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L’ingenium et les dispositions durables

Peut-on parler de dispositions durables ?

2) L’ingenium et les dispositions durables

Les variations affectives n’interdisent donc pas de parler d’aptitude. Mais elles n’interdisent pas davantage de parler de certains traits de caractère et certaines régularités de comportements individuels ou collectifs dans les pratiques, phénomènes auxquels Spinoza est extrêmement attentif. Le concept le plus souvent mobilisé pour désigner ces manières d’être régulières propres à des individus comme à des peuples est celui d’ingenium1, traduit par « complexion » ou « tempérament2 », mais qu’on pourrait peut-être aussi rendre par « idiosyncrasie », de façon à insister sur le caractère essentiellement affectif de l’ingenium, sur la singularité de cette manière d’être affecté, et sur la dimension relationnelle du concept, puisque l’ingenium est une façon d’être affecté par les circonstances extérieures et de les affecter en retour. Ce que le concept d’ingenium permet, c’est d’éviter l’abstraction philosophique qui menace le modèle déductif pour rejoindre dans l’expérience la manière concrète, diverse mais relativement récurrente dont les hommes enchaînent les affections du dehors avec des pensées et des actions. Ainsi, le concept d’ingenium est censé désigner des traits de caractère durables, invétérés, propres à des peuples ou à des individus réels (par exemple le peuple juif dans le Traité théologico-politique) ou typiques (par exemple le passionné obsessionnel ou le sage).

Mais sa fonction ne s’arrête pas là. La notion d’aptitude, nous l’avons vu, désigne ce qui est de l’ordre du possible relativement à l’état présent et à la nature de l’individu. Les aptitudes doivent être constamment recréées par des sollicitations extérieures3. La notion de disposition du corps ou de l’esprit est quant à elle réservée pour indiquer le soubassement complexe dont les agencements peuvent expliquer la variation des états. Ces deux concepts marquent donc l’extrême changement auquel est soumis ou peut être soumis l’individu sous les assauts de l’extériorité ou sous les réarrangements affectifs auquel le cheminement éthique

1 Nous renvoyons, pour une discussion plus complète des sources et du statut du concept chez Spinoza, à P.-F. Moreau, dans Spinoza. L’expérience et l’éternité, op. cit., p. 395 à 404. Sur l’influence qu’a pu avoir la littérature baroque, et notamment Gracián, sur la conception et la fonction de la notion spinoziste d’ingenium, voir Saverio Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, Paris, Éditions Kimé, 2001, p. 222-227. 2

Pautrat traduit ce terme par tempérament, Appuhn par complexion. La traduction par le mot « naturel » (Caillois), comme on dit d’un individu qu’il a un « naturel colérique » par exemple, nous semble difficilement tenable, le « naturel » étant chez Spinoza largement déterminé par le culturel et le social.

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nous convie. Le concept d’ingenium permet à l’inverse de désigner une manière d’être durable et invétérée d’un individu ou d’un peuple, leur assurant ainsi une certaine densité historique et biographique1 par-delà la variation constante des dispositions. Il faut en effet prendre en compte, dans une description de la pratique, le fait que certaines dispositions reviennent de façon récurrente, ce qu’une théorie du milieu ne peut suffire à faire – une même cause extérieure pouvant affecter différemment deux individus ou deux peuples selon les frayages qui se sont déjà constitués en eux. Pour désigner cette densité des individus et des peuples, il faut un concept capable d’assurer l’unification dans la durée des différentes dispositions des agents. Enfin, les deux notions d’aptitude et de disposition renvoient à des manières d’être relatives à un domaine d’action ou de pensée spécifique : on est apte à marcher, apte à parler, disposé à imiter, à lier pomum à l’image de fruit, etc. Spinoza a besoin d’un concept qui puisse saisir de façon plus globale l’allure ou le style de vie des individus par-delà la diversité de leurs expériences et de leurs manières d’être particulières. Autrement dit, la permanence d’une forme individuelle et la variation des états doivent être ressaisies dans leur allure concrète et expérientielle. Les variations restent le plus souvent limitées et récurrentes (durabilité de l’ingenium) et dessinent un style de vie individuel concret doué d’une certaine cohérence (unité de l’ingenium). L’inconstance des hommes est grande, mais cette inconstance obéit à une certaine logique de l’imagination et des affects.

Ainsi, l’ingenium d’Oldenburg, par exemple, ne peut être saisi qu’à la lecture de l’ensemble de sa correspondance. Pour en rester à celle qu’il a eue avec Spinoza, ses dispositions lors de la correspondance de 1661 semblent dessiner un homme tout entier acquis aux conquêtes de la nouvelle philosophie – témoin son investissement dans les sciences modernes et ses efforts sincères de comprendre la philosophie spinoziste encore en construction à l’époque. Lors des échanges de 1665 où Spinoza lui apprend qu’il commence la rédaction du Traité théologico-politique, Oldenburg se montre plutôt réceptif à l’égard de la critique des théologiens fanatiques et des superstitions. Pourtant, la dernière phase de la correspondance, en 1675-76, montre que ces dispositions faisaient fond sur des frayages qui restaient implicites et qui viennent compléter notre connaissance de son individualité. Oldenburg n’était pas du tout disposé à remettre en question les idées de révélation et de providence. On pourrait certes invoquer la plasticité des dispositions ou son incarcération en 1667 pour expliquer un changement survenu en Oldenburg, mais ce serait méconnaître les indices qui, dès 1661, nous font suspecter l’écart entre sa conception de Dieu et celle de

1 « Densité » plutôt que « permanence », mot qui rappellerait trop l’idée de substance. Ce que nous développons ici est aussi souligné par S. Ansaldi, Spinoza et le baroque. Infini, désir, multitude, op. cit.

Spinoza. Ainsi, dans la Lettre 3, tandis qu’il se montre peu convaincu de la démonstration de l’existence de Dieu à partir de sa seule définition, il considère comme évident l’inférence de son existence à partir de la considération de la perfection des choses de la nature. De même, quand il demande à Spinoza dans la Lettre 31 ce qu’il pense de la manière dont les parties conviennent avec leur tout, celui-ci prévient qu’il n’entendra pas cette convenance de façon téléologique. Précisément, Oldenburg admet dans sa réponse à la Lettre 32 qu’il « n’arrive pas assez bien à comprendre comment nous pouvons exclure de la nature l’ordre et la symétrie1 ». Toutes ces défiances, dont les raisons fondamentales restent implicites, trouvent leur sens une fois insérées dans la totalité de la correspondance, notamment les dernières lettres où Oldenburg se montre plutôt conservateur en matière de théologie. On voit ici se dessiner un certain style propre à Oldenburg, mais qui peut très certainement servir de modèle à un type d’hommes propre à l’Europe du XVIIème siècle. Cette manière d’être typique fait fond sur un certain nombre de dispositions variables qui font systèmes et sont plus ou moins activées selon le propos. L’ingenium d’Oldenburg ne désigne rien d’autre que certaines liaisons d’affections. Ce qui lui plaît dans la nature par sa beauté et son harmonie apparente, il le relie immédiatement à l’image d’un Dieu artisan créateur, par l’effet conjugué de la nature humaine (c’est un préjugé naturel, selon l’appendice d’Éthique I) et de son éducation. Mais il le fait tout en songeant qu’il est possible d’expliquer les mécanismes par les causes naturelles. Selon le contexte, et en simplifiant, c’est un de ces deux frayages qui va être emprunté, étant entendu que parler de l’un n’interdit pas de songer implicitement – ce qui ne veut pas dire virtuellement – à l’autre. On peut ainsi prévoir certains traits particuliers de personnalité à partir de ces éléments, et dessiner une allure générale qui aurait pour nom « Oldenburg ». Il est très clair par exemple qu’Oldenburg est un homme raisonnable, sans excès, poli, respectueux des conventions, rationnel sans être rationaliste. Ainsi, il n’est pas rare de deviner l’orientation politique, philosophique et religieuse d’un homme à partir de ses gestes, de ses manières de parler, et bien entendu de ses paroles, même si l’objet de la discussion n’a rien à voir avec ces questions.

Le concept d’ingenium vient donc unifier la multiplicité des dispositions variables et donner à l’individualité sa densité historique et biographique, quitte à servir pour construire ensuite un type. Cette construction se fait de façon tout empirique. Une certaine sagesse expérientielle ou sens pratique est ici à l’œuvre dans le texte même de Spinoza. La connaissance de l’ingenium d’un individu ou d’un peuple est en effet ce qui permet de

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« savoir à quoi s’attendre » et de s’adapter en conséquence : la variation des états ne dissout en rien la relative stabilité et récurrence des dispositions. Bien évidemment, ce savoir prédictif est susceptible de ratés puisqu’il s’appuie sur l’expérience. Aussi Spinoza est-il surpris de la seconde lettre de Blyenbergh, lui qui pourtant veille toujours à adapter son discours à ses interlocuteurs : Blyenbergh y déclare en effet privilégier la foi à la raison1, ce qui était imprévisible eu égard à sa première missive. Reste que la connaissance même approximative de l’ingenium permet d’imaginer, sur la base de données plus ou moins lacunaires, le champ des pensées et actions actuellement probables pour un individu ou un peuple : tandis que Blyenbergh s’était contenté d’interroger Spinoza sur le problème du mal en s’en tenant au seul point de vue philosophique, celui-ci lui répond2 en ajoutant une analyse critique du point de vue théologique sur le mal, prévoyant que ce qui fait certainement obstacle à la compréhension de Blyenbergh est une croyance implicite et non questionnée selon laquelle Dieu serait un juge transcendant. Le champ des pensées et actions actuellement probables est déterminé ici par une certaine expérience de la culture d’un honnête commerçant hollandais du XVIIème siècle (Blyenbergh est courtier en grains) qui se pique de philosophie, sans pouvoir évidemment prévoir toutes les déterminations qui font de Blyenbergh un individu plutôt obtus et assez superstitieux.

On constate donc que ce champ des probabilités que dessine l’ingenium est bien plus limité que le champ des aptitudes qu’on imagine abstraitement comme possibles. Ainsi, Spinoza ne prend même pas soin d’expliquer à Blyenbergh certains points essentiels à la compréhension de sa pensée, tant il comprend les dispositions et frayages actuels qui font obstacles à tout changement, du moins dans le temps d’une correspondance. Il est d’ailleurs évident, par exemple, qu’un avare peut, sous certaines conditions, devenir un sage. Mais un avare en possession d’argent dans une société économe, méfiante et prudente, ne sera pas enclin à devenir sage. Un peuple orgueilleux peut devenir humble ; mais un peuple orgueilleux qu’on insulte ne sera pas humble. Sachant qu’il est probable qu’un orgueilleux se rende insupportable aux autres, et qu’un avare se trouve là où il y a l’argent, il vaut mieux, avant d’envisager ce qui est abstraitement possible, savoir ce qui est concrètement probable.

On voit ici que la considération de l’ingenium inclut la prise en compte d’un contexte, précisément parce que l’ingenium se fonde sur des dispositions qui sont des manières d’être affecté et d’affecter. Et c’est la raison pour laquelle la dimension unificatrice de la notion n’a pas qu’un rôle théorique. L’ingenium entre dans l’économie conceptuelle d’une philosophie

1 L20 §2.

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éthique tout en étant rien moins qu’un concept normatif. La complexion qui est celle de tel ou tel individu ou peuple est telle qu’il faut « faire avec » : il faut compter avec les aptitudes réelles et concrètes des hommes qui nous entourent, de façon à en être compris et aimé, ou tout au moins à ne pas en être haï. La plasticité des corps et des esprits n’est pas telle en effet qu’on puisse disposer quelqu’un à aimer et penser n’importe quoi : non seulement les lois de la nature humaine définissent un champ de possibles limité, mais le contexte historique, culturel et biographique a façonné les hommes de telle façon qu’il faut nécessairement

s’adapter à leur tempérament et à leurs opinions. Toute communication suppose une

connaissance des dispositions incorporées qui définissent ce qui peut être reçu. On ne parlera pas au peuple juif comme au peuple romain1, on n’adoptera pas le même style d’exposition selon qu’on s’adresse à des disciples ou à la foule2, et on prendra garde, s’il le faut, à répondre aux bienfaits d’autrui selon ses attentes et ses désirs propres3. Cette logique de la nécessaire adaptation à la diversité des ingenia tels qu’ils sont donnés dans l’expérience concrète des hommes est commandée par cette inertie des dispositions contractées qui limitent la variation possible des états. Autant nous ne cessons de changer d’état selon les affections du dehors, autant ces changements se font selon des frayages invétérés que seule une philosophie abstraite et universaliste peut ignorer. Une même cause extérieure n’affectera pas les hommes de la même manière. C’est ainsi qu’un même son, « Dieu » par exemple, ne sera pas reçu et n’évoquera pas les mêmes pensées selon qu’on s’adresse à un protestant libéral, un cartésien ou un théologien juif. C’est ce qui commande chez Spinoza la sélection de son lecteur au début du Traité théologico-politique4, et la souplesse sémantique dont il fait preuve en adaptant son discours à ce qui peut en être reçu. Ainsi, dans ce même traité, Spinoza ne prend pas la peine de démontrer que la distinction entre volonté et entendement ne signifie rien d’autre qu’une manière de parler, ce qu’il prend soin d’établir dans l’Éthique. Il se contente d’affirmer la nécessaire immanence de l’un à l’autre. C’est là une stratégie pour ne pas trop heurter les cartésiens.

On ne rencontre donc jamais une pâte molle vierge de toute marque et susceptible de recevoir toutes les dispositions possibles. On rencontre des manières d’être singulières plus ou moins rigidifiées qui déterminent des manières d’être affecté par l’extériorité et d’affecter cette extériorité de façon singulière. L’ingenium est une manière particulière et singulière d’être disposé par les causes extérieures ou par le mouvement spontané des parties internes, et

1 TTP XI-10. 2 TTP IV-10. 3 E IV 70 sc. 4 TTP, préf. §15.

qui commande un ensemble de jugements, d’opinions et de désirs singuliers récurrents. En ce sens, le régime passionnel qui veut que « les causes extérieures nous agitent de bien des manières, et que, comme les eaux de la mer agitées par des vents contraires, nous [soyons] ballottés, sans savoir quels seront l’issue et notre destin1 », n’obéit pas moins cependant à certaines régularités individuelles non pas seulement formelles, mais aussi actuelles, qui sont à l’état de traces et qui déterminent la façon dont nous serons singulièrement ballottés. Que tous les hommes ressentent de la haine lorsqu’un objet extérieur est perçu comme cause de leur tristesse, c’est une loi générale de la nature humaine que rien ne peut contrecarrer ; mais que les hommes ressentent de la tristesse pour telle et telle cause, et qu’ils haïssent par conséquent telle ou telle chose, cela ne peut être complètement déduit de cette nature et répond non seulement à un contexte particulier, mais surtout à une incorporation de certaines liaisons affectives, témoin le racisme2. Si les hommes sont inconstants, leur inconstance obéit cependant à une certaine régularité constatée dans l’expérience.

Étant donnée sa fonction, le concept d’ingenium reçoit une détermination moins précise que celui de disposition. Il désigne de façon unifiée un ensemble de dispositions, un complexe d’attitudes et de croyances singulières, de façon à conférer une certaine densité et consistance aux individus et aux peuples en proie à l’inconstance de la vie affective. Dans le

Traité théologico-politique, l’adaptation à l’ingenium – qu’elle concerne les révélations des

prophètes, le discours du Christ et des apôtres adressé à la foule, ou bien encore l’interprétation des Écritures par certains théologiens – est déclinée sous deux aspects principaux : l’adaptation aux opinions et à la compréhension, et l’adaptation au tempérament – raison pour laquelle la traduction d’ingenium par « tempérament » n’est pas à privilégier puisqu’il n’en est qu’un des aspects. Que le tempérament commande les opinions, c’est ce qu’affirment le Traité théologico-politique comme l’Éthique : le sage, l’orgueilleux, l’avare, la bavarde, l’enfant colérique, tous jugent d’après leur propre complexion, et ne jugent bonne une chose que parce qu’ils sont déterminés à la désirer. En ce sens, le terme ingenium sert non seulement à singulariser les êtres humains, mais aussi à les hiérarchiser : dis-moi quel est ton

ingenium, je te dirai quelles opinions tu as et quel genre de vie tu mènes. Dans un tel contexte,

l’ingenium désigne de façon privilégiée le tempérament et les affections dominantes du corps. Cependant, il peut signifier de façon plus vague une manière d’être générale de se rapporter au monde, d’en être affecté et de l’affecter, qui ne peut être réduite à un tempérament du corps. Quand Spinoza parle de complexion du sage ou du peuple juif, il désigne par là un

1 E III 59 sc.

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mode d’être et de penser spécifique, mais qui s’explique par de nombreuses dispositions singulières différentes. L’ingenium, c’est encore une fois ce qui vient unifier empiriquement le divers de l’expérience, sorte de schéma empirique de l’imagination qui peint à grands traits une individualité davantage que concept adéquat qui saisirait l’ensemble des rapports qui constituent l’essence individuelle actuelle. C’est ce qui en fait précisément sa valeur et son utilité à la fois théorique et pratique.

Proche du concept d’habitus entendu au sens bourdieusien, ce concept sert donc à désigner un système ou un complexe de dispositions et de frayages, et regroupe à la fois ce qu’on pourrait appeler avec Bourdieu un ethos et une hexis corporelle, un ensemble de dispositions et de positions affectives et morales, et pourquoi pas esthétiques1, qui font système et forment la configuration singulière d’une individualité, un « style de vie » dirait Bourdieu, étant entendu que Spinoza rapporte moins cette systématicité et cette « symbolisation » des dispositions entre elles – si symbolisation il y a – à une position sociale déterminée qu’à une nature et une biographie personnelle et culturelle, et que l’hexis corporelle désigne moins une certaine façon de tenir son corps, qu’une certaine façon de sentir et d’imaginer, un tempérament particulier, des manières de signifier, toute une « rhétorique naturelle du corps » selon l’expression de Lorenzo Vinciguerra2. Reste que, comme l’habitus, l’ingenium désigne un ensemble de dispositions qui ont pour particularité d’être durables, invétérées, « difficiles à bouger » comme le dit Aristote à propos de l’hexis.