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Une tradition de gauche qui se construit tout au long du XIXe siècle

La Haute-Vienne est située dans un ensemble régional qui est le Limousin99. Ce

territoire se caractérise en premier lieu par sa ruralité qui n'empêche toutefois pas la présence de centres industriels tels que Limoges ou Saint-Junien. Une autre particularité de cet espace est d'avoir accordé très tôt son suffrage aux mouvements politiques de gauche tout en s'illustrant par une radicalité lors de certains épisodes de troubles tout au long du XIXe siècle. Dès l'époque moderne, le mythe d'un Limousin insoumis et contestataire prend forme. Au début des années 1590 sur le plateau des Millevaches, la révolte des paysans, rebaptisés « les Croquants », est emblématique de ce phénomène100. Elle correspond à un soulèvement de 30

000 à 40 000 laboureurs et manouvriers qui protestent contre la misère, l'insécurité et les impôts et parviennent à tenir en échec l'armée royale. Cet événement fait que le Limousin, ainsi que le Périgord qui connait la même agitation, est considéré de l'extérieur comme une terre de révolte et d'opposition au pouvoir central.

C'est bien au cours du XIXe siècle avec les premiers rendez-vous électoraux que le Limousin se façonne l'image d'un territoire qui soutient les forces politiques de gauche. Les premières élections au suffrage universel masculin ont lieu en avril 1848 pour élire l'assemblée constituante. Elles font suite à la révolution de février 1848 qui entraîne la destitution du roi Louis-Philippe, la fin Monarchie de Juillet et la proclamation de la IIe République. Le résultat de ce premier vote donne d'emblée une orientation politique à gauche aux votants du Limousin. En effet, si l'on compare les votes exprimés au reste du pays, on

99. A cette date, les régions modernes n'étant pas encore instituées on peut considérer que l'ensemble régional du Limousin comprend les départements de la Haute-Vienne, de la Creuse, de la Corrèze, de l'Indre et de la Dordogne qui sont toutes sous l'autorité du Commissaire de la République de Limoges en 1944

remarque que les républicains modérés obtiennent un plus faible succès qu'au niveau national tandis qu'un nombre important de radicaux et de démocrates-socialistes sont élus101.

Paradoxalement, alors que ce premier rendez-vous électoral laisse présager une orientation à gauche des électeurs du Limousin, le scrutin présidentiel du 10 décembre 1848 est une victoire pour Louis-Napoléon Bonaparte. C'est même dans le Limousin qu'il remporte son plus franc succès102. Selon Alain Corbin, ce détournement des électeurs limousins de la

gauche vers le bonapartisme n'équivaut pas à un retournement complet de l'opinion entre le mois d'avril et celui de décembre 1848 mais il préfigure le ralliement d'une partie de la gauche au césarisme quelques années plus tard103. Cette constatation se vérifie lors des

élections à l'assemblée législative du 13 mai 1849. A cette date, le Limousin accentue son orientation à gauche en permettant un triomphe absolu des démocrates-socialistes. Le succès des Montagnards est tel que le parti de l'ordre n'obtient aucun élu. En parallèle de ces résultats électoraux, l'organisation ouvrière prend forme. Dès 1830, les premières sociétés de secours mutuels, qui sont notamment ouvertes aux ouvriers, font leur apparition. Dans la seconde partie du siècle, des syndicats ainsi que des coopératives de production et de consommation se développent également104. L'organisation ouvrière et les premiers résultats

électoraux laissent donc entrevoir une région possédant ce profil particulier. Le vote à gauche qui s'esquisse au milieu du siècle n'empêche pas une certaine diversité parmi les Limousins.

La gauche limousine n'est pas homogène. Elle se constitue de plusieurs groupes bien définis dont les orientations politiques peuvent être changeantes. En premier lieu, la gauche limogeoise et porcelainière105 est essentielle dans l'orientation politique du Limousin. Tout au

long du XIXe siècle, plusieurs penseurs ont marqué la ville de Limoges et contribué au développement des idées socialistes. Ainsi, l'influence des doctrines de Saint-Simon, l'un des tenants du socialisme utopique, ainsi que celles de Pierre Leroux et de Charles Fourier marquent l'évolution intellectuelle de la ville. Leurs idées parviennent jusqu'à la jeunesse bourgeoise et républicaine mais aussi jusqu'à l'élite ouvrière limougeaude, c'est-à-dire porcelainière, qui s'en imprègne. Cette diffusion peut expliquer le ralliement rapide de Limoges aux idées républicaines lors de la révolution de février 1848. En effet, ce même mois la République est instaurée à Limoges avant de l'être à Paris. « L'esprit de 48 » y est

101. Corbin Alain, Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, 1845-1880, Paris, Presses universitaires de Limoges, 1999, p. 720

102. Ibid.., p. 743 103. Ibid., p. 743

104. Taubmann Michel, op. cit., pp. 39-40 105. Corbin Alain, op. cit., p. 759

important et se traduit par de nombreuses cérémonies fêtant la naissance du nouveau régime

106. Une « Société populaire de Limoges » est instaurée et regroupe des ouvriers, notamment

des porcelainiers, pour mener des actions en faveur du droit du travail et de l'amélioration des conditions de vie du prolétariat ouvrier limougeaud107. Cette Société populaire entraîne la

ville dans un mouvement insurrectionnel. Dans l'effervescence des jours précédents le scrutin d'avril 1848, elle en prend le contrôle. Les ouvriers en deviennent alors les maîtres et ils la dirigent pendant trois semaines. La répression ne tarde pas car le 18 mai les troupes de l'armée entrent dans la cité et arrêtent les principaux leaders socialistes. C'est à partir de cette date que la légende de Limoges comme « ville rouge » est créée. Cet événement et le développement des thèses socialistes mettent en évidence la spécificité d'un courant limougeaud de gauche renforcé par le prolétariat ouvrier de la ville qui est fortement imprégné de l'idéologie socialiste, humanitaire et associationniste et qui se caractérise par une certaine hostilité à l'égard de la hiérarchie et du militarisme.

Une autre catégorie de la gauche limousine est constituée par les migrants temporaires qui se rendent à Paris pendant une partie de l'année pour travailler principalement dans le bâtiment. Traditionnellement, il est attribué à ces migrants la diffusion des idées républicaines et socialistes de Paris jusque dans les campagnes limousines. Il est vrai que les grandes villes dans lesquelles les migrants se rendent, Paris ou encore Lyon, peuvent jouer le rôle de centres d'organisation et de diffusion des forces et des idéologies de gauche. Le migrant est donc au contact de ces doctrines lorsqu'il se déplace en ville où il élargit son horizon et sa vision de la société. Il est aussi amené à participer aux différentes luttes politiques qui se déroulent dans la capitale comme les épisodes insurrectionnels de 1830, 1848 ou plus tard de 1871. Ces opinions de gauche sont ensuite transmises aux habitants de leur région d'origine par l'intermédiaire des lettres ou des récits des migrants lorsqu'ils sont de retour dans les veillées de leur campagne natale. Toutefois, il ne faut pas surestimer cette influence de la grande ville dans la propagation des idées de gauche en Limousin108. En effet,

il existe une coupure entre les migrants et les ouvriers sédentaires des grandes villes qui entraîne un isolement des nouveaux venus. Par ailleurs, la compréhension et l'assimilation des doctrines républicaines et socialistes demandent un certain niveau de scolarité qui n'est pas forcément celui de tous les migrants. Les résultats électoraux contribuent à nuancer leur influence. Ainsi, le succès des démocrate-socialiste aux élections du 13 mai 1849 est

106. Dauger Georges, Histoire du Limousin contemporain, Limoges, Éditions Lucien Souny, 1997, p. 51 107. Corbin Alain, op. cit, p. 771

supérieur en zone sédentaire qu'en zone migrante109. Les migrants ont donc exercé une

influence sur les mentalités mais celle-ci reste complexe et à nuancer.

A ces deux premières catégories s'ajoute le ralliement précoce d'une partie des classes moyennes des petites villes en faveur d'une démocratie sociale. Il s'agit essentiellement de la petite bourgeoisie de la boutique et de l'artisanat. Leur adhésion peut s'expliquer par le développement de l'athéisme, de l'anticléricalisme, de la libre pensée mais aussi par l'influence de la franc-maçonnerie dans ces milieux110. Le développement des idées de gauche

dans ces catégories de la population est renforcé par la faiblesse électorale des conservateurs et du parti de l'ordre dans le Limousin.

Enfin, les paysans participent aussi au succès de la gauche dans cet ensemble régional. En effet, le succès des Montagnards lors des élections du 13 mai 1849 et de diverses élections partielles au début de l'année 1850 n'aurait pas été possible sans l'apport des voix paysannes. On peut trouver plusieurs explications à ce phénomène. Tout d'abord, l'intensité de la misère qui règne dans les campagnes limousines depuis 1846 rend possible une certaine émancipation des paysans par rapport aux notables et un attachement aux dirigeants démocrates-socialistes. La cohésion de la communauté familiale et villageoise qui caractérise le milieu paysan limousin, l'importance de la petite et de la moyenne exploitation et la faible distance sociale que cela entraîne entre les différents acteurs de la société rurale expliquent aussi cet affranchissement politique111. Ces différents phénomènes permettent la diffusion des

idées démocrates-socialiste au moment des élections de mai 1849. Toutefois, cette orientation politique n'est pas pérenne dans les années suivantes. L'enthousiasme de 1849 retombe rapidement quand la lassitude reprend le dessus et les paysans se tournent vers Louis- Napoléon Bonaparte. Les succès de la gauche en Limousin au milieu du XIXe sont donc encore soumis à une certaine fragilité qui est révélée au grand jour avec l'avènement du Second Empire.

A partir du coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte et jusqu'à l'effondrement du Second Empire en 1870, les Limousins se rallient au régime impérial comme le préfiguraient les résultats électoraux de décembre 1848. Ce ralliement concerne les paysans, une large part des notables, des hommes d'affaire, d'anciens membres du parti de l'ordre, le clergé dans sa majorité et les migrants saisonniers112. Ces derniers ont profité de la reprise des activités dans

109. Corbin Alain, op. cit, p. 752 110. Ibid., p. 791

111. Ibid., pp. 824-825 112. Ibid., p. 833

le bâtiment, secteur dans lequel ils sont actifs quand ils se trouvent en ville, débutée en décembre 1851 et confirmée sous le Second Empire avec la politique de grands travaux menée par l'empereur. Cet éclatement des forces de la gauche limousine, avec le ralliement des migrants et des paysans, est révélé avec l'effondrement de la République même s'il lui est un peu antérieur. Il y a certes une petite opposition au plébiscite ratifiant le coup d'État du 2 décembre 1851 mais elle reste essentiellement urbaine et durant tout le Second Empire, l'opinion limousine favorable à Napoléon III reste globalement stable113.

La chute de l'Empire et la proclamation de la IIIe République en septembre 1870 redistribuent les cartes et entraînent la création d'un fossé entre l'opinion des villes et des campagnes. En milieu urbain, la population se rallie avec enthousiasme au régime républicain même si la ville de Limoges demeure relativement calme. Il n'en reste pas moins que cette dernière prend le statut de centre politique actif de la région et devient en quelque sorte le « cerveau de l'action républicaine et radicale 114» avec la création précoce de Sociétés

républicaines qui soulignent la puissance de la gauche dans la cité limousine. Au contraire, les campagnes accueillent de façon méfiante la politique du Gouvernement de Défense nationale qui souhaite poursuivre la guerre contre les Prussiens alors que les paysans aspirent dans leur grande majorité à la paix. Le 11 novembre 1870, pendant la révision, des incidents se produisent spontanément à quatre reprises dans les campagnes de la Haute-Vienne115. Le

refus d'être enrôlés dans les armées républicaines de la part des paysans traduit en quelque sorte leur attachement à l'Empire. Le scrutin du 8 février 1871 confirme cela avec la victoire unanime des adversaires de la poursuite de la guerre, comme c'est le cas au niveau national, même si les républicains obtiennent quelques bons résultats dans les cantons urbanisés. Cette tendance se retrouve avec l'épisode de la Commune de Paris de 1871 qui se transmet, dans une moindre mesure, à Limoges. Alors que les maçons limousins travaillant dans la capitale participent en nombre à la Commune parisienne, Limoges impulse elle-même un bref mouvement insurrectionnel. Le 4 avril 1871, la garde nationale prend les armes avant d'envahir la préfecture et la Commune est proclamée116. Le mouvement ne parvient pas à

gagner les campagnes qui y sont relativement indifférentes et il se tarit rapidement. L'année 1871 n'est donc pas marquée par la même effervescence à Limoges que dans la capitale mais elle est aussi l'année du début de la reconquête républicaine par les urnes. Les succès électoraux des républicains commencent avec les élections municipales de 1871 et se

113. Corbin Alain, op. cit., p. 902 114. Ibid., p. 911

115. Ibid., p. 919 116. Ibid., p. 930

poursuivent pendant celles du 11 mai 1873 qui « marquent la réconciliation de la Haute- Vienne avec la République 117» avec notamment l'élection de Georges Périn, leader incontesté

des républicains dans le département118. A partir de 1876, cette emprise des républicains est

générale sur l'ensemble de la population limousine119. Dans les années 1880, le radicalisme

émerge et s'implante durablement dans les campagnes de la Haute-Vienne. Les élections de 1902 dans ce même département représentent un triomphe pour la gauche et notamment pour les radicaux120. Les banquets républicains se multiplient dans les campagnes et sont un

symbole de l'avènement et de l'ancrage durable de l'idée républicaine dans les campagnes limousines. Le Limousin continue à s'illustrer comme territoire précurseur dans l'organisation du mouvement ouvrier, avec la fondation de la Confédération générale du travail (CGT) à Limoges en 1895, ou dans des évènements plus radicaux comme la grève générale de 1905 qui se transforme en émeute en raison d'un conflit dans les usines de porcelaine Haviland sur le rôle des contremaîtres121. Tout au long du XIXe siècle, les idées et le vote de gauche ont

donc progressé dans le Limousin malgré l'intermède du soutien au Second Empire. Cette montée des idées avancées se poursuit après la Première Guerre mondiale avec l'émergence de la SFIO -qui se construit un bastion solide en Haute-Vienne jusqu'en 1939- et la naissance timide du PCF.

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