Deuxième partie : Jean Chaintron, une personnalité politique dans la préfectorale
Chapitre 8 : Un rôle politique national qui explique un départ prématuré de l'administration préfectorale
C) La mise hors-cadre du préfet Jean Chaintron et l'accession à la direction du cabinet du ministre Maurice Thorez (8 janvier 1947 – 5 mai 1947)
Quitter la préfecture de Limoges
En septembre 1944 lors de sa nomination, l'appartenance de Jean Chaintron au PCF pouvait être considérée comme une source de légitimité en raison de l'importante contribution de son parti à la résistance intérieure et de sa participation récente au Gouvernement provisoire. Cependant, au fil des mois, cette affiliation commence à poser problème pour ses supérieurs hiérarchiques. Les rappels à l'ordre que le préfet de la Haute- Vienne reçoit pour sa présence à des réunions politiques à partir de la fin 1946955, alors qu'il
951. Voir supra, Chapitre 5, A)
952. Archives privées de Jean Chaintron, lettre de Maurice Thorez à Jean Chaintron, 29 décembre 1944
953. Foulon Charles-Louis, Le pouvoir en province à la Libération, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1975, p. 259
954. Ibid.
se rend à ce type de rendez-vous dès sa nomination956, soulignent bien l'évolution de la
situation. Son absence de neutralité, et les tensions qui en résultent avec les autres forces politiques de son département, entrainent alors son départ de la préfecture de Limoges en janvier 1947. Avant même cette date, le déplacement de Jean Chaintron a déjà été étudié par le ministère de l'Intérieur en raison des polémiques qui l'opposent aux socialistes haut- viennois. Dans son dossier personnel de fonctionnaire, on trouve un document sans date qui prévoit de le déléguer au poste de préfet de la Charente957. Cette proposition n'a pas eu de
suite car le 5 mai 1946, le ministre de l'Intérieur reçoit un courrier de Georges Bruguier qui s'oppose à un possible déplacement du préfet de la Haute-Vienne dans le département du Gard. Georges Bruguier explique à André Le Troquer : « Je viens de lire dans Le Monde (…) que les conseillers généraux de [la Haute-Vienne] avaient refusé de siéger en raison du maintien de ce préfet. Il en serait sans nul doute de même dans le Gard (…) 958». Le Populaire du centre revient sur cet hypothétique déplacement en affirmant que « M.
Chaintron lui-même et son chef Thorez avaient admis le principe du changement de préfet pour le département. Seulement voilà (…) de ce grand administrateur personne n'en veut 959».
Quelques mois plus tard en novembre 1946, le même périodique aborde à nouveau cette question en expliquant que Robert Schmidt, député MRP de la Haute-Vienne à partir de juin 1946, serait intervenu auprès de Georges Bidault, alors chef du Gouvernement provisoire, pour que Jean Chaintron ne soit pas déplacé960. Il est difficile de trouver de plus amples
informations sur cette question. Il est possible que Robert Schmidt ait souhaité conserver Jean Chaintron à la préfecture de son département en espérant que les querelles entre le PCF et la SFIO, dans lesquelles le préfet est impliqué, affaiblissent les deux partis de gauche et profitent au sien. Dans tous les cas, Jean Chaintron n'est pas déplacé dans un autre département mais est intégré dans les cadres de l'administration préfectorale -en qualité de préfet troisième classe- et placé hors-cadre par un décret du 8 janvier 1947 signé par le président du Gouvernement provisoire, Léon Blum, et le ministre de l'Intérieur Edouard Depreux961.
A l'occasion de ce décret, Jean Chaintron, qui était jusqu'ici uniquement délégué dans les fonctions de préfet, rejoint donc officiellement les cadres de l'administration préfectorale.
956. Voir supra, Chapitre 8, A)
957. CAC Fontainebleau, dossier personnel de fonctionnaire de Jean Chaintron, dossier du ministère de l'Intérieur, feuille sans date « mouvement administratif », 19920076/3
958. Ibid., lettre de Georges Bruguier au ministre de l'Intérieur André Le Troquer, 5 mai 1946, 19920076/3 959. Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, Le Populaire du centre (numérisé), samedi 4 mai 1946 960. Ibid., mardi 5 novembre 1946
961. CAC Fontainebleau, dossier personnel de fonctionnaire de Jean Chaintron, dossier du ministère de l'Intérieur, décret du 8 janvier 1947 portant délégation, titularisation et intégration de préfets, 19920076/3
Cette titularisation intervient dans un mouvement, initié par Edouard Depreux, d'intégration d'une partie des préfets nommés à la libération. Dès août 1946, il propose de mettre fin à la situation provisoire d'un certain nombre d'entre eux qui se voient ainsi confirmés et consacrés dans leurs fonctions962. Sont intégrés ceux qui ont réussi à se maintenir dans leur poste et ont
manifesté des qualités non contestables d'administrateurs963. On peut imaginer que les trois
années passées à la préfecture de Limoges ont permis à Jean Chaintron de démontrer ses compétences administratives ce qui explique sa titularisation en tant que préfet. Toutefois, on peut aussi émettre l'hypothèse que cette intégration dans les cadres, qui se fait à la même date que sa mise hors-cadre, ait été décidée pour permettre son départ de la préfecture haut- viennoise sans polémique. Même si le poste de préfet est un emploi à la discrétion du gouvernement, ce qui signifie que ce dernier peut mettre fin à ces fonctions de façon discrétionnaire sans en expliquer les raisons, il est tout de même nécessaire de chercher les causes de la mise hors-cadre de Jean Chaintron. Le fait d'être mis hors-cadre signifie qu'il est toujours considéré comme un préfet, qu'il reçoit de ce fait un salaire, qu'il a le droit de retourner à tout moment dans le corps mais qu'il n'est pas en poste pour une durée indéterminée964.
On peut expliquer cette décision par l'instabilité préfectorale qui suit la libération car les préfets nommés en 1944 venaient d'horizons très différents et restèrent peu de temps dans la carrière pour la plupart. Certains d'entre eux considéraient qu'ils n'avaient à jouer qu'un rôle provisoire tandis que d'autres se trouvaient face à des contraintes administratives difficiles à surmonter. Le nombre des préfets de la libération va en s'amenuisant au fil des mois. En 1946, deux tiers des préfets changèrent de poste et un tiers l'année suivante965.
Seulement vingt d'entre eux étaient toujours localisés dans leur préfecture d'origine en 1947
966. En dehors de la fragilité du corps préfectoral issu de la libération, une autre cause du
départ de Jean Chaintron de la préfecture de Limoges est l'évolution du contexte politique général. A partir du mois de juin 1946, un isolement progressif du PCF se dessine malgré sa participation au gouvernement967. L'insuccès de l'unité d'action avec la SFIO et l'échec de la
candidature de Maurice Thorez à la présidence du gouvernement en décembre 1946 en sont
962. Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, Le Populaire du centre (numérisé), lundi 26 août 1946 963. Bouteiller Paul (dir.), Histoire du ministère de l'Intérieur de 1790 à nos jours, Paris, Association du corps préfectoral et des hauts-fonctionnaires du ministère de l'intérieur et la revue Administration, La Documentation Française, 1993, p. 154
964. Chapman Brian, The prefects and provincial France, Londres, Allen and Unwin, 1955, p. 151
965. Siwek-Pouydesseau Jeanne, Le corps préfectoral sous la IIIème et la IVème République, Paris, Armand Colin, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1969, p. 81
966. Chapman Brian, op. cit., p. 59
967. Scot Jean-Paul, « Stratégie et pratiques du PCF 1944-47 », Le PCF. Étapes et problèmes, Paris, Éditions sociales, 1981, p. 259
des exemples. Or, la mise à l'écart du PCF au niveau national peut avoir des incidences sur la position de Jean Chaintron en Haute-Vienne et l'appartenance au PCF, source de légitimité en 1944, devient alors une « contre-indication 968» à un poste de haut fonctionnaire. La
formation d'un gouvernement socialiste homogène, qui se veut provisoire, le 16 décembre 1946 sous la présidence de Léon Blum complexifie encore la position du préfet de la Haute- Vienne. Les communistes sont temporairement écartés du gouvernement ce qui implique que Jean Chaintron ne bénéficie plus d'une protection politique au plus haut niveau du pouvoir central et c'est pendant cette période qu'il est placé hors des cadres de l'administration préfectorale. Par ailleurs, le préfet est souvent le « fusible du gouvernement 969» dans le
département. En cas de crise ou de difficultés politiques, le pouvoir central choisit parfois de le sacrifier pour que la paix revienne dans le territoire qu'il administrait. Il est alors probable qu'à la suite des différentes polémiques qui ont agité le département de la Haute-Vienne en 1946970, et dans lesquelles Jean Chaintron était directement impliqué, les socialistes au
gouvernement aient choisi d'organiser le départ du préfet pour permettre un retour au calme. Aucun ministre communiste ne peut plus s'opposer à une telle décision. On retrouve cette interprétation dans un courrier qu'envoie Jean-Richard Bloch971 à Jean Chaintron une journée
après sa mise hors-cadre : « Il y a longtemps sans doute que le mauvais coup mûrissait. (…) Au surplus, que va-t-il rester de ces petits coups de force une fois l'éventuel nouveau ministre en place ? 972». La décision du gouvernement de Léon Blum a sans doute été appuyée par les
socialistes de la Haute-Vienne qui attendent depuis plusieurs mois le départ de Jean Chaintron. Lorsque Adrien Tixier était ministre de l'Intérieur, il subissait déjà d'importantes pressions de la part des socialistes au Conseil général pour que soit mis fin aux fonctions de Jean Chaintron973. Le secrétaire fédéral de la SFIO, Jean Le Bail, sollicite le ministre pour
qu'il trouve des raisons administratives pour déplacer le préfet de la Haute-Vienne974. Jean Le
Bail récidive le 22 février 1946 dans un courrier envoyé au ministre de l'Intérieur qui est alors André Le Troquer. Il pointe la situation difficile créée par la présence de Jean Chaintron à la préfecture en énumérant des fautes administratives que le préfet aurait commise ainsi que
968. De Baecque François, « Sur la politisation des hauts fonctionnaires », L'administration française est-elle
en crise ?, Paris, L'Harmattan, 1992, p. 61
969. Olivier Laurent, « Préfet et gouvernement : entre subordination et capacité d'initiative. Une approche socio-historique », Le préfet, 1800-2000, Gouverneur, administrateur, animateur, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2000, p. 95
970. Voir supra, Chapitre 7, B)
971. Écrivain, membre du PCF et élu Conseiller de la République en 1946 jusqu'à sa mort en mars 1947 972. Archives privées de Jean Chaintron, lettre de Jean-Richard Bloch à Jean Chaintron, 9 janvier 1947 973. Chaudier Albert, Limoges, 1944-1947, capitale du maquis, Paris, Lavauzelle, 1980, p. 222
974. Plas Pascal, « 1944, Adrien Tixier et la Haute-Vienne », Adrien Tixier 1893-1946, l'héritage méconnu d'un