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Traces et tracés singularisants : plasticité des parties du corps

Dispositions du corps : plasticité et singularités individuelles

2) Traces et tracés singularisants : plasticité des parties du corps

Si Spinoza opère cette distinction entre la nature ou forme d’un corps et ses dispositions physiques, ce n’est pas forcément le cas de l’opinion : « un homme d’âge avancé » peut ne pas croire avoir été un nourrisson tant il croit sa nature différente de la leur, et seule la vue des nourrissons devenant des adultes peut l’en persuader1. La différence entre nature et disposition est parfois si délicate que Spinoza reconnaît lui-même, face au cas du poète espagnol ayant perdu une grande partie de sa mémoire qu’il aurait « bien du mal à dire qu’il est le même2 ». À l’égard de soi-même comme à l’égard d’autrui, la connaissance adéquate de notre identité ne semble pas aller de soi. Notre esprit a beau être l’idée de notre corps, il n’en a pas l’idée adéquate. Nous ignorons sa nature, et ne le connaissons qu’au travers des idées de ses affections, autrement dit de ses dispositions3. Nous savons ce qui nous arrive, mais quant à savoir qui est ce « nous » à qui il arrive quelque chose, c’est une autre affaire. En conséquence, si nous avons bien le sentiment d’être le même, ce ne peut être par

connaissance de soi, mais par conscience de notre état. Il faut donc que nous conservions des

traces de ce qui nous est arrivé, c’est-à-dire de notre passé.

1 E IV 39 sc.

2 Ibid. Il n’est « pas facile » [non facile] de dire qu’il est le même, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas le même. Nous reviendrons sur cette question dans la deuxième partie.

3 E II 19 et sq. L’esprit ne se connaît lui-même que par les idées qu’il a des affections du corps ; l’homme n’a donc conscience de soi qu’au travers de ses états (voir l’explication de la définition du désir d’E III).

Poser le problème de l’identité au niveau de la mémoire permet d’ajouter un nouvel argument à l’idée d’une plasticité du corps. En effet, la mémoire est d’abord, chez Spinoza, un phénomène corporel1. Aussi, perdre la mémoire, c’est en quelque sorte changer de corps, et toute la question de l’identité du poète espagnol est de savoir si c’est la forme du corps qui change, ou seulement sa disposition. Le poète se souvient bien de sa langue, mais c’est là ce qui fait de lui un espagnol, et il y en a d’autres ; ce qui fait sa singularité s’est effacé : il ne se souvient plus d’avoir été poète – et encore moins nourrisson ! Mais c’est là un cas limite. À chaque instant, une part de notre passé s’efface de notre mémoire, et de nouvelles expériences viennent enrichir notre vécu, sans pour autant que nous changions d’identité. C’est dire notre plasticité et notre aptitude à être affecté et à retenir les affections.

Le mécanisme de la mémoire repose sur le postulat 5 de la petite physique :

Quand une partie fluide du Corps humain est déterminée par un corps extérieur à venir souvent frapper contre une autre partie molle, elle change la surface de celle-ci, et y imprime comme des traces du corps extérieur qui la pousse2.

La distinction entre des parties fluides, molles et dures a été postulée juste avant ce texte3. Spinoza a précisé que ces parties, pour être dites telles, devaient être des individus composés. Si certains individus – disons un organe comme le cerveau – sont mous et s’ils peuvent changer tout en restant le même, c’est parce que la disposition de leur propres parties peut changer sans qu’eux-mêmes ne changent de nature individuelle. Certaines parties du corps sont donc elles-mêmes plastiques. Or, le changement de disposition d’une partie change aussi, du même coup, le corps de l’individu que compose cette partie (si mon cerveau ne cesse de changer, alors mon corps lui-même change). Il ne s’agit plus tant ici d’un changement de la disposition des parties dans l’espace du corps, que d’un changement de la disposition d’une partie qui affecte l’ensemble de ses interactions avec les autres4. Autrement dit, tandis que nous avons montré la plasticité du corps au niveau des changements qui affectaient la

1 E II 17 et 18.

2 E II post. 5 qui suit la proposition 13.

3 E II post. 2 qui suit la proposition 13. Dans L6 §19, Spinoza considère ces qualités comme des idées inadéquates, de pures apparences subjectives. C’est très certainement le rôle joué par la plasticité du corps dans le procès éthique qui a conduit Spinoza à modifier son point de vue sur cette question. Précisons cependant que ces qualités ne font que signaler des différences de nature mais ne sont rien en soi, elles sont purement relatives. Aussi, même si nous nous exprimerons comme si certaines parties étaient molles, d’autres fluides, etc., il faut l’entendre en un sens relatif. Voir à ce sujet L. Vinciguerra, Spinoza et le signe, le chapitre VIII. Voir aussi du même auteur « Pour une physique des traces. Spinoza avant Derrida », in Ch. Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy (dir.), La théorie spinoziste des rapports corps/esprit, Paris, Éditions Hermann, coll. Philosophie, 2009, p. 130-133.

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Il est probable qu’un tel changement, engendrant une nouvelle distribution des relations entre les parties, provoque leur réordonnancement global. L’achat d’un nouveau meuble entraîne toujours la réorganisation globale de la pièce, qui pourtant reste la même. De même, on connaît les phénomènes de compensation suite à la perte de la vue ou de l’ouïe, qui entraîne une réorganisation cérébrale sans qu’il y ait pourtant changement d’identité.

disposition relative des parties, il s’agit maintenant d’expliquer la plasticité du corps au niveau des changements qui affectent la disposition interne de certaines parties.

L’importance de ces parties molles ne doit pas être minorée. C’est à partir de la plasticité de ces parties que Spinoza explique la contraction d’habitudes et la formation de ce qu’il appelle l’ingenium, qui désigne une complexion particulière, une manière d’être singulière. Le postulat cité plus haut est convoqué directement par la démonstration du corollaire proposition 17 d’Éthique II afin de rendre compte du mécanisme de l’imagination, du souvenir, des hallucinations, des délires, mais aussi, très certainement, des obsessions, des tours de pensée et des travers propres à un individu, à une classe ou à un peuple. Le postulat 2 d’Éthique III réunira à son tour les acquis de ces deux textes, de façon à fournir les bases d’une physique des passions. Spinoza affirme dans ce postulat que le corps humain « peut pâtir de bien des changements et néanmoins retenir les impressions ou traces des objets, et par conséquent les mêmes images des choses ». La plasticité des parties du corps humain offerte par sa complexité et la diversité de ces parties le rend apte à être affecté de nombreuses manières et à retenir ces affections sans se transformer. Et en effet, on ne comprendra rien à la vie affective si on ne tient pas ensemble deux idées fondamentales : la vie affective des hommes est changeante et inconstante, nous ne cessons de subir des changements et d’être affectés par l’extériorité. Pour autant, chaque changement « laisse des traces », comme on dit, traces qu’il faut d’abord entendre au sens affectif et physique du terme. C’est ce qui fait que malgré les changements incessants, il est possible de repérer une certaine manière d’être constante et régulière qui forme l’ingenium de chacun. L’automate est labile ou plastique, mais il n’est pas friable. On aurait pu dire qu’il est « mou », mais cela ne concerne que certaines de ses parties. Notons que ce postulat 2 d’Éthique III n’est jamais mobilisé explicitement par la suite : il faut en conclure, soit qu’il est inutile, mais alors on ne voit pas bien pourquoi Spinoza l’aurait placé là (on se passerait volontiers de postulats dans un système géométrique) ; soit qu’il est nécessaire à l’intelligence de tout le livre III, voire au- delà.

Pour expliquer la formation de la mémoire, Spinoza insiste sur l’importance du temps de la répétition, ce qui suppose que l’individu soit plongé dans un milieu naturel et social relativement stable et constant. Si des corps extérieurs (entendons aussi des mots, et des images au sens usuel du terme) viennent régulièrement affecter notre corps par l’intermédiaire des parties fluides, certaines parties molles, susceptibles de recevoir et de conserver des traces, vont finir par imprimer, graver profondément l’impression des corps extérieurs. Le poète espagnol se souvient de sa langue : l’environnement socio-culturel nous affecte bien

plus durablement que nos créations poétiques les plus personnelles. Nous sommes ouverts à tous vents et ne cessons d’être affectés par l’extériorité qui, plus ou moins régulièrement, laisse des traces plus ou moins profondes dans notre être. Si le corps n’était composé que de parties fluides ou de parties dures, aucune trace du passé ne pourrait subsister sans impliquer une destruction de l’individu. Une permanence dans le changement et une rétention des expériences supposent l’existence de parties capables de rester elles-mêmes sans forcément garder la même disposition intrinsèque, de façon à ce que le rapport ou la forme du corps soit identique mais que les relations entre les parties puissent être affectées. Le plastique, c’est précisément cette matière qui autorise une multiplicité de changements sans changer de nature.

L’importance de ces parties molles est telle qu’elle peut donc expliquer à elle seule la formation de corps individués, non pas tant au niveau abstrait de la physique qu’au niveau concret du social et de l’histoire individuelle. Les multiples dispositions que peuvent prendre les individus composant les parties molles du corps humain rendent compte de la diversité humaine, individuelle, mais aussi sociale et culturelle. Car, comme le fait remarquer P.-F. Moreau à propos des traditions nationales :

L’individu n’est pas une marionnette soumise passivement aux influences externes qu’il subit à un moment donné ; il réagit en fonction des lois de la nature humaine, et sa biographie a déjà commencé à incurver ces lois générales dans un certain sens, en rendant certains cheminements plus aisés, donc certains aiguillages plus vraisemblables. Sa réaction aux impulsions des causes externes du moment dépend de sa biographie individuelle, mais aussi de la tradition nationale que l’éducation est venue importer dans l’individu1.

Cette « incurvation », ces « aiguillages » ou tracés, ces « frayages2 », qu’il faut entendre en un sens très matériel, rendent compte aussi des traditions familiales, des habitudes propres à chaque classe sociale, ou bien encore des coutumes religieuses et des manières d’être individuelles. C’est une certaine configuration des parties acquise au fil du temps qui imprimera une certaine orientation aux gestes et pensées des individus. Ainsi du prophète, dont la révélation varie « selon la disposition de son tempérament corporel et de son imagination [dispositio temperamenti corporis, imaginationis]3 ». On remarquera que la disposition du tempérament (la tendance à la colère, à la tristesse, à la joie, etc.) est référée à une disposition du corps, à prendre au sens propre du terme. C’est une certaine configuration

1

P.-F. Moreau, « Spinoza narrateur », in Cl. Cohen-Boulakia, P.-F. Moreau, M. Delbraccio (dir.), Lectures

contemporaines de Spinoza, op. cit., p. 282.

2 La notion de frayage est empruntée à L. Bove, La Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza,

op. cit., p. 137.

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des parties du corps qui l’engage à telle ou telle disposition comportementale. La lettre 17 à Balling confirme cette interprétation :

Les effets de l’imagination naissent de la constitution soit du corps, soit de l’âme. Pour éviter toute prolixité, je me contenterai ici de le prouver par la seule expérience. Nous savons par expérience que les fièvres et les autres maladies du corps sont des causes de délire, que ceux qui ont un sang épais n’imaginent que des rixes, des sévices, des meurtres et autres choses semblables.

Reste que cette idée d’une disposition du tempérament corporel, comme en témoignent les illustrations qui suivent le texte du Traité théologico-politique, n’autorise pas ici à parler d’une plasticité du corps relative à la disposition de ses parties. En effet, Spinoza semble ici davantage parler de caractères durables, voire peut-être innés, et non d’une configuration historique et plastique1. Cependant, « disposition » s’applique ici non seulement au tempérament du corps, mais aussi à l’imagination2. Or, qu’est-ce qu’une disposition de l’imagination ? C’est justement ce qui obéit à une certaine disposition du corps : « l’ordre que l’habitude a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des choses3. » Par exemple, Spinoza explique dans le Traité théologico-politique qu’un prophète de la campagne prophétise plutôt avec des images de bœufs et de vaches, tandis qu’un prophète soldat verra plutôt des généraux et des armées. On repense ici au paysan et au soldat d’Éthique II proposition 18 qui, voyant une trace de cheval sur le sol, pensent chacun à des choses radicalement différentes, la charrue et les champs d’un côté, un cavalier et la guerre de l’autre. Ces exemples montrent que la disposition de l’imagination dépend de la disposition des parties du corps qui crée comme des chemins privilégiés, des tracés qui déterminent l’enchaînement des images, conformément à une expérience inséparablement personnelle et sociale. C’est cette plasticité du corps qui explique qu’une sociologie de l’imagination soit possible. À chaque milieu social son corps et ses traces affectives, à chaque classe sociale son imaginaire. À la lettre, pour Spinoza, le social s’inscrit dans les corps.

1

H. Laux, dans Imagination et religion chez Spinoza. La potentia dans l’histoire, Vrin, 1993, p. 39, écrit à propos des dispositions du tempérament corporel et de l’imagination TTP II-7 : « Dans cette classification, les deux facteurs ont en commun leur insistance sur le corps, lieu d’émergence de la situation personnelle ou sociale du prophète. Le premier indique un état momentané du corps, affecté par la colère (le plus souvent) ou par la joie, c’est-à-dire par une passion individuelle liée à une disposition du prophète, soit habituelle, soit occasionnelle. Le deuxième indique le corps dans sa position sociale, c’est-à-dire un état durable qui s’accompagne des modes d’expression correspondants, en l’occurrence ceux de l’homme de cour ou ceux du campagnard. » D’après les exemples qu’il donne, quand il parle de tempéraments, Spinoza semble plutôt songer à des caractères très profondément ancrés dans les corps, chaque prophète semblant n’être apte qu’à une certaine coloration affective de prophéties.

2 Quand Spinoza aborde, dans ce passage du TTP, les variations entre les prophéties selon la disposition de l’imagination, les traducteurs (J. Lagrée et P.-F. Moreau) ne traduisent pas dispositio.

3

Il existe une différence entre les deux références aux soldats et paysans : dans le cas des paysans et soldats prophètes du Traité théologico-politique, il s’agit moins d’une liaison d’affections qui fait qu’à partir d’un signe présent, on imagine autre chose habituellement lié à lui, que d’une hallucination ou d’une rêverie, comme il l’explique dans la démonstration du corollaire de la proposition 17 d’Éthique II. Le « mouvement spontané » des parties fluides rencontre les parties molles sur lesquelles elles ont imprimé des traces par le passé ; ces parties se trouvent alors réfléchies de la même manière et affectent le corps comme si l’objet était présent, ce qui conduit l’esprit à imaginer la chose comme présente. Quand il s’agit de distinguer les prophéties dont les paroles et figures étaient extérieures des prophéties purement imaginaires, Spinoza explique ces dernières par le fait que « l’imagination du prophète était disposée [disponere], même en état de veille, de façon qu’il lui parut clairement entendre des paroles ou voir quelque chose1 ». En fait, la plupart des prophètes prophétisent pendant leur sommeil, les sollicitations extérieures de la vie éveillée étant moindres. Le mouvement spontané des parties fluides est moins affecté par les causes extérieures, ce qui autorise le réveil d’images et leur insistance dans l’esprit2. Il n’en reste pas moins vrai que certains, à l’imagination vive comme Samuel, imaginent des choses en plein jour, sous l’effet conjugué de la force de la coutume, qui a imprimé des traces importantes dans les parties molles, et d’un mouvement spontané des parties fluides. Samuel prétend ainsi avoir entendu parler Dieu, qui avait cependant la voix d’Héli, Héli le grand prêtre qu’il « entendait tous les jours, et dont il pouvait donc assez facilement former l’image. » Certainement Samuel est-il un cas exceptionnel, lui qui peut ainsi à proprement parler « rêver les yeux ouverts », mais il révèle à quel point la coutume façonne les corps autant qu’elle façonne les esprits et leur imaginaire, jusque dans leurs hallucinations prophétiques.

La disposition des parties dans l’espace corporel détermine un ensemble de frayages qui expliquent le réveil spontané (le prophète) ou immédiat et rapide (le Romain d’Éthique II 18 sc.) de certaines images. La plasticité des corps produit un modelage de l’imaginaire. Même le philosophe pense et définit selon les « dispositions de son propre corps ». Si tous partagent la même limitation de l’aptitude à imaginer les corps extérieurs distinctement et ont par conséquent tous tendance à inventer des fictions conceptuelles comme l’« Étant » ou la « Chose », chacun a sa propre « manière » d’imaginer les universaux, « en fonction de la chose qui a plus souvent affecté le Corps3 ». L’habitude, la répétition fréquente d’une même

1 TTP I-7.

2 TTP I-9. Voir aussi E III déf. 32 expl., et la lettre 17 à Balling. Nous y reviendrons plus bas. 3

impression (à prendre aux deux sens du terme, propre et figuré) induit chez le philosophe un travers, un chemin de traverse, une certaine inclinaison ou un certain penchant qui le conduit à forger des notions universelles d’une façon singulière et privilégiée, autrement dit des « images universelles des choses ». Selon qu’on a été dans le passé plus affecté par le rire, la bipédie ou la rationalité, on définira spontanément l’homme par le rire, la bipédie ou la rationalité. Les plus grandes controverses entre les philosophes qui, trop souvent, croient concevoir alors qu’ils imaginent, ont pour origine la plasticité du corps et la variété de ses dispositions possibles.

3) Manières singulières de sentir et d’opiner selon les dispositions