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1.3 Comment suivre les agents de l’agriculture de Chillimocco? 45

1.3.2. Suivre les acteurs 52

La consultation de sources secondaires sur Marcapata et sur la région centrale andine (Pérou- Bolivie) fut utile, d’abord, pour avoir une idée générale de la zone, de l’organisation de l’agriculture, et de certaines images qui peuplent les cosmologies autochtones andines. En deuxième lieu, ces sources ont été employées tout au long du texte pour établir des ponts avec d’autres expériences dans la région andine, ce qui a permis des analyses plus contextualisées. Par ailleurs, nos contraintes ontographiques font qu’une démarche méthodologique fondée sur des entretiens se serait avérée insuffisante. Comme nous l’avons avancé, l’outil privilégié pour l’analyse du rapport homme-terre à Chillimocco ne pouvait pas être autre que l’observation participante (ou plutôt la « observation participante »). Non seulement parce que les détails de ce contact spécifique se perdent dans les études qui donnent préséance à l’organisation de la production et l’accès aux espaces de production, mais aussi parce que les écarts possibles entre récits et actions concrètes exigeaient de nous une connaissance directe de ce qui se passe et dans les actions et dans les récits. Du fait que le cycle agricole complet dans ce village s’étend sur 17 mois, nous avons dû mener 11 mois de travail de terrain étalés sur 18 mois, de juillet 2007 à février 2009 (12 si l’on considère aussi le pré-terrain pour le choix du cas, ce qui inclut la collecte de quelques premières informations).

Tout au long de cette période, suivre la terre et les runa dans leurs rapports quotidiens a demandé le déploiement d’un ensemble de stratégies qui nous ont permis de nous rapprocher des sens engagés ou produits par leurs actions. Il s’agit notamment des entretiens semi-dirigés, des conversations ouvertes, de la observation participante et réflexive à leurs activités, et des

questionnaires dirigés. (1) En premier lieu, des entretiens à peine guidés furent menés à propos de la façon dont ils conçoivent leur agriculture, les actions qu’ils entreprennent dans la parcelle, ou ce qu’ils font avec la terre ou avec la Pachamama —figure proéminente de la cosmologie andine qui, on le savait déjà, fait référence dans une grande mesure à la terre. À chaque fois il fallait changer les amorces de nos conversations, en fonction des circonstances qui entouraient les échanges (une marche vers la communauté, un travail dans la parcelle, les repas quotidiennement partagés, le moment de chiquer la feuille de coca, etc). Par ailleurs, il était important de ne pas toujours attendre que les réponses nous conduisent vers ce que nous considérions être la « terre ».

(2) En deuxième lieu, à tout moment nous avons mené des conversations ouvertes qui touchaient aux mêmes sujets que (1) et qui cherchaient à comprendre les détails des différentes manières dont on conçoit la terre à Chillimocco.

Notre présence devant des actes de parole des Chillimocco et nos rencontres avec eux qui passaient fondamentalement par la parole, ont donné comme résultat un ensemble d’énoncés qui témoignent de leurs conceptions sur la terre. Mais symétriser implique aussi, pour nous, de ne pas confiner ces énoncés dans des catégories comme « discours », « histoire » ou « mythe ». Par exemple, le mariage d’un ours et d’une femme est un récit local que cette forme de classification pourrait qualifier de « mythique », mais, lorsque nous l’avons recueilli, il faisait partie d’un exposé « pragmatique » qui visait à décrire les champs de maïs. Aucune discontinuité n’existait entre leur objectif de nous décrire ces champs, leur désir de nous raconter l’histoire d’une femme qui travaillait là, et la possibilité de concevoir que son mariage avec un ours avait donné des enfants. Quéré (1989:98-99) affirme que Latour néglige la fonction du langage et les termes et principes employés par les locaux, pour imposer sa nomenclature de la symétrie et donner à leur cosmologie un sens propre à lui. Tout au long de notre étude, nous avons pris soin de bien prendre en compte la parole des Chillimocco. Mais pour être cohérents avec l’approche choisie, nous ne nous dépêcherons pas de classer leurs énonciations centrales comme relevant du pragmatique, de l’historique ou du mythique, tous les trois ayant la capacité de performer les situations étudiées.

(3) L’information obtenue à travers l’expérience de l’observation participante constitue largement la partie la plus importante de notre recherche. Des efforts importants y furent

consacrés. Partir tôt le matin pour aller aux parcelles qui se trouvent 600 mètres plus haut ou plus bas, entre 2 et 10 km de distance, signifiait parfois jusqu’à quatre ou cinq (et le plus souvent entre une et trois) heures de marche dans la journée, depuis le village. De plus, il fallait avoir beaucoup de chance (puisque par pur effort physique cela était impossible —peu habitués que nous sommes à marcher à 4 000 m d’altitude) pour arriver avant les Chillimoccokuna à leurs parcelles pour pouvoir assister à chaque activité depuis son début. Dans les occasions où cela fut possible (que ce soit parce que la parcelle se trouvait plus ou moins près du village, ou parce que nous marchions avec quelqu’un de très tolérant avec la faible performance physique de quelqu’un qui vient des terres basses) nous avons obtenu des informations très importantes qui complétèrent le sens de ce qui se passe dans une journée d’activité dans la parcelle, et du type de rapports que cela pouvait dévoiler (voir pidiy et phukuy dans les chapitres 7 et 8). Dans ces circonstances de réalisation de l’observation participante, nous avons parfois donné préséance à la participation imitative, sensible, appréhensive, et d’autres fois à une observation plus analytique et, dans une certaine mesure, plus distante. Dans les deux cas, nous avons préféré éviter de poser les questions demandant des explications pour des actions en train de se dérouler. Afin de ne pas interférer dans les relations entre les acteurs pendant les activités, nous avons essayé de faire en sorte que notre présence n’occupe pas trop de place, ni physique, ni sociale67. En effet, parfois la nouveauté d’un étranger dans la communauté (l’anthropologue) peut attirer beaucoup d’attention sur lui pendant les activités quotidiennes au cours desquelles il sollicite de l’information. C’est aussi vrai que ces situations sont également des moments de performance et d’expression de leurs propres notions, valeurs et priorités, mais, notre sujet de recherche étant concentré sur les pratiques concrètes, il fallait bien essayer de se rapprocher d’elles sans trop les modifier du fait de notre intervention68. Par contre, quand la situation comptait la présence de seulement une personne en plus de nous, les discussions et les questions sur la terre et sur la bonne manière de procéder dans le travail agricole étaient de mise. Ainsi, c’est par l’interaction et par l’expérience personnelle de la pratique des Chillimocco, complétée plus tard par des questions plus systématiques, que nous avons apprises sur leur rapport à la terre. Mais nous sommes conscients que c’est également par une

67 Bien que les effets de notre présence parmi eux ne puissent (ni doivent) pas être escamotés —comme

la démarche ontographique le suggère.

68 Nous ne pensons pas que cela rendait ces situations plus « authentiques », puisque d’une manière ou

d’une autre on est de toute façon là et l’on ne cesse de provoquer des comportements, des discours ; mais regarder leurs interactions dans les précieux moments où elles avaient lieux était pour nous plus important que connaître dans l’instant le sens d’un acte réalisé.

expérience —le dialogue et son interprétation— que nous saisissons les sens des récits que nous avons l’habitude de voir comme parlant d’eux-mêmes. Nous ne prétendons donc pas présenter ces informations comme « objectives », mais plutôt comme situées dans les relations que nous avons développées sur le terrain.

(4) Enfin, dans d’autres moments que ceux de l’observation, il fut nécessaire de poser un ensemble de questions ciblées. Il s’agissait d’abord de chercher à comprendre les grands traits de l’activité au sein de laquelle prennent place les rapports concrets en posant des questions sur l’organisation de l’agriculture (identification des espaces agricoles, leurs caractéristiques, modes d’utilisation, produits cultivés, etc). De manière plus générale, il s’agissait aussi de chercher à obtenir des explications sur les rapports concrets qui s’établissaient lors des évènements faisant l’objet de l’observation participante.

Le plus important fut, cependant, le fait d’avoir passé du temps avec les Chillimoccokuna. Essayer d’apprendre leurs modes de faire, essayer de saisir l’expression de leurs convictions, et essayer de les suivre humblement dans une attitude de sympathie fondamentale, ont été pour nous69 le chemin qui nous a conduit vers l’expérience d’une compréhension vécue, plutôt que saisie. Au-delà du débat sur la mesure dans laquelle un tel itinéraire serait capable de produire une connaissance objective des faits, nous ne prétendons pas avoir incorporé la perspective de l’autre (telle la pratique cannibale amazonniene). Nous avons seulement aspiré à ce que ces moments en commun nous aient permis d’agir comme un interlocuteur capable d’acceptation mutuelle, d’apprentissage, et de conscience de la vision que —sur leurs propres notions et pratiques— les Chillimoccokuna produisaient chez nous.

L’ensemble complet des techniques de collecte de données utilisées (entretiens semi-guidés, conversations ouvertes, observation participante et réflexive, et questionnaires ciblés) fut appliqué seulement à une famille. Assister à la plupart d’activités agricoles possibles au long

69 « Pour nous », parce que nous ne pensons pas que la stratégie qui consiste à accorder une priorité

absolue à l’observation soit désirable dans tous les cas. Ce qui a joué en notre faveur, c’est que nous avons fait cette recherche dans la région du Cusco où nous avons déjà réalisé des terrain dans les années 90 (bien que dans une autre province), et où nous avons habité et travaillé pendant 10 ans avant ce doctorat (bien qu’établi dans la capitale), et dont plusieurs des savoirs, des gestes, et des éléments des cosmologies autochtones, nous étaient partiellement coutumier déjà (comme chiquer la feuille de coca, présenter des offrandes à Pachamama, etc.).

d’un cycle de 17 mois et sur un territoire qui frôle les 40 km2 distribués entre 3 000 m et les 5 000 m d’altitude aurait été une tâche presque impossible avec plus d’une famille. Avec les autres familles, nous avons donc entrepris plusieurs jours d’observation dans les parcelles, des discussions ouvertes, et des questionnements ciblés sur l’organisation de l’agriculture. Au total, nous avons assisté à 75% de l’ensemble des activités d’un cycle agricole complet (les autres, nous les avons décrites à partir de récits locaux). Considérant que, au total, nous en avons repéré 57 activités différentes, ce n’est pas une mince réalisation. Nous avons mené des entretiens non structurés avec 33% de familles de Chillimocco (plus six avec des membres des autres villages de la Communauté); des entretiens structurés avec 27% des familles (plus deux avec des membres des autres villages de la Communauté et du chef-lieu d’arrondissement, Marcapata), de l’observation participante au moins avec 10% des familles de Chillimocco (dont une pour le cycle agricole complet), et des conversations ouvertes tout au long des 11 ou 12 mois de terrain (qui pourtant nous ont donné souvent des informations bien plus importantes que par les autres moyens). Avec le temps et le progrès de l’analyse, toutes ces informations se sont avérées nécessaires et, bien plus que cela, pleinement complémentaires.

Par ailleurs, en prévoyant l’importance des actes que nous allions rencontrer sur le terrain et la quantité de détails et de nouveauté qu’ils pourraient fournir, nous avons filmé à peu près 72 évènements et situations (en rapport avec le traitement de la terre) observées tout au long des 11 mois de terrain. Ce volume d’activités fut l’objet d’à peu près 69h d’enregistrements vidéo. L’utilité la plus évidente de cette technique est que les images nous permirent d’examiner le détail de plusieurs activités observées sur place et nous permettant ainsi d'identifier des informations complémentaires sur des aspects déjà connus, ou de nouvelles informations portant sur des aspects que nous n’avions pas remarqués pendant le déroulement des évènements. Cette stratégie fut particulièrement utile pour découvrir les subtilités de l’entrecroisement fréquent des exercices et des gestes dans les activités sur la parcelle agricole. Mais il a fallu un certain effort économique et d’organisation pour disposer des ressources nécessaires dans les moments importants, notamment les batteries pour la caméra. Comme nous l’avons déjà signalé, pendant notre terrain il n’y avait pas de chemin carrossable entre Chillimocco et Marcapata et un aller-retour pour recharger les batteries (car il n’y a pas d’électricité à Chillimocco) pouvait nous prendre autour de 15 h de marche, ce qui est très difficile à réaliser même sur deux jours. De ce fait, plusieurs activités observées ne furent pas

filmées, mais cela était aussi prévu et nécessaire pour un engagement plus complet dans la partie participative de l’observation ontographique.

L’utilisation de chaque heure de ces images (bien que cela dépende de la technologie employée) demanda à peu près 5 heures pour la conversion au numérique, afin de pouvoir les manipuler sur l’ordinateur. De plus, la transcription n’était possible que pour les morceaux les plus importants. Si la transcription d’une heure d'enregistrement audio difficile à saisir peut prendre autour de 6h, le temps de transcription d’une heure de vidéo peut se multiplier plusieurs fois en fonction de la présence ou non de dialogues, et des différents détails visuels qu’il est nécessaire de décrire. De ce fait, nous avons traité de façon approfondie seulement environ 40 h de ces enregistrements. Le reste fut utilisé d’une manière plus rapide, avec le visionnement des éléments les plus saillants des activités. Il faut ajouter que l’enregistrement vidéo fut un élément qui nous a aidé à prendre une certaine distance par rapport aux activités, ce qui était délibéré afin de pouvoir les combiner avec d’autres moments d’un engagement plus important dans leur déroulement. Il faut signaler aussi que, entre autres, les Chillimoccokuna acceptaient ce type de présence silencieuse —qui aurait pu paraître étrange par ailleurs— parce que nous avions offert de laisser un DVD à chaque famille avec des images de leurs pratiques. Cette offre faisait partie d’un rapport de réciprocité qui encadrait notre présence dans la communauté.