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2.1 Zones de production à Chillimocco 66

2.1.3. La zone de culture sèche (secano) permanente 68

Le régime de pluies dans la ramification orientale de la cordillère des Andes (voir les conditions climatiques décrites dans l’introduction) rend possible une agriculture constituée exclusivement de cultures sèches à Chillimocco. Dans toute la Communauté de Ccollasuyo*, il n’existe aucun secteur irrigué en plein champ et les principales cultures (pomme de terre, maïs, oqa, añu, et lisa) sont cultivées dans des espaces qui dépendent entièrement des précipitations pluviales, à la différence d’autres arrondissements que nous avons connus avant Marcapata72.

72 P’isaq, Llusco, et Quiñota dans la Région du Cusco; ainsi que Cotabambas et Haquira dans

l’Apurimac. Par contre, Martí (2005:139) trouve du maïs secano dans l’arrondissement de Lares (Cusco), comme à Marcapata. Cependant, dans la zone centrale des Andes péruviennes l’alternance entre cultures peut comprendre de la pomme de terre, d’abord, ensuite le maïs ou les fèves vertes, puis de l’orge, du blé ou des ognions (Tillmann 1997:144-147). Dans des régions de montagne de l’Inde, on le cultive aussi en zones non-irriguées (Jayanta Bandyopadhyay, communication personnelle, novembre 1996).

Dans les Andes du Sud, lorsque ces espaces sont cultivés annuellement (zones de culture sèche permanente) ils sont utilisés pour diverses cultures qui impliquent différents ensembles de pratiques. Cependant, les Chillimoccokuna les utilisent exclusivement pour le maïs (et de petites quantités de fèves vertes comme culture associée). Il y a un même ensemble de pratiques qui est appliqué avec deux types de semences différentes et en deux zones différentes où il démarre son application en deux moments différents avec un petit décalage. Cela forme ce que nous allons appeler ici deux « itinéraires de culture » ou « itinéraires agricoles », qui sont deux types de séquences de production agricole qui performent des produits et des expériences73 relativement distinctes par les éléments actants, les lieux, les moments, ou les pratiques que ces séquences engagent. Ces deux itinéraires de la culture du maïs (itinéraires sara) sont les seuls qui se déroulent dans l’agriculture secano à Chillimocco.

Les itinéraires de culture Sara

À la différence des autres terres de la Communauté, où l’on alterne au moins 4 ans de repos pour 1 ou 2 d’exploitation, les terres consacrées au maïs (sara) sont cultivées année après année. Ces terres se trouvent dans d’étroites bandes de terrain gagnées au bois, sur les espaces les plus plats des versants fortement inclinés des rivières Ccollasuyo et Araza, entre 2 400 m et 3 450 m d’altitude74.

En plus du fumier (qui est toutefois destiné prioritairement à la pomme de terre), la culture du maïs exige un investissement important d’engrais chimique (urée et phosphore75), acheté à Marcapata. Sans ces intrants, la parcelle aurait une faible capacité de uriy (« production », en termes locaux), puisque la parcelle « chaque année elle se fatigue, là! » —comme le signalent Juan Cancio et Aurelio Rodríguez. Cependant, quelques comuneros* indiquent qu’auparavant ces parcelles produisaient bien, simplement avec du fumier, mais que le gouvernement d’Alan García (1985-1990) habitua les paysans à utiliser l’engrais chimique en promouvant son accès à travers crédits et prix bas.

73 Pour l’idée d’itinéraire comme expérience performative voir Poirier (2004:77).

74 Ailleurs dans les Andes, cependant, le maïs est produit exclusivement dans des secteurs irrigués, étant

donnée sa fragilité face au stress hydrique.

75 Tapia et Fries (2007:71) identifient ces deux éléments comme les principaux engrais chimiques

L’itinéraire de culture du maïs commence directement avec le semis (c’est important de le dire puisque d’autres cultures ont des pratiques préalables au semis) et s’étend du mois de septembre au mois de juillet. Il est cultivé en association avec des fèves vertes (haba), mais ces dernières occupent une aire moins importante dans les champs. Dans quelques parcelles près de Cocha, on cultive aussi un peu de tomates, du rocoto (Capsicum pubescens), de l’arracacha (Arracacia xantohorriza) ou birraca, et du llacón (Polymnia sonchifolia Ker Gawler). Les fèves vertes sont quand même importantes puisqu’elles participent de différentes façons à l’alimentation pendant plusieurs mois et contribuent significativement à la diversité de la diète des Chillimocco (basée, pour beaucoup, sur des hydrates de carbone provenant des tubercules abondants). Pour sa part, l’importance du maïs est remarquable à cause de son utilisation dans des activités spéciales (sous forme d’aqha76), ainsi que dans l’alimentation familiale dans les parcelles agricoles, dans les pratiques agricoles dans la parcelle, sous des formes qui facilitent beaucoup son transport (grillé —kancha, ou cuit —mut’i).

Étant donnée l’importance de la culture du maïs, les Chillimoccokuna n’hésiteront pas à marcher plusieurs heures pour se rendre à leurs parcelles (et sur plusieurs jours à chaque fois) lorsqu’une activité est nécessaire. Ces activités ne sont d’ailleurs pas peu fréquentes et s’étendent sur toute l’année (voir tableau 2.7). Entre le semis et la récolte du maïs, il y a aussi le désherbage, le semis des fèves vertes, le kutipay, le kutuy, et le qachipay. On reviendra dans le prochain chapitre sur les détails de ces activités. Ce qu’il est important de souligner ici, pour l’instant, c’est que la culture du maïs se fait en deux ensembles dispersés de parcelles. Chacun de ces deux ensembles suit la même séquence signalée plus haut, mais décalée d’un mois. Le premier ensemble est semé au mois de septembre. C’est le llaqta sara (« maïs du village »), situé à la limite haute de la culture du maïs (et par conséquent un peu plus résistant aux basses températures), à peu près entre 3 000 m et 3 550 m d’altitude. L’autre groupe c’est le wari sara (maïs sauvage), dont la culture a lieu entre 2 330 m et 3 000 m d’altitude et dont le semis commence en octobre.

Lorsque nous demandions à Juan Cancio sur les terres pour la culture du maïs wari, il nous a montré la partie de la Communauté qu’elles occupent et il nous a appris à propos du cycle de

maturation de ce type de culture du maïs77. Ces terres se trouvent dans le chemin vers l’Amazonie et sont beaucoup plus couvertes de végétation que le reste de la communauté. Juan Cancio nous racontait que la zone boisée au milieu de laquelle se trouvent les parcelles de maïs wari (comme des espaces gagnés à la forêt) présente un certain danger parce qu’elle héberge des serpents et des ours qui se cachent parfois près des petits ruisseaux qui la traversent. Par conséquent, la culture du maïs près de ces lieux doit être menée avec une certaine précaution. C’est là —continuait-il— qu’une femme du lieu a été séquestrée par un de ces ours. Il l’a pris comme sa conjointe et l’a forcée à vivre avec lui, renfermée dans sa maison située sur un arbre du lieu, et où ils ont engendré un enfant. Après des années, cette femme a pu échapper de la maison de l’ours avec son enfant et elle a pu ainsi rentrer à son village78. Plus que la version complète de l’histoire (qui doit exister fort probablement à Chillimocco) ce qui est pertinent de souligner c’est le fait qu’elle n’ait pas surgi comme réponse à la classique demande kwintuta willakuway (raconte-moi un conte), mais elle faisait partie d’un récit descriptif du lieu où les Chillimoccokuna cultivent le maïs, dans le moment du semis lui-même et dans la parcelle. Le contexte de son énonciation est donc important puisqu’il produit une description qui brise les temporalités et la classification des discours comme mythiques ou comme historiques.

Yamamoto (1982:45-46) a décrit quelques caractéristiques pour le maïs d’autres Communautés de Marcapata (notamment Marcapata Ccollana), qui permettent une comparaison partielle avec le cas des Chillimocco (voir tableau 2.1).

Dans d’autres communautés de Marcapata, il y a un troisième semis de maïs, le yunqa sara, qui a l’épi encore plus grand, qui est plus précoce, et qui est cultivé à plus basse altitude (Yamamoto 1982:46), mais on ne l’utilise pas à Ccollasuyo. Cette comparaison permet de noter une coïncidence sur plusieurs points, sauf pour le temps de mûrissement qui est le même pour les deux cycles de maïs à Ccollasuyo, alors qu’à Marcapata en général, le wari est plus précoce. Cela est dû peut-être au fait qu’à Ccollasuyo, le maïs est produit 300 m à 500 m plus haut que

77 La récolte vient en juin pour le maïs llaqta et en juillet pour le wari.

78 Il s’agit en réalité d’une histoire assez repandue dans le sud andin péruvien et on la trouve aussi en

Bolivie, en Équateur, en Argentine et même en Amérique Centrale (Robin 1997:370). On peut trouver des versions plus complètes dans Itier 2004, et même une version inversée (une ourse qui marie un humain —un curé en l’occurrence) dans Robin 1997.

dans les autres communautés de l’arrondissement79. En plus, la comparaison de la temporalité entre les itinéraires wari et llaqta nous permet de voir comment leurs séquences sont semblables et constituent ensemble un seul itinéraire sara (maïs), avec un même ensemble d’activités et les mêmes intrants. La différence se situe entre variétés de semences qui correspondraient à une adaptation graduelle des mêmes variétés à l’altitude.

Tableau 2.1 – Llaqta sara et wari sara à Ccollasuyo et à Marcapata

Maïs wari Maïs llaqta

Altitude Ccollasuyo 2 320 – 3 000 m. 3 000 – 3 550 »m.

Marcapata 2 000 – 2 600 m. 2 600 – 3 100 »m.

Mûrissement Ccollasuyo 9 mois 9 mois

Marcapata Plus précoce Plus tardive

Cycle Ccollasuyo Octobre-Juillet Septembre-Juin

Marcapata -- --

Proximité Ccollasuyo Qocha (village + bas) Tillpa (village + haut)

Marcapata Qocha (village + bas) Marcapata (village + haut)

Variétés Ccollasuyo Chullpi, Kulli, Hatun wari,

Oque, Phallcha, Pichi runtu, Poroto, Quello, Quellowari, Yuraq Paraqay, etc.

Chullpi, Kulli, Oque, Phallcha, Pichi, Poroto, Quello, Yuraq, etc.

Marcapata -- --

Autres Ccollasuyo Épi plus grand

-- Épi plus petit Meilleur goût

Marcapata --

-- Épi plus petit Meilleur goût

Les caractéristiques de la culture du maïs sont mieux saisies par ces deux séquences que par sa description comme zone de production de cultures sèches permanentes. Également, nous verrons dans les deux sections qui suivent que les caractéristiques de la culture de la pomme de terre à Chillimocco sont mieux saisies par des itinéraires spécifiques que par leur description comme zone de production de muyuy.

79 Il faudrait voir dans quelle mesure cette situation a été produite en 1983, lors de la manifestation

locale du phénomène « El Niño ». Cette année-là, les rivières Araza et Qachubamba ont débordé et ont détruit des maisons et des champs de maïs à Hanaq Qorinto dans la partie basse de Ccollasuyo (ainsi qu’à Paroccachi, le secteur de maïs le plus important de Ccollana Marcapata). La pression aurait augmenté sur les zones de production de maïs dans la communauté, désormais semé quelques mètres plus haut, notamment autour de Tillpa, à la limite supérieure de sa culture. Des espaces boisés ont été alors transformés en parcelles de maïs.