• Aucun résultat trouvé

La désignation de Jean Chaintron à la préfecture de la Haute-Vienne le 9 septembre 1944 : lenteurs et hésitations

Première partie : Jean Chaintron, administrateur d'un département à la Libération

Chapitre 3 : Un préfet dans l'organisation des pouvoirs à la libération : la prise de fonction de Jean Chaintron dans un contexte politique et

A) La désignation de Jean Chaintron à la préfecture de la Haute-Vienne le 9 septembre 1944 : lenteurs et hésitations

L'épuration du corps préfectoral à la libération et la redéfinition des critères du poste préfectoral peuvent expliquer la désignation de préfets atypiques à la libération164. Mais il

faut aussi s'intéresser aux conditions particulières qui ont permis la nomination de Jean Chaintron dans le département de la Haute-Vienne et aux circonstances de son arrivée à la préfecture de Limoges. Le mois de septembre 1944 correspond à une période où la

République se reconstruit. Le régime de Vichy s'effondre tandis que les nouveaux pouvoirs se mettent progressivement en place sur le territoire français. Reconstruire l'État républicain disparu, tout en respectant la légalité républicaine, est une priorité pour le général de Gaulle et son gouvernement. Ses représentants en province ont pour mission de rétablir l'autorité de l'État, de reconstituer ses rouages administratifs et de faire respecter l'ordre républicain. La période de la libération qui s'ouvre au cours de l'été 1944 est donc un épisode de transition tout en étant fondamentale pour la bonne marche de la République renaissante. Il est essentiel de passer de l'insurrectionnel, qui définit la période des combats libérateurs, au transitoire sous la tutelle du Gouvernement provisoire de la République française et à une reconnaissance du pouvoir central et de ses représentants en région165. C'est dans ce contexte

particulier de reconstruction du régime républicain, que les nouveaux administrateurs tels que les préfets prennent leurs fonctions.

Un PCF influent qui obtient une place dans l'administration préfectorale

Parmi les postes préfectoraux qui sont mis en mouvement en septembre 1944, deux d'entre eux sont occupés par des militants communistes. Il s'agit de Jean Chaintron dans la Haute-Vienne et de Lucien Monjauvis dans la Loire. Cette situation est rendue possible par l'influence que le PCF acquiert pendant la guerre. Il a été l'un des principaux acteurs de la résistance et de ce fait, il bénéficie d'un prestige important à la libération. Il détient de nombreuses positions de pouvoirs dans les organisations de la résistance comme au sein du gouvernement auquel il participe depuis le 4 avril 1944. C'est un parti de gouvernement et aussi un parti de masse en raison du nombre de ses adhérents qui est en expansion. Il s'implante dans de nouveaux secteurs de la population comme la paysannerie et le monde intellectuel. En termes d'effectifs, il est le premier parti de France à la libération166. Toutefois,

le PCF doit partager le pouvoir avec le général de Gaulle qui est à la tête du Gouvernement provisoire et dont la popularité est immense dans tout le pays. Ce dernier tente de limiter l'influence communiste en refusant de donner les ministères clés aux communistes mais aussi en restreignant le nombre de postes de préfets qu'ils détiennent. De manière générale, de Gaulle se refuse à parlementer avec les différents mouvements politiques pour les satisfaire dans leur volonté d'occuper des postes administratifs influents. Comme il l'explique, « la nomination des fonctionnaires nouveaux ne saurait provenir d'aucun dosage entre fractions

165. Sainclivier Jacqueline, « Le pouvoir résistant », Les pouvoirs en France à la Libération, Paris, Éditions Belin, Institut d'histoire du temps présent, 1989, p. 20

166. Buton Philippe, Les lendemains qui déchantent: le Parti communiste français à la Libération, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1993, p. 268

diverses. Les fonctionnaires n'appartiennent qu'à l'État et ne servent que l'État. (…) Les formes et les actions multiples de notre admirable résistance intérieure sont des moyens par lesquels la nation lutte pour son salut. L'État est au-dessus de toutes ces formes et de toutes ces actions 167». Malgré l'influence du parti communiste, le rapport de force n'est donc pas

toujours en sa faveur ce qui explique que seules deux préfectures soient occupées par des communistes à la libération168. Le PCF ne peut donc pas s'appuyer sur de larges pans de

l'appareil d'État pour augmenter son autorité. Selon Ronald Tiersky, les dirigeants communistes auraient présenté une liste de candidats pour les postes de Commissaires de la République et de préfets169. Suite à cela, cinq postes de préfets auraient été accordés au PCF

mais seuls deux furent maintenus170. Le parti se soumet alors à cette décision. Georges

Marrane, qui réclamait la préfecture de la Seine, ainsi que Gaston Monmousseau, qui souhaitait le poste de préfet des Bouches-du-Rhône, s'effacent devant les réticences du chef du Gouvernement provisoire171. Cette volonté de limiter la présence des communistes dans

l'administration préfectorale s'explique, selon Jean Chaintron, par la peur du général de Gaulle de voir s'instaurer un « communisme départemental 172», c'est-à-dire un monopole des

communistes sur toutes les autorités d'un département. Jean Chaintron justifie son affirmation par un incident qui s'est déroulé après sa prise de fonction : « Quelques jours après cette installation officielle, dans la liste des préfets publiée par le Gouvernement provisoire, les deux seuls préfets communistes ne figuraient pas. Le Parti et l'Humanité protestèrent en disant qu'il eut été, au contraire, plus équitable qu'il y en eut une vingtaine. On se contenta de lever le veto sans interrompre mes fonctions 173». En dépit des réticences du général de

Gaulle à combiner politique et service de l'État, il est tout de même dans l'obligation de satisfaire en partie les aspirations du PCF tout en dosant au minimum la présence communiste dans l'appareil d'État. Le fait de leur accorder deux préfectures apparaît donc comme une concession politique faite à un parti sorti puissant de son action de résistance mais aussi, comme le souligne Jean Chaintron lui-même, comme « un pari aux risques calculés : certes, les communistes feront retentir au pouvoir les volontés populaires et leur

167. Foulon Charles-Louis, Le pouvoir en province à la Libération, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1975, p. 196

168. Robrieux Philippe, Histoire intérieure du Parti communiste 1920-1945, tome 1, Paris, Éditions Fayard, 1980, p. 550

169. Tiersky Ronald, Le mouvement communiste en France, Paris, Éditions Fayard, 1973, p. 101

170. Chaintron Jean, « Intervention au sujet de la communication de M. Foulon », La Libération de la France, actes du colloque international tenu à Paris le 28 et 31 octobre 1974, Paris, Éditions du CNRS, 1976, p. 539 171. Foulon Charles-Louis, « Les préfets de la Libération et les commissaires régionaux de la République : vers la Restauration de l'État (1943-46) », Administration, n°137, octobre 1987, p. 63

172. Chaintron Jean, op. cit, p. 540 173. Ibid., p. 541

influence grandira, mais ils aideront à rallier les masses autour du pouvoir 174». Ce n'est donc

pas sans ambiguïté que le général de Gaulle permet à deux communistes d'occuper le siège de préfet.

Le processus de désignation de Jean Chaintron en Haute-Vienne

En se plaçant à une échelle plus locale, on peut s'intéresser à la désignation de Jean Chaintron à la tête de la préfecture de la Haute-Vienne. Dans les quelques jours qui suivent la libération de Limoges et précédant sa désignation au poste de préfet, Jean Chaintron se fait connaître auprès des Limousins en tant que commandant Jean-François, adjoint au colonel Georges Guingouin et membre de l'état-major départemental des FFI175. C'est à ce titre qu'il

assiste aux travaux du Comité départemental de la libération (CDL) qui s'est formé dès la fin du mois d'août 1944. Il y siège pour la première fois le 23 août 1944 et y intervient sur des questions de justice militaire et d'épuration176. Au même moment, le préfet régional de la

Haute-Vienne Marc Freund-Valade est remercié et doit quitter la préfecture177.

Ce départ crée un vide administratif dans le département qui est comblé grâce au double rôle joué par le pasteur Albert Chaudier. Celui-ci est président du Comité départemental de la libération mais il occupe aussi le poste de préfet en attendant la désignation du remplaçant de Marc Freund-Valade. Cette situation mécontente le Commissaire de la République de Limoges, Pierre Boursicot, qui prend officiellement ses fonctions le 5 septembre 1944. Les Commissaires de la République sont créés par l'ordonnance du 10 janvier 1944 qui divise le territoire national en commissariats régionaux de la République178. Ils sont dotés de pouvoirs exceptionnels et ont notamment pour mission

de représenter le pouvoir central, de pourvoir à l'administration du territoire, de rétablir la légalité républicaine et de satisfaire aux besoins de la population. Pierre Boursicot est à la tête de la région de Limoges qui comprend la Haute-Vienne, la Creuse, la Corrèze et la Dordogne et il est situé hiérarchiquement au-dessus des préfets départementaux. En tant que représentant du pouvoir central, il supporte mal le fait qu'Albert Chaudier cumule à la fois les fonctions de président du Comité départemental de la libération et de préfet par intérim. Comme le souligne Albert Chaudier lui-même, « j'ai dû constater que l'intérim préfectoral que j'exerçais par nécessité de fait n'avait eu ni l'agrément véritable ni tout l'appui souhaitable

174. Chaintron Jean, op. cit., p. 539

175. Bibliothèque nationale de France, Le Centre Libre, mardi 12 septembre 1944, FOL- JO- 3314 176. Chaudier Albert, Limoges, 1944-1947, capitale du maquis, Paris, Lavauzelle, 1980, p. 30

177. Il sera révoqué par un décret publié le 25 mai 1945 au Journal Officiel, Archives Nationales, Série F1a, F1a 3343, lettre de Maisonneuve au délégué à l'Assemblée consultative provisoire Georges Bruguier 178. Foulon Charles-Louis, Les pouvoirs en province à la Libération, op. cit., p. 57

du plus haut représentant du pouvoir central au niveau de la région 179». Le Commissaire de

la République de Limoges se refuse à toute cogestion avec Albert Chaudier et rechigne à lui donner des conseils pour l'aider dans l'administration du département180. Il lui reproche

notamment de noyer la représentativité de l'État en gérant en parallèle le CDL181. C'est

pourquoi, Pierre Boursicot avertit le pasteur Albert Chaudier le 4 septembre 1944 qu'il souhaite désigner un autre préfet si une nomination nationale n'est pas effectuée rapidement pour pourvoir au vide administratif créé dans la préfecture de la Haute-Vienne182. Les

Commissaires de la République ont, en effet, le pouvoir de déléguer dans les fonctions de préfets lorsque les personnalités prévues ne sont pas encore en place183. Il se peut que Pierre

Boursicot ait alors accéléré la désignation de Jean Chaintron. Le témoignage d'Albert Chaudier renforce cette hypothèse quand il explique que le choix de Jean Chaintron avait « pour objectifs immédiats (...) d'assurer promptement la fin de mes propres fonctions d'intérimaire vivement souhaitée par le Commissaire de la République 184». C'est donc Pierre

Boursicot qui installe officiellement Jean Chaintron au poste de préfet. Le procès-verbal d'installation daté du 9 septembre 1944 indique : « devant nous Pierre Boursicot, Commissaire de la République de la région de Limoges, s'est présenté Jean Chaintron délégué dans les fonctions de préfet de la Haute-Vienne par décret du 18 novembre 1944. Nous avons déclaré Jean Chaintron installé dans ses fonctions 185». Cette installation est

officialisée par un décret daté du 18 novembre 1944 portant délégation de Jean Chaintron dans les fonctions de préfet et signé par le chef du Gouvernement provisoire et par le ministre de l'Intérieur186.

Cette désignation s'est avérée difficile pour le pouvoir central. Elle se distingue par son caractère presque improvisée mais surtout par les lenteurs et les hésitations à la mettre effectivement en œuvre. Ce flottement s'illustre par le fait que la nomination de Jean Chaintron soit tardive. Il n'est désigné officiellement que le 9 septembre 1944 alors que les réflexions et les premières affectations de préfets débutent en 1942 et qu'un certain nombre d'entre eux se trouvent déjà en poste au mois de septembre. Cette nomination est le résultat

179. Chaudier Albert, op. cit., p. 60

180. Plas Pascal, « Le Limousin », Les pouvoirs en France à la Libération, Paris, Éditions Belin, Institut d'histoire du temps présent, 1989, p. 464

181. Ibid., p. 471 182. Ibid., p. 463

183. Foulon Charles-Louis, op. cit., p. 92 184. Chaudier Albert, op. cit., p. 155

185. CAC Fontainebleau, dossier personnel de fonctionnaire de Jean Chaintron, dossier du ministère de l'Intérieur, procès-verbal d'installation de Jean Chaintron, 9 septembre 1944, 19920076/3

d'un accord entre le général de Gaulle et le PCF187. Les avis sont partagés à Paris comme le

montre l'incident relaté par Jean Chaintron lorsque son nom est absent de la liste officielle des préfets188. En Haute-Vienne, des rumeurs circulent concernant la nomination de deux

titulaires du poste qui n'auraient finalement pas rejoint Limoges189. On peut en partie

expliquer ces hésitations par le fait que le ministre de l'Intérieur Adrien Tixier soit socialiste, originaire du département et y ayant encore des attaches politiques comme le montrera son élection en tant que député de la Haute-Vienne à la première Assemblée nationale constituante. La venue d'un préfet communiste dans son département et qui travaille sous sa direction peut expliquer certaines réticences de la part du ministre. Adrien Tixier est décrit comme n'ayant « point accepté sans inquiétude cette nomination 190». Toutefois, au-delà de

l'éventuelle concurrence politique que représente Jean Chaintron aux yeux d'Adrien Tixier, sa nomination peut aussi avoir des conséquences positives pour sa position et celle de la SFIO. En effet, lorsqu'un ministre de l'Intérieur choisit de placer un préfet ayant sa couleur politique dans son fief, il risque de donner l'impression qu'il est « son » préfet et de ce fait, toutes les erreurs qu'il peut commettre dans son administration risquent d'être attribuées au ministre191.

Son intérêt est donc plutôt de placer un préfet qui n'appartient pas à ses amis politiques. Par ailleurs, la période troublée de la libération n'est pas propice à une administration tranquille d'un département. Au contraire, les probabilités sont fortes pour que les mesures prises par les préfets dans une situation difficile tant économiquement que socialement ne soient pas populaires. Il est alors de l'intérêt d'Adrien Tixier de « plonger un homme d'extrême gauche dans le flot des multiples et redoutables responsabilités préfectorales 192» dans un

département où il se présentera plus tard en tant que candidat socialiste. Des intérêts contradictoires et une certaine confusion règnent donc avant la nomination de Jean Chaintron à Limoges mais n'empêchent pas le PCF de le choisir pour ce poste.

Comme l'explique Pierre Boursicot pendant le discours d'installation de Jean Chaintron à son propos : « Il s'est remis au service de son parti qui l'a mis au service du gouvernement 193». Après sa participation à la résistance et son arrivée à Limoges, Jean

Chaintron se met donc à disposition du PCF et attend son affectation sans revendiquer une

187. Taubmann Michel, L'affaire Guingouin, Limoges, Éditions Lucien Souny, 1994, p. 194 188. Plas Pascal, op. cit., p. 462

189. Chaudier Albert, op. cit., p. 73 190. Ibid., p. 155

191. Rabiniaux R, Dans le secret des préfectures, Paris, Corrêa, 1953, p. 198 192. Albert Chaudier, op. cit., p. 155

quelconque place à la préfecture de la Haute-Vienne. Selon Georges Guingouin, le commandant « Jean-François » était en quelque sorte soucieux de son avenir au sein du parti car il affirme que : « Chaintron qui, après la libération de Limoges, ne pouvait tenir en place (…), abandonna son poste à l'état-major pour rejoindre le Comité Central. Il avait peur, sans doute, qu'on l'oublie, malgré le fonctionnement régulier des liaisons... 194» Toutefois, le futur

préfet de Limoges interprète tout autrement son acte en expliquant qu'il considérait sa « mission accomplie dans cette région et devais voir le Comité central pour rendre compte de mon activité 195». C'est ensuite à sa « grande surprise 196», qu'il est nommé préfet du Limousin

dans les premiers jours de septembre sur proposition du Comité Central du PCF197. En dépit

de l'étonnement de Jean Chaintron pour son affectation, on peut expliquer ce choix de la direction communiste par son parcours militant et résistant. Il remplit en effet en grande partie les qualités associées au bon cadre communiste à la libération ce qui signifie que le PCF peut lui confier des responsabilités. La grille d'évaluation des futurs cadres à cette période indique trois critères incontournables : « l'esprit de parti » qui se définit par le dévouement et la fidélité au parti avec une attention particulière sur l'attitude des militants depuis le pacte germano-soviétique d'août 1939 jusqu'à la libération, la « liaison avec les masses » -ce qui implique d'être un militant parfaitement intégré dans le parti avant 1939, d'avoir eu des responsabilités avant-guerre et participé à la résistance- et enfin le « talent de réalisateur »198. Or, Jean Chaintron est un permanent expérimenté. Il n'a pas remis en cause sa

fidélité au parti après août 1939 comme le montre son implication dans les affaires du parti dès la défaite française et a démontré son courage dans la clandestinité. Il remplit donc les critères requis pour un cadre communiste en 1944 et se trouve en plus sur le territoire haut- viennois. Après avoir reçu les instructions du PCF et du Gouvernement provisoire concernant son affectation, Jean Chaintron s'installe donc dans le fauteuil de préfet de la Haute-Vienne et doit s'imposer dans l'agencement des pouvoirs au sein du département.

B) Pouvoirs locaux et pouvoir central : la place de Jean Chaintron dans la

Outline

Documents relatifs