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Dispositions du corps et aptitudes

Introduction

Le concept de « disposition » souffre d’être trop souvent considéré comme un terme générique regroupant des notions aussi diverses que « capacité », « aptitude », « pouvoir », « savoir-faire », « tendance », « inclination », « potentialité ». Emmanuel Bourdieu prévient, dans l’introduction de son ouvrage Savoir faire. Contribution à une théorie dispositionnelle

de l’action :

Nous partirons de la définition provisoire suivante : avoir une disposition, c’est être enclin à agir régulièrement de telle ou telle manière, dans telles ou telles circonstances. On peut se demander pourquoi, néanmoins, nous n’avons pas utilisé un mot du langage courant, tel que, précisément, « aptitude », « tendance », « capacité » ou même « habitude ». C’est simplement qu’il nous a semblé que, dans son usage savant, le mot « disposition » était, parmi tous les mots de la même famille, celui dont l’extension était la plus grande1.

Bruno Gnassounou et Max Kistler annoncent quant à eux, dès la première note du premier chapitre de l’ouvrage collectif qu’ils dirigent sur les dispositions : « Nous utiliserons ici indifféremment les termes de “pouvoirs”, “dispositions” ou “capacités”2. » On peut lire aussi dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, à l’entrée « Dispositions », cette étrange remarque méthodologique qui, pour éviter la confusion, propose d’identifier sous une même catégorie générale des concepts différents :

De nombreux termes ont été utilisés pour décrire ce que nous voulons dire par dispositions : « pouvoir » (terme de Locke), « puissance » (terme d’Aristote), « aptitude », « force », « capabilité », « tendance », « potentialité », « propension », « capacité », etc. En un sens très général, ils signifient une disposition, ou quelque chose qui s’en rapproche. Pour éviter la confusion, cependant, nous nous en tiendrons au terme « disposition »3.

Tant en philosophie des sciences qu’en philosophie de l’action, l’idée d’un possible ou d’un virtuel non actuel est censée constituer l’intension du concept et rendre compte de son

1 E. Bourdieu, Savoir faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action, op. cit., p. 8-9. 2

B. Gnassounou et M. Kistler, « Brève histoire des pouvoirs et dispositions », in B. Gnassounou et M. Kistler (dir.), Causes, pouvoirs, dispositions en philosophie. Le retour des vertus dormitives, Paris, PUF, séries « Les rencontres de Normal’Sup », 2005.

3 « Many terms have been used to describe what we mean by dispositions: ‘power’ (Locke's term), ‘dunamis’ (Aristotle's term), ‘ability’, ‘potency’, ‘capability’, ‘tendency’, ‘potentiality’, ‘proclivity’, ‘capacity’, and so forth. In a very general sense, they mean disposition, or otherwise something close by. To avoid confusion, however, we will stick to the term ‘disposition’. » S. Choi et M. Fara, « Dispositions », The Stanford Encycloped

ia of Philosophy, E.N. Zalta (éd.), été 2012, URL : http://plato.stanford.edu/archives/spr2012/entries/dispositions

./ Nous traduisons. On notera quelques efforts de distinction, par exemple chez Ryle qui, nous le verrons plus loin, propose de faire une différence entre capacité et tendance. Voir aussi N. Cartwright, « D’où viennent les lois de la nature ? », in Ch. Chauviré et A. Ogien (dir.), La régularité. Habitude, disposition et savoir-faire dans

l’explication de l’action, op. cit., p. 86-89, qui distingue « capacité » et « disposition » ou « pouvoir », dans des

extension. Une disposition serait, au sens le plus général du terme, une capacité latente qui pourrait se réaliser ou est en passe de se manifester, voire qui a tendance à s’actualiser. On pourrait ainsi dire d’un verre, exemple classique de la philosophie qui s’intéresse aux dispositions, qu’il a une disposition à se briser, au sens où, si les circonstances y sont favorables, il se brisera : il en a la capacité ou le pouvoir. Mais le concept renvoyant tout autant, et de façon confuse, à des inclinations ou à des propensions, faudrait-il dire alors qu’il a tendance ou qu’il incline à se briser, ou, comme le laisse entendre l’expression populaire, qu’« il penche du côté où il veut tomber » ? Certains philosophes des sciences physiques n’hésitent pas à parler de dispositions dans le sens de propensions, donc de tendances, à propos d’objets inanimés. S’il ne s’agit pas là d’un anthropomorphisme grossier mais d’une simple manière de parler, c’est que le concept est utilisé pour signifier une probabilité statistique virtuelle, et non un désir, un effort qui incline à se réaliser. Néanmoins, un certain usage non probabiliste mais réaliste du terme pris dans cette acception est parfois préconisé en physique. La disposition ne désigne plus seulement une capacité en attente d’actualisation, encore moins une configuration matérielle qui détermine une probabilité statistique : elle signifie au contraire une propension dont on affirme la réalité virtuelle. Plus qu’un possible en attente de réalisation, le concept de disposition semble signifier une virtualité, une tendance en passe de se réaliser, comme c’est le cas dans l’extrait ci-dessous :

La position et la vitesse doivent à présent être rattachées non à des propriétés spatiales ou à des formes actuelles, mais à des propensions […] La mécanique quantique emploie des dispositions du type « propension », car ce type de disposition manifeste ses effets de façon probabiliste […] Si donc nous nous demandons à quoi doit ressembler le monde pour que la mécanique quantique le décrive correctement, nous sommes conduits à affirmer l’existence de propensions réelles. On pense parfois qu’il est possible de réduire les expressions en termes propensionnels à des expressions en termes de probabilité conditionnelle etc., mais [on a montré que cela n’était pas possible]. Dans la théorie quantique des champs (une forme plus complète de la physique quantique), c’est jusqu’à l’existence des objets qui est une propriété dispositionnelle, laquelle peut ou non se manifester, comme par exemple, des paires de particules et d’antiparticules peuvent ou non se former. […] La notion [de disposition] a des chances d’être fondamentale pour une analyse réaliste et non paradoxale de la physique quantique ; aussi importe-t-il de résister à certaines interprétations de la physique et du monde physique qui rendent impossibles les dispositions1.

Deux sens du mot « disposition » apparaissent donc, et la confusion règne quant à la valeur statique ou dynamique qu’il faut lui donner : tantôt capacité abstraite qui dessine un ensemble de possibles, tantôt inclination ou tendance virtuelle, la distinction n’est pas

1

I. J. Thomson, « Real Dispositions in the Physical World », British Journal for the Philosophy of Science, 39-1, Janvier-Mars 1988, 76-77, cité par Cl. Tiercelin dans « Le réalisme des universaux », Colloque de l’université de Caen (28 février-2 mars 2001) : Sur la réalité des propriétés dispositionnelles. Traduction de Cl. Tiercelin légèrement modifiée.

toujours clairement établie. Si l’intérêt de ce terme peut résider dans cette équivocité1, encore ne faut-il pas, nous semble-t-il, jouer de cette équivocité en donnant une signification trop indéterminée au concept. Ainsi, que veut-on dire précisément quand on dit d’un verre qu’il aurait une disposition à se briser ? Veut-on dire que, si certaines conditions sont réunies, il se brisera ? Veut-on dire qu’il a une fâcheuse tendance à se casser, qu’il a un penchant à se briser ? En réalité, on comprend bien que sa « disposition » au sens de tendance n’est qu’une façon de parler et s’explique, d’un point de vue objectif, par sa position spatiale : c’est parce qu’il est penché qu’il a tendance à se briser. Littéralement et au présent, il ne tient pas debout, d’ailleurs on en a cassé plein, sa position dans l’espace est instable. On ne peut pas dire, à la lettre, qu’il soit disposé à se briser et qu’il y incline virtuellement. Mais il y a un sens à dire qu’il est disposé de telle façon qu’il y a des chances qu’il se brise : sa disposition dans l’espace dessine un certain champ d’effets possibles.

Il est toutefois assez curieux de remarquer que la littérature sur le sujet des dispositions n’insiste jamais, voire annule et nie activement la connotation spatiale du mot, pourtant la plus évidente. On peut s’étonner par exemple qu’un philosophe qui se réclame de la tradition de la philosophie du langage ordinaire exclue d’emblée tous les sens les plus courants du terme, y compris et au premier chef celui de configuration spatiale :

Précisons qu’il ne sera, ici, question que du concept « savant » de disposition, qui n’a pas d’équivalent dans l’usage ordinaire du mot. Nous excluons donc, d’emblée, tous les emplois courants qu’on peut faire [de ce mot, notamment quand il s’agit de] désigner la manière dont des objets sont répartis dans l’espace (la disposition des chaises autour de la table) […]2. Le concept de disposition se trouve ainsi opposé à celui de base ou d’état catégorique, qui désigne une configuration ou une propriété actuelle. Le champ sémantique du mot « disposition » dans la philosophie est ainsi déconnecté du sens commun et ordinaire, si bien qu’un penseur comme Quine en vient à contester la réalité des dispositions et la vérité objective des termes dispositionnels au nom d’un matérialisme qui expliquerait les propriétés des choses à partir des configurations de la matière, autrement dit de la disposition de ses parties :

Chaque disposition, à mon sens, est un état ou un mécanisme physique. Le nom d’une disposition spécifique, comme par exemple la solubilité dans l’eau, mérite sa place dans le vocabulaire de la théorie scientifique comme nom d’un état ou d’un mécanisme particulier.

1 Signalons que cette équivocité se retrouve dans le concept de virtualité lui-même : son étymologie (« virtualité » vient de « vertu ») lui confère à la fois le sens de capacité et de force, permettant ainsi de tenir ensemble la dimension abstraite du possible non réalisé et la dimension dynamique d’un principe d’actualisation qui gouverne le mouvement du réel en train de se faire.

2 E. Bourdieu, Savoir-faire, op. cit., p. 8. L’auteur se réclame notamment de Strawson p. 11-12. Sont évacués, en plus du sens spatialisant, l’idée d’état d’esprit à l’égard d’une personne (« être bien disposé »), celle d’être à disposition de quelqu’un, et enfin celle de planification de l’avenir (« prendre ses dispositions »).

Dans certains cas, comme dans le cas aujourd’hui de la solubilité dans l’eau, nous comprenons les détails physiques et sommes capables de les présenter explicitement en termes de l’arrangement et de l’interaction de petits corps. Une telle formulation, une fois achevée, peut même dès lors prendre la place du vieux terme dispositionnel, ou s’entendre comme sa nouvelle définition1.

Ce que Quine appelle ici « vieux terme dispositionnel », c’est l’ensemble de ces mots indiquant une virtualité ou un possible non actuel : une capacité, un pouvoir ou une tendance. Mais le mot disposition indique pourtant ce qu’il appelle un « arrangement » de « petits corps », une certaine position des parties dans un espace. La disposition des tables et des chaises dans une pièce, avant de déterminer un champ d’actions possibles, désigne un arrangement, une structure, un agencement. Rien de plus actuel, en ce sens, qu’une disposition. Il est donc étrange de nier la base catégorique des dispositions pour en affirmer l’irréductibilité2, tout autant que de nier l’existence des dispositions au nom d’un positivisme, d’un réductionnisme ou d’un éliminativisme.

Dans l’idée de disposition, il y a bien d’abord l’idée de positions différentielles de parties agencées dans l’espace d’une certaine manière. Plus largement, parler de disposition

1 Quine, The roots of reference, La Salle, Open Court Publishing Company, coll. The Paul Carus lectures, 1990, p. 10. Cité et traduit par Cl. Tiercelin, art.cit. Voir aussi « Mind and verbal dispositions », in S. Guttenplan, ed.

Mind and Language, New York, Oxford University Press, 1975, p. 92-94 : « A disposition is in my view simply

a physical trait, a configuration or mechanism […] The dispositional way of specifying physical traits is as frequent and as useful as it is because we are so often not prepared, as we now happen to be in the case of [ex.

gr.] solubility, to specify the intended physical trait in other than the dispositional style. The dispositional way of

specifyin physical traits is indeed pretty generally the way of specifying them, except at high levels of scientific theory. […] Disposition to behaviour, then, are physiological states or traits or mechanisms. In citing them dispositionally we are singling them out by behavioural symptoms, behavioural tests. Usually, we are in no position to detail them in physiological terms, but in this there is no anomaly ; we also commonly specify ailments par accidens, citing gross signs and symptoms and knowing no physiological details. » Tiercelin cite aussi D. M. Armstrong, « Dispositions are Causes », Analysis 30, 1969, p. 138-140 : « […] il est impossible que le monde contienne quoi que ce soit d’autre et de plus que ce qui est actuel car il n’y a pas d’intermédiaire entre l’existence et la non existence. » Un ouvrage permet de bien comprendre les enjeux et les termes du débat autour des dispositions : D. M Armstrong, C.B. Martin, U.T. Place, Dispositions. A debate, avec une introduction intéressante de T. Crane, qui est aussi l’éditeur de l’ouvrage avec J. Wolff, Londres, International library of philosophy, 1996.

2

En plus de Thomson cité ci-dessus, citons B. Ellis, qui défend une conception anti réductionniste des dispositions. Certes, comme le remarque très justement V. Viljanen dans Spinoza’s geometry of power, l’idée spinoziste selon laquelle, de la nature d’une chose, il suit causalement un ensemble déterminé de manières d’être, rejoint l’essentialisme dispositionnel de B. Ellis ou bien encore de R. Harré. Voir V. Viljanen, Spinoza’s

geometry of power, Cambridge University Press, 2011, p. 52. Cl. Tiercelin explique ainsi que, selon

l’essentialisme dispositionnaliste, « des choses de telle ou telle espèce sont disposées à se comporter de telle ou telle espèce de manière, du seul fait qu’elles sont des choses de telle ou telle espèce. Leur identité comme membres de ces espèces dépend de ce qu’elles sont ainsi disposées à agir. » Il en résulte que les lois de la nature sont absolument nécessaires. Les capacités des choses, leurs propensions et leurs pouvoirs causaux sont des propriétés essentielles. En conséquence, « Il doit être impossible pour des choses, constituées comme elles le sont, de se comporter autrement qu’en accord avec les lois de la nature. Même Dieu […] ne pourrait faire en sorte qu’elles se comportent autrement qu’en accord avec les lois de la nature. » Cl. Tiercelin, « Dispositions et essences », in B. Gnassounou et M. Kistler (dir.), Les dispositions en philosophie et en sciences, CNRS éditions, 2006. Pour autant, il serait exagéré de parler de spinozisme, étant donné qu’Ellis maintient une conception virtualiste des dispositions, qui sont réelles mais non actuelles et sont indépendantes d’une quelconque base catégorique.

renvoie, dans le langage courant, à un état actuel. Même dans son sens figuré de planification, lorsqu’il s’agit de « prendre nos dispositions », le mot désigne la spatialisation en acte de l’avenir dans le présent pour en conjurer la virtualité ou la contingence. En ce sens, rien de plus actuel qu’une disposition. Et peut-être serait-ce cette disposition des parties qui expliquerait l’aptitude et l’inclination à agir d’une certaine manière déterminée. N’est-ce pas d’ailleurs en ce sens que le sens commun utilise ce mot quand il dit d’une personne qu’elle est « bien disposée à notre égard » ? N’est-ce pas signifier tout ensemble ce complexe de manières d’être corporelles (sourire, entrain pour nous accueillir, « bonne tête ») et de tendance prête à s’accomplir ?

Il n’est pas interdit de reprendre à nouveau frais l’analyse de ce qu’est une « disposition » et d’affirmer un sens pleinement actualiste à ce terme, plus conforme au sens courant. D’autant plus que la philosophie spinoziste dans laquelle nous inscrivons notre travail confirme cette décision lexicale et conceptuelle : elle conduit à refuser de parler en termes de « capacités » en puissance, mais certainement pas à renoncer à parler en terme de « dispositions ». Le texte même de l’Éthique use de ce mot pour désigner à la fois un arrangement des parties pleinement actuel et une certaine orientation de l’effort ou conatus, fidèle ainsi à la double connotation du mot : position de parties et tendance ou inclination. C’est donc aussi l’occasion de préciser le lien entre le sens actualiste, statique du concept, et son sens dynamique1. Une acception des dispositions dans un cadre métaphysique spinoziste conduit non seulement à refuser d’accorder une quelconque réalité à des virtualités ou des possibles dessinés par des capacités, mais aussi à affirmer le lien nécessaire et déterminé entre une disposition de la chose et ses dispositions à opérer d’une certaine manière déterminée. Autrement dit, et paradoxalement, il s’agit grâce à ce concept d’évacuer toute référence au possible ou au virtuel dans l’ontologie de l’action au nom d’un actualisme radical, ce qui passe par sa distinction d’avec les concepts de capacité, pouvoir, faculté et peut-être même celui d’aptitude, qui relèvent quant à eux de fictions de l’imagination.

Mais un avantage supplémentaire est conféré par l’usage spinoziste de ce mot dans une théorie de l’action : une disposition de parties désigne une relation et non pas une substance. Tandis que celle-ci est censée demeurer toujours une et la même en-deçà des changements, la disposition est ouverte aux modifications : les parties et leurs rapports peuvent changer. C’est par cette idée de disposition que Spinoza pense la plasticité du corps, dont le corps humain est certainement l’exemple le plus frappant. Les configurations et le

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réseau des parties étant modifiables dans une certaine mesure, c’est toute la diversité des individus et des sociétés qui peut être rapportée à cette idée fondamentale selon laquelle le corps peut recevoir différentes dispositions tout en restant le même. Conçues de manière spinoziste, les dispositions permettent ainsi de rendre compte des traits de comportement qui font la complexion propre et singulière d’un individu et d’un peuple, tout en faisant signe vers une extrême labilité des agents. Ce sera alors l’occasion d’évaluer la pertinence du concept d’habitus entendu, chez Aristote comme chez Bourdieu, comme disposition durable.

Chapitre I