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Manières singulières de sentir et d’opiner selon les dispositions corporelles

Dispositions du corps : plasticité et singularités individuelles

3) Manières singulières de sentir et d’opiner selon les dispositions corporelles

C’est en fait un lieu commun au 17ème que de convoquer le concept de disposition pour expliquer la diversité et la relativité des jugements. La plasticité des dispositions corporelles permet de rendre compte de la variété individuelle et culturelle. Dans la Lettre à Chanut du 6 Juin 1647, Descartes explique ainsi son intérêt pour les femmes louches en terme de « disposition » : la jeune fille un peu louche imprime un pli dans la matière cérébrale de M. René Descartes et y produit une nouvelle disposition de son cerveau, dont dérive une disposition non seulement à se replier de la même façon, mais à privilégier les traits marquants un lien de ressemblance avec les traces du passé1. L’intérêt singulier que Descartes porte aux femmes affectées de strabisme s’explique ainsi par la disposition de son corps. Malebranche réfère lui aussi les travers singuliers de l’imagination et de l’habitude à la disposition des fibres du cerveau et à leur plasticité, fibres qui forment des plis sous l’effet du temps, de l’air et du sang2. Signalons enfin le quatrième traité des Essais de morale de Pierre Nicole, intitulé Le prisme, ou Que les différentes dispositions font juger différemment des

mêmes objets3. Le prisme y désigne d’abord de façon non métaphorique ce qui diffracte la lumière, et qui n’est pas l’objet du même intérêt selon qu’on est philosophe, homme du monde ou enfant : occasion de science pour le philosophe, il est un objet fort commun pour l’orgueilleux qui s’en moque, tandis que, faisant voir de très jolies couleurs, l’enfant s’en émerveille et s’en amuse. Pour finir, le prisme devient la métaphore de la foi : si on le

1 Descartes, Lettre à Chanut du 6 juin 1647, AT V p. 56-57. Le texte de référence pour cette théorie de la mémoire comme ensemble de dispositions cérébrales, plis et traces laissés par le passage d’esprits animaux, se trouve dans le Traité de l’homme, AT XI 177-179.

2

Malebranche, De la recherche de la vérité, in Œuvres, vol. I, Gallimard, Pléiade, 1979, respectivement p. 167 et 150.

3 Traité qu’on trouvera dans Œuvres morales, éd. établie par Th. Barrier, Paris, Manucius, coll. Le Philosophe, 2015.

renverse, le monde extérieur nous apparaît inversé, la foi nous fait voir les grandeurs du monde comme des bassesses et des vanités, et l’humilité comme une grandeur morale. C’est donc au fond le cœur qui est le prisme : le sentiment (la foi, la concupiscence) altère notre vision du monde, et par exemple notre rapport à l’objet qu’est un prisme. C’est en ce sens que, comme le titre du traité l’indique, « les différentes dispositions font juger différemment des mêmes objets ».

Le concept de disposition est donc communément utilisé de façon à rendre compte de la diversité des opinions. En ce sens, l’usage qu’en fait Spinoza, dans l’appendice du De Deo notamment, est au plus près de celui qu’on trouve dans la tradition sceptique. Pour rendre compte de la relativité et de la variation des jugements selon les différentes manières d’être des individus, Sextus Empiricus a en effet souvent recours à la notion de diathesis :

[…] si parce que le fou ou l’homme qui dort est considéré comme étant dans une certaine disposition [diatheisis], il n’est pas un juge fiable de ce qui lui apparaît, alors puisque l’homme normal ou l’homme éveillé eux aussi se trouvent dans une certaine disposition [diathesis], eux non plus ne seront pas crédibles en ce qui concerne la capacité de discernement de ce qui leur arrive1.

L’affection que l’on subit est en même temps et de façon absolument nécessaire subie

d’une certaine manière, non seulement en raison de notre appartenance au genre humain,

mais aussi selon des variations individuelles et culturelles. C’est ainsi que le deuxième mode de suspension du jugement qu’expose Sextus fait référence à l’« idiosyncrasie » individuelle2, et que le quatrième mode se réfère aux « circonstances [peristasis] », que Sextus identifie expressément aux « dispositions [diathesis]3 ». Les « circonstances » désignent des états transitoires du corps et de l’esprit comme la veille, le sommeil, l’ivresse, la sobriété, l’âge, mais aussi des affects et des maladies4. Ces états modifient les données sensibles de telle sorte

1 Sextus Empiricus, Contre les logiciens, in Sextus Empiricus, Sexti Empirici Opera, Herman Mutschmann (éd.), vol. II : Adversus Dogmaticos Libros Quinque (Adv. Mathem. VII-XI continens), Leipzig, Teubner, 1984, AM VII-VIII, I, 63. Traduction personnelle de Stéphane Marchand.

2 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, trad. P. Pellegrin, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1997, I, 14, 79-80. En réalité, Sextus cite dans ce passage les dix tropes d’Énésidème.

3

Ibid., 100 et sq.

4 Sextus fait référence à la théorie des humeurs dans les Esquisses Pyrrhoniennes, op. cit., I, 14, 80 et 100. Le concept de diathèse hante l’histoire de la médecine : « L’histoire du mot diathesis est un chapitre dans la lutte éternelle qui oppose localisme et généralisme […], l’approche ontologique qui voit la maladie, et l’approche individuelle qui voit le patient. » E. H. Ackerknecht, « Diathesis: The Word and the Concept in Medical History », Bulletin of the History of Medicine, Automne 1982, vol. 56, n° 3, p. 325. Nous traduisons. Son rôle tend à disparaître aujourd’hui de la pratique médicale, même si les dictionnaires médicaux la mentionnent encore : la désaffection dont elle fait l’objet est d’abord due au fait que ce qu’on désignait jadis comme étant de l’ordre dispositionnel (la diathèse, c’est en quelque sorte le terrain individuel, la prédisposition à certaines pathologies) s’est vu assigner des causes locales et identifiables. Ce terme, dont le sens reste assez équivoque (cette équivocité est bien mise en avant dans l’article cité ci-dessus), est assez proche, en médecine humorale, de ceux de constitution (katastasis en grec) et de tempérament (krasis). Quoi qu’il en soit, dans le contexte médical,

qu’il est impossible de discriminer ce qui relève de l’objectif de ce qui relève de la subjectivité, tant le rôle des humeurs est crucial dans la formation des impressions. Chez Spinoza comme chez Sextus, on ne voit donc jamais un corps, ni même un reliquat de corps, mais un effet de ce corps en nous, dont on garde ensuite une trace. Cet effet puis cette trace sont forcément dépendants au plus haut point de la matière réceptrice, du sujet et de sa relation à l’objet. C’est en ce sens que l’idée qu’a Paul de Pierre par le biais de la sensation « indique plutôt l’état [constitutio] du Corps de Paul que la nature de Pierre […]1 ».

C’est la raison pour laquelle Spinoza comme Sextus expliquent les différences de sensation en insistant moins sur les facteurs physiques extérieurs – comme ont davantage tendance à le faire les épicuriens2 – que sur les variations corporelles et affectives. On ne sent jamais la chose en tant que telle, mais toujours son effet sur nous. Les nombreux exemples qu’énumère Spinoza entrent ainsi en écho avec ceux de Sextus3. La proposition spinoziste selon laquelle « Des hommes différents peuvent être affectés par un seul et même objet de manière différente, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents4 », qui, rationalisme oblige, conserve la référence à une objectivité connaissable par la raison, trouve ainsi son exact pendant sceptique dans les

Esquisses pyrrhoniennes :

[…] puisqu’il y a une telle irrégularité aussi selon les dispositions [diathesis], et que les humains sont différents par leurs dispositions [diathesis] à divers moments, il est sans doute facile de dire ce que chaque objet réel paraît être à chacun, mais pas du tout ce qu’il est, puisque l’irrégularité empêche la décision5.

Les dispositions variées que peut recevoir un seul et même corps expliquent la variété des manières de sentir et d’opiner, tant par référence à des facteurs biologiques et individuels que culturels et sociaux. Précisons néanmoins que l’usage du concept pour expliquer la relativité des jugements, commun chez Spinoza et Sextus, sert une finalité opposée chez les deux penseurs : tandis que le second use de ces arguments pour parvenir à la suspension du jugement, le premier en use pour expliquer comment naissent les préjugés et controverses – les hommes jugent d’après leur imagination et non d’après leur raison –, et pourquoi certains,

la diathèse ne désigne pas une capacité virtuelle, mais un état du corps, une manière singulière et actuelle d’être

affecté, de réagir à certains facteurs. 1 E II 17 sc.

2

Voir l’exemple de la tour carrée que donne Lucrèce, De la nature, trad., introduction et notes de J. Kany- Turpin, Paris, Garnier Flammarion, édition bilingue, 1998, IV, 353-363.

3

Citons par exemple la différente appréciation d’un même aliment selon l’état de satiété ou de faim, qu’on trouve dans Esquisses pyrrhoniennes, op. cit., I-14 109 et dans E III 59 sc.

4 E III 51. 5

las de ces controverses et ignorants de l’aptitude de la raison et de l’intellect à produire du vrai, en sont venus à suspendre leur jugement1.