nature et de culture et qu’il est possible de « rendre plat » (Latour 2005) leur réseau en cessant de les envisager, de façon asymétrique, comme des sujets actifs (les Chillimoccokuna, en l’occurrence) qui contrôlent des objets inertes ou soumis à eux (en l’occurrence les champs agricoles, les montagnes, les pommes de terre, etc). Grossetti (2007) relève des barrières épistémologiques semblant empêcher l’application de l’idée latourienne de symétrie. Il soutient (Grossetti 2007:§13) que la symétrie s’arrête là où l’impossibilité du chercheur d’analyser en profondeur les associations entre non-humains commence. Plus spécifiquement, le problème serait que pour examiner les associations avec les non-humains nous ne pouvons que nous appuyer sur des descriptions humaines (Grossetti, idem) et nous ne pourrons jamais bénéficier du point de vue du non- humain —qui est quand même vu comme un actant doué d’agentivité.

33 Dans cette étude, nous employons les termes « acteur », « actant », « agent », « hybride » et « étant »

pour souléver des caractères différents du même élément du collectif. Pour Latour un « actant » est un acteur habituellement non reconnu comme acteur (c’est le cas —par exemple— des objets ou des animaux). Son approche donne donc aux actants la condition d’acteurs à part entière. L’« acteur », à son tour, retient son sens les plus générique. Le terme perd ici le sens weberien de l’action qu’un acteur impose sur un autre, pour souligner plutôt que la participation d’un actant au réseau est finalement reconnue. En plus, les actants sont des « agents » parce que leur caractéristique principale est d’exercer une agentivité (agency) sur un état de choses; c’est ce qui constitue précisément leur condition de membres d’un collectif. Les actants sont aussi des « hybrides » puisqu’ils relèvent d’un effacement de la division entre nature et culture; et ils sont des « étants » puisque c’est la pratique concrète qui les informe à un moment précis de leur existence.

34 Il faut bien comprendre que l’idée d’« hybride » ne vise pas à essentialiser les formes ou catégories

qu’elle renferme (nature et culture, en l’occurrence). Elle est un raccourci qui vise plutôt à reconnaître que, dans la pensée moderne, ces catégories sont arrivées à un tel point de stabilisation épistémique et ontologique qu’il ne faut pas continuer à les imposer en préalable de toute analyse.

35 Nous employons ici des guillemets parce que notre analyse finit par relativiser la distinction entre

l’humain et le non-humain dans l’agriculture de Chillimocco; mais pour faciliter la lecture nous enléverons les guillemets dans le reste du texte.

Pourtant, les travaux d’Eduardo Kohn (2007, 2013) chez les Kichua de l’Amazonie équatorienne témoignent d’une capacité des autochtones à donner des explications emic des associations avec des « non-humains » —comme les chiens ou la forêt. Ces explications locales supposent une capacité des Autochtones à communiquer avec ces actants « non-humains » et d’apprendre de ceux-ci quelle est leur position dans la cosmologie locale, et quels sont leurs désirs et leurs raisons. Ainsi, sur le plan épistémologique, la critique de Grossetti nous conduit à réfléchir sur la nature de nos recherches comme anthropologues. Comme nous allons voir dans cette thèse (chapitres 4, 7 et 8 notamment), on franchit l’obstacle d’une symétrie limitée lorsque nous nous reconnaissons —en tant qu’anthropologues et agents de savoir— comme impliqués dans un exercice trans-ontologique qui nous situe entre des natures-cultures différentes. L’écriture et l’analyse en mode de traduction obligeront toujours le chercheur à de fréquents allers-retours entre les positions emic et etic36 afin de rendre justice à ses interlocuteurs sur le terrain, en même temps qu’il cherche à faire passer un message parmi ses collègues —tout aussi quasi-modernes que lui, généralement.

Par ailleurs, la position de Tim Ingold (2011) sur la nature des étants est contraire à une approche symétrique. La différence d’agentivité que cet auteur pose entre les étants (de son point de vue, plusieurs en sont dépourvus) est contraire à leur traitement symétrique. Ainsi, Ingold (2011:89-94) imagine un dialogue entre une fourmi et une araignée37 qui est éclairant sur la conception de cet auteur ces différences entre les étants et sur leur possibilité d’agentivité. Pour Ingold, l’air ou l’eau sont des éléments dépourvus de cette agentivité et ils restent des objets inertes qui n’interagissent pas avec les êtres « vivants » :

Air and water are not entities that act. They are material media in which living things are immersed, and are experienced by way of their currents, forces and

36 En considérant que l’etic doit être pris comme encore un autre emic (celui du chercheur quasi-

moderne) et non pas comme la version objective et réelle de ce que les acteurs observés « croient ».

37 Le dialogue entre les deux insectes représente en réalité un debat fictif entre Ingold et Latour. La

fourmi (ant) représente Latour et fait référence à son approche ANT (Actor-Network-Theory). L’araignée (spider) représente Ingold et fait référence à son idée de SPIDER (Skilled-Practice-Involves-

Developmentally-Embodied-Responsiveness). Le dialogue tissé par Ingold montre l’araignée comme un

humble arthropode dont les idées valent quand même son poids IN GOLD, et la fourmi qui se présente comme THE TOWER des arthropodes (évoquant évidemment la traduction de « Latour » à l’anglais, mais aussi le sens de « to tower » ou « to be above » le reste), ce qui le dépeint comme comme un personnage prétentieux.

pressure gradients (…) It is simply to recognise that for things to interact they must be immersed in a kind of force field set up by the currents of the media that surround them. Cut out from these currents —that is, reduced to objects— they would be dead (Ingold 2011:92-93).

Vue dans cette perspective, la terre que nous cherchons à étudier serait abordée de la même façon que ne le sont l’eau ou l’air dans la citation précédente : comme rien d’autre qu’une base matérielle. Autrement dit, rien d’autre que des conditions de possibilité pour que de « vrais » êtres vivants puissent déployer leurs vraies interactions —celles-ci étant limitées aux liens entre des êtres organiques (Ingold 2011:85,92-93) 38 . Ingold introduit ainsi —peut-être involontairement— une séparation entre nature et culture, appuyée aussi par l’assimilation explicite qu’il opère entre la « vie » et le biologique (Ingold 2011:94). Par ce même mouvement, nous pouvons affirmer que la possibilité d’agentivité des actants, chez Ingold, reste attachée à ceux qui font preuve d’une existence biologique. De toute évidence, l’emploi de l’argument d’Ingold dans notre projet ne nous permettrait pas de reconnaître l’agentivité des actants-terre que —tel que nous allons le voir dans ce travail— les Chillimoccokuna ont définis comme étant vivants. L’idée de symétrie s’avère donc un outil précieux pour notre recherche, puisqu’elle constitue un artifice épistémologique permettant de saisir la « terre » et l’« homme » de Chillimocco sans prédéterminer leur nature uniquement comme « humaine » et « non-humaine », respectivement, ou comme « sujet » et « objet ». Cette position accueille la diversité ontologique qui est la mieux capable de caractériser ces actants. Comme nous le verrons dans les chapitres 4, 7 et 8, la terre relève de multiples formes d’existence dont cette étude cherche à tenir compte.

En réalité, on constate une tendance à mal interpréter la symétrie, qui repose pour beaucoup sur la diversité de sens que l’on a attribués à l’idée d’agentivité, ou d’« agency ». Sans vouloir dévier l’attention vers les détails de différentes approches philosophiques ou sociologiques, on peut affirmer que, dans le sens que suggère Ingold (2011), il y a une contrainte de conscience qui doit soutenir l’interaction matérielle des acteurs. En contrepartie, le sens spécifique donné par Latour est celui de pousser à faire, ou de permettre de faire : « to make do », ou to make someone [or something] do something [else] (Latour 2005). Berliner (2010) formule

38 Bien entendu, pour que son argument ne perde pas de cohérence, Ingold n’ira pas jusqu’à se demander

par la pertinence de sa notion de « vie », si elle devait faire face à ce qu’on peut voir de l’eau —inanimé pour lui— à travers l’œil d’un microscope.

adéquatement l’idée d’agency chez Latour comme la présence et les effets des objets et des concepts dans les interactions sociales. Ainsi, la vision de la terre d’un point de vue symétrique, dans notre étude, impliquera la reconnaissance de son agentivité; c’est-à-dire, de sa présence active —matérielle et conceptuelle— dans les interactions sociales.

La capacité des actants à participer et à affecter le réseau rend leur production réciproque. Pour Latour, un actant agit toujours en rapport avec un autre en produisant sur lui un effet quelconque (Latour 2004:349, 2006:103). Tout en se modifiant, ils s’impriment mutuellement des marques, des signatures (Latour 1991:117-118) qui laissent une trace matérielle ou sémiotique susceptible d’être suivie par l’anthropologue —traces que nous suivons dans cette recherche en examinant des assertions, exercices, exclamations, et gestes (voir plus haut 1.2). Les actants que l’on désigne couramment comme des « objets » deviennent ainsi —comme tout « sujet » ou actant humain— des « médiateurs » : des moyens actifs, toujours différents les uns des autres et qui participent activement à la construction du collectif, au lieu de seulement le refléter (Latour 2005:39). Ces médiateurs transforment, traduisent, distordent, et modifient ce qu’ils sont censés transporter (Ibid). Ainsi, une étude d’ANT sera capable de tracer le portrait d’un réseau, mais sans tenir pour acquise la forme des liens entre ses médiateurs (Law 1999:3). Cette perspective qui ne donne pas par acquise la forme des liens se distingue de l’approche de Descola (2005)39, dont l’application éventuelle à notre cas nous obligerait à considérer des régimes ontologiques définis au préalable. Ici, ce n’est pas en forçant le collectif de Chillimocco à entrer dans l’épistémologie de la « physicalité » et l’« intériorité », prédéfinie par Descola (2005:175), que nous allons rendre ce réseau intelligible —et postérieurement comparable. Nous le ferons plutôt en ciblant les actants et leurs activités avec moins de sens donnés au préalable, en les rendant plus abstraits; en suspendant la condition épistémique qui leur a été accordée par des approches scientifiques modernes. Par exemple, cette étude n’aurait pas pu saisir les notions locales de lluq’i, animo, samiy, runa, alcanzo ou machula (voir chapitres 4, 5, 7 et 8) en prolongeant l’adhésion à des catégories occidentales ou anthropologiques comme « mal », « esprit », « énergie », « âme », « intériorité », « sujet »,

« rituel » ou « ancêtre »40. Comme le soutiennent Blok et Jensen (2011:135), « symmetrical

anthropology [is a] set of competences by which we learn to read, understand and identify radically different worlds —only to then pick up the work of comparison and juxtaposition in ways sufficiently abstract to actually encompass such multiplicity ». C’est cette « abstraction suffisante » —que nous permet l’approche symétrique— laisse de la place dans notre étude pour que les catégories locales puissent émerger et donner du sens aux nôtres; et c’est ce même artifice qui fera de notre travail un matériel utile pour toute future comparaison. Tout compte fait, à lire Stengers (2011:55), il nous semble bien que l’application d’une typologie comme celle que propose Descola (une procédure bien moderne, après tout) est sensiblement moins utile que la relativisation de nos propres concepts. Cette thèse est un effort pour développer une telle attitude réflexive, bien avant d’être un prétendu dévoilement de la culture des Chillimocco. Par ailleurs, il a été posé par Quéré (1989:107) que l’idée de symétrie enlève toute normativité et toute hiérarchie des relations entre les actants. De ce point de vue, une montagne et un paysan, par exemple, ne pourraient pas faire l’objet d’un traitement symétrique parce que la montagne est présentée comme un « dieu » (au moins dans l’ethnographie andine classique). Également, un paysan « pauvre » et un autre « riche » ne pourraient pas non plus être vus d’un point de vue symétrique sans négliger le pouvoir présent dans les normes sociales qui organisent leurs statuts41. Cependant, Grossetti (2007:§10) et Quéré lui-même (Quéré 1989:109) concèdent que Latour prend bel et bien en compte le pouvoir, qu’il le situe dans les objets et dans la grandeur42 des réseaux que ces objets aident à constituer. Pour nous, cette concession finale de Grossetti et de Queré contredit et laisse sans effet leur critique mentionnée plus haut.

40 Strathern (1980:216-217) suggère que la projection de notre division nature/culture a organisé la

compréhension des plusieurs catégories autochtones comme des division homme/femme, village/bois, domestique/sauvage, gauche/droit, etc. « Our own concepts provide a structure so persuasive that when

we come across other cultures linking, say, a male-female contrast to oppositions between the domestic and wild, or society and the individual, we imagine they are parts of the same whole ».

41 Une telle critique est assez proche de celle qui a été adressée à l’idée foucaldienne de « pouvoir » elle-

même, qui conçoit celui-ci comme quelque chose qui n’est pas dans les agents, mais qui passe par leur rapport (Foucault 1994, 1997) —et plus concrètement par leurs corps. Depuis des perspectives weberienes et marxistes, la notion foucaldienne de pouvoir a été vue comme dépolitisante du fait qu’elle ne prenait pas en compte les asymétries manifestes dans les oppressions concrètes (cf. McLaren 2002 d’un point de vue des théories féministes; Foucault 1994).

42 Comme nous allons voir dans ce travail (voir chapitre 3), l’importance des réseaux en fonction de leur

En somme, nous pouvons affirmer que, plus qu’une absence de hiérarchies ou de pouvoir dans les rapports entre actants, ce qui caractérise mieux le principe de symétrie c’est l’agentivité généralisée, qui attribue de l’agentivité aux différents éléments du réseau social. Hommes, femmes, terres et outils agricoles seront donc considérés comme des actants qui constituent le réseau agricole de Chillimocco et sa socialité. Nous verrons dans ce travail que l’idée de la symétrie des actants (sans espérer d’elle une explication à tout) est un exercice heuristique fort pertinent si l’on se concentre sur l’agentivité généralisée qui la sous-tend. C’est cette capacité de tout actant qui aplatit le réseau et qui symétrise la condition épistémique des actants en tant qu’agents à part entière capables d’affecter ou de rendre possible le réseau social.

Enfin, la symétrie latourienne implique, pour nous, un nivellement entre des champs que d’autres s’efforcent de séparer. Bourdieu s’oppose à cette façon d’envisager des relations sociales qu’il classe dans des « champs » (Bourdieu 1997) humains différents qui rassemblent des sujets et des institutions. Pour Bourdieu, chaque champ aurait un domaine séparé et une logique qui lui est propre. Ainsi, en faisant explicitement référence à l’approche de Latour, Bourdieu soutient que le politique ne pourra pas être l’espace de définition du scientifique (Bourdieu 2004:54). Le principe de symétrie considère, par contre, que la production d’actants hybrides ne relève pas de domaines séparés de conception et de décision. La technique et le politique se confondent inextricablement en eux, mais, pour Bourdieu (2004:26), la position de Latour qui voit la science comme un espace de construction des faits naturels (et qui ne se contente pas de les étudier) est simplement absurde. Comme nous allons voir dans cette thèse, cette perspective symétrique nous permettra de sortir de la dichotomie entre « rituels » et « techniques » au point de nous permettre de remettre ces catégories en question.