• Aucun résultat trouvé

Être disposé, c’est être aussitôt déterminé.

3) Le désir enchaîné

La vitesse avec laquelle nous passons d’une affection à une autre explique aussi la vitesse avec laquelle nous passons d’un désir à un autre. Dès le Court traité, Spinoza souligne l’idée selon laquelle le désir n’est que l’effet immédiat d’une affection du conatus :

Quelqu’un, en effet, ayant entendu dire d’une chose qu’elle est bonne, ressent de l’appétit et de l’attrait envers cette même chose, comme on le voit chez un malade qui, rien qu’en entendant dire par le médecin que tel ou tel remède est bon pour son mal, est aussitôt [terstond] attiré par ce remède1.

Encore une fois, il n’est pas question d’immédiateté au sens d’absence de médiations. Il faut encore que le malade reconnaisse dans le médecin une autorité, qu’il enchaîne les paroles de celui-ci avec les images qu’il connaît lui-même, etc. Mais l’idée consiste davantage à souligner la vitesse d’exécution avec laquelle le malade opère ces enchaînements pourtant complexes, de façon à effacer toute connotation réflexive dans la naissance du désir : « aimant une chose, lorsque nous découvrons une chose meilleure que celle que nous aimons alors, nous nous y attachons toujours aussitôt [terstond], abandonnant la première2. »

Il suffit donc d’être affecté d’une certaine manière et d’être disposé d’une certaine façon pour être aussitôt disposé à désirer les choses même les plus absurdes, ce qui souligne encore l’extrême labilité de l’automate :

Nous l’observons communément chez les enfants envers leur père, lesquels, parce que le père déclare que ceci ou cela est bon, y inclinent sans rien en savoir de plus. Nous voyons également cela chez ceux qui, par amour de la patrie, perdent leur vie ; et encore chez ceux qui, ayant entendu parler de quelque chose, en viennent à l’aimer3.

Cette facilité et cet élan que nous mettons à faire et produire ce que nous sommes déterminés à produire par les affections de notre essence indiquent donc ce que nous concevons sous le concept de disposition. Disposé d’une certaine façon par des causes extérieures (ou par des mouvements spontanés des parties internes), nous sommes aussitôt disposés à penser ou effectuer certaines opérations complexes, sans qu’il soit nécessaire

avec elles à moins de l’attention la plus diligente […] ». La rapidité produit la confusion, qui produit la

naturalisation de l’arbitraire du signe. 1

CT II-III-10. 2 Ibid., II-V-10.

3 Ibid., II-III-5. On remarquera l’exemple encore privilégié de l’enfant : sa passivité extrême se situe ici non pas seulement dans le fait qu’il est contraint par l’extériorité, mais aussi et surtout en cela qu’il n’enchaîne cette contrainte avec aucune autre image qui lui permettrait de ne pas réagir ici non seulement aussi rapidement, mais surtout aussi immédiatement, comme l’enfant qui imite d’E III 32 sc. : la complexité des frayages incorporés pourrait permettre d’y « réfléchir à deux fois » comme on dit, « réfléchir » à entendre ici en un sens très physique, comme une lumière est réfléchie et déviée. En ce sens, le patriote un peu fruste et l’influençable naïf sont de grands enfants.

d’invoquer des capacités latentes : « les décrets de l’Esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l’état du Corps1. »

L’enchaînement nécessaire de la « disposition du cerveau » à la disposition à penser, désirer et faire quelque chose est si vrai qu’il est impossible de désirer faire ou penser quoi que ce soit d’autre sans y être disposé2. Spinoza prend l’exemple, auquel nous avons déjà fait allusion dans notre première partie, d’« un enfant à qui il arrive de percevoir une chose pour la première fois » :

Par exemple, je tiens devant lui une clochette qui, produisant un son agréable à son oreille, éveille en lui un appétit. Voyez maintenant s’il pouvait éviter qu’un tel appétit ou désir s’éveille en lui. Si vous dites que oui, je demande : comment, par quelle cause ? Toujours pas par quelque chose qu’il sait être meilleur, car c’est là tout ce qu’il sait. Pas non plus parce que cela lui semble mauvais, car il ne connaît rien d’autre et que ce plaisir est le meilleur qu’il ait jamais éprouvé. Mais peut-être aura-t-il la liberté d’écarter l’appétit qu’il éprouve ? De là devrait suivre que cet appétit puisse bien commencer en nous sans liberté, mais que nous aurions quand même en nous la liberté de l’écarter. Mais cette liberté ne peut résister à la démonstration ; que pourrait bien être en effet ce qui aurait la capacité de détruire cet appétit ? L’appétit lui-même ? Certainement pas, car il n’existe rien qui, par sa propre nature, cherche à se détruire soi-même. Qu’est-ce qui pourra bien, à la fin, le déterminer à s’écarter de cet appétit ? Rien d’autre, en vérité, à moins que selon l’ordre et le cours de la Nature il ne soit affecté par une chose qui lui soit plus agréable que la première3.

Plutôt que de s’étonner que les enfants ne soient pas tous de grands lecteurs de Racine, il faudrait faire en sorte que la lecture de Racine leur « soit plus agréable ». Pour vouloir, encore faut-il pouvoir. Chacun veut ce qu’il peut vouloir, et ne veut pas ce qu’il ne peut pas. Le drame de toute éducation, c’est d’être confrontée non à l’indifférence, non à l’incapacité, mais à l’impuissance de l’individu à s’imaginer apte à ce à quoi précisément il n’est pas apte, imagination qui pourtant est nécessaire à l’action d’éduquer. Le fameux « c’est pas pour moi » et toutes ses variations infinies manifeste moins la conscience d’un manque que l’effort pour persévérer dans un état positif qui produit tout ce qu’il peut, mais rien que ce qu’il peut, et qui exclut donc toute autre voie tant qu’il n’aura pas été disposé à l’imaginer et à la désirer comme possible. Il faut en effet prendre en considération l’impossibilité en acte de ce qui n’est pas en acte imaginé comme possible : « tout ce que l’homme imagine ne pas pouvoir faire, il l’imagine nécessairement, et cette imagination le dispose de telle sorte qu’il ne peut pas faire, en vérité, ce qu’il imagine ne pas pouvoir faire4. »

L’amor fati impliqué dans tout état conduit à vouloir ce qu’on peut et rien que ce qu’on peut, car il est effectivement impossible d’être et de vouloir autre chose dans l’état

1

E III 2 sc. 2

Du moins pour ce qui concerne l’homme en régime d’hétéronomie passionnelle. On verra plus tard ce qu’il en est pour l’homme actif et rationnel.

3 CT II-XVII-4. 4

présent. Il s’agit donc de changer l’état de l’individu en l’affectant. Si le concept d’aptitude

est si important dans l’économie de l’Éthique, c’est parce qu’il nous dispose à imaginer des progrès qui sont de facto impossibles, mais qui, par « l’opinion » même de leur possibilité,

produisent de fait ce qui n’est même plus possible, mais devient nécessaire1, toutes choses égales par ailleurs.

L’enchaînement de la disposition au désir et à l’action explique l’incapacité chez certains de désirer ou d’agir d’une certaine manière. Nous avons rappelé, à l’occasion de notre analyse du concept d’ingenium, qu’il ne fallait pas ignorer le fait que certains états font positivement obstacle à certaines possibilités imaginées, et qu’il faut par conséquent « faire avec » les dispositions déjà là. On n’enseignera jamais quoi que ce soit à un individu dont on ignore les dispositions, précisément parce qu’il s’agit de modifier ses dispositions pour éveiller le désir et lever les contrariétés. On trouverait un modèle analogue dans La formation

de l’esprit scientifique de Bachelard, à propos de l’enseignant de physique qui doit d’abord

comprendre ce que les élèves ont dans la tête quand ils disent qu’un corps « flotte » pour pouvoir ensuite leur faire comprendre la poussée d’Archimède. Dans le cas contraire, on se condamne à ne pas comprendre qu’ils ne comprennent pas2. Il convient en effet d’être conscient des dispositions actuelles qui contrarient et résistent à la contrariété que représente toute éducation ou, plus largement, tout enseignement. On le voit encore dans cette bonne volonté culturelle propre à certains élèves qui s’efforcent de faire avec tout l’élan de la bonne foi ce qu’ils croient devoir faire, effort qui fait malheureusement obstacle à ce qu’ils doivent vraiment faire. Leur désir et leurs représentations sont enchaînés à leurs dispositions. C’est par exemple la fausse représentation de ce que c’est qu’être savant qui conduit nombre d’élèves à s’égarer dans ces introductions qui n’en sont pas, avec un foisonnement de citations et de détails biographiques impressionnants. Le reproche que l’on peut entendre parfois prononcer à propos d’un élève selon lequel il serait trop « scolaire » interroge l’école davantage que l’élève : elle lui demande ce à quoi il n’est pas disposé, sans l’avoir débarrassé d’abord des images qu’il se fait de la culture savante et qu’elle a contribué à forger. Il désire faire ce qu’il fait, et persévère dans sa manière de faire comme s’il y allait de sa réussite.

Dans l’absolu et abstraction faite de la complexité et de l’inertie des ingenia, faire

croire à quelqu’un qu’il peut être ce qu’il n’est pas doit lui permettre d’agir en conséquence,

en le changeant d’état. On ne peut pas ce qu’on veut, on veut ce qu’on peut, c’est-à-dire ce

1

C’est encore une fois tout le sens du modèle (qui est bien une image) de la nature humaine dont Spinoza parle en E IV préf.

2 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 1999, p. 18.

qu’on est disposé à vouloir. Il faut donc changer l’état de l’individu pour qu’il puisse désirer changer d’état. C’est toute la difficulté de l’éthique spinoziste que de penser les conditions de possibilité d’une éthique dans un système qui affirme la nécessité des états. Les preuves et les raisonnements n’ont d’efficace qu’en tant qu’ils changent l’état de la personne, qu’en tant qu’ils modifient les dispositions du corps et de l’esprit. Mais les preuves et les raisonnements doivent trouver de la place dans l’esprit du vulgaire préoccupé de tout autre chose. Il ne servira à rien de sermonner l’avare ou l’ambitieux en lui rappelant que ses agissements sont immoraux, irrationnels ou contre-productifs, si ce sermon ne produit pas l’état positivement productif d’un désir meilleur – ce qui suppose que ce ne soit pas à proprement parler un

sermon, qui le plus souvent éveille aussitôt la haine pour le sermonneur, ou est interprété

comme visant un autre que soi. En effet, selon l’enseignement du scolie de la proposition 9 d’Éthique III, ce n’est pas parce qu’ils jugent l’argent ou la gloire comme étant de bonnes choses qu’ils les désirent, mais c’est parce qu’ils sont disposés à les désirer qu’ils les jugent bonnes. Plus précisément : on n’est pas ambitieux parce que la gloire est une bonne chose, ni même parce qu’on croit que c’est une bonne chose, mais c’est parce qu’on est déjà affecté par la gloire et qu’on est ambitieux qu’on désire la gloire comme une bonne chose et qu’on y croit. On veut toujours ce qu’on fait, on désire toujours ce qu’on peut, on croit toujours ce qu’on est déterminé à croire. Certes, et nous l’avons nous-même supposé, il est possible de dire que la croyance est disposition à l’action, et que c’est parce qu’on croit qu’un objet est bon qu’on le désire. Mais il faut alors préciser ce qu’on entend par « croyance », laquelle n’a rien d’intellectualisé. La croyance n’est en effet que l’idée ou un complexe d’idées qui expriment une affection ou un réseau d’affections dont elle n’est que l’affirmation dans l’esprit.

S’il est vrai qu’on ne désire que ce qu’on peut, il faut aussi comprendre qu’on désire positivement tout ce qu’on peut. Être disposé d’une certaine manière nous condamne à désirer agir d’une certaine façon, et ce nécessairement : « selon que chacun est affecté par des causes extérieures de telle ou telle espèce de Joie, de Tristesse, d’Amour, de Haine, etc., c’est-à-dire selon que sa nature est dans tel ou tel état [constitutio], ainsi son Désir doit-il être tel ou tel […]1. » L’enchaînement se fait de la façon la plus stricte et déterminée qui soit, selon une modalité qu’on qualifiera de toute automatique.

Comprendre cela, c’est se donner les moyens de rendre compte des actions des hommes, de leur inertie comme de leur inconstance. Puisque nous ne cessons de changer

1

d’état, mais que ces changements obéissent à une certaine récurrence, et puisqu’à tout état s’enchaîne un désir de la façon la moins intellectualisée qui soit, il est possible, à partir d’une théorie spinoziste et dispositionnelle de l’action, d’expliquer la persévérance parfois idiote que certains peuvent mettre dans des agissements mortifères, comme l’inconstance notoire dont la plupart font preuve dans leurs amours et leurs haines. De même, s’il nous arrive à tous de « voir le meilleur et de faire le pire », c’est parce qu’il y a une raison, ou plutôt, une cause qui nous dispose nécessairement à désirer faire ce que nous savons parfaitement être nuisible. Il ne s’agit pas là de le déplorer, de s’en moquer ou de le détester, ni même de s’en ébahir au nom d’une « liberté » ou d’une « spontanéité créatrice », mais de le comprendre pour mieux agir.

Toute la troisième partie de l’Éthique met en évidence la relation nécessaire des dispositions du corps – et corrélativement de l’imagination – au désir selon des « lois et règles universelles de la nature » qui découlent de l’essence de l’homme comme il découle de l’essence du triangle que la somme de ses angles fasse 180°1. Ainsi, « autant qu’il est en lui » et sans reste, l’homme éprouvera les désirs selon les manières qu’il a d’être affecté singulièrement par les causes extérieures, et ce aussi nécessairement qu’il découle de la nature du cercle l’ensemble de ses propriétés. « Dispositio, seu conatus ». Selon les frayages qui se seront constitués en lui, l’individu éprouvera des haines et des amours, des craintes et des espoirs qui lui seront propres, et aussitôt il s’efforcera de détruire ou maintenir dans l’existence – ou dans l’imagination – ce qu’il imagine être cause de sa tristesse ou de sa joie. L’individu ne peut pas ne pas désirer ce qu’il est condamné à désirer étant donné son état. Il n’est pas question de s’interroger sur l’interprétation réflexive et libre qu’il pourrait fournir ici, ni sur la stratégie même pensée sur le mode d’une habileté pratique inventive2, mais de montrer que chacun fait toujours tout pour accomplir tout ce à quoi il est disposé.

1

E III préf.

2 Il est cependant possible de parler de stratégie, comme le fait L. Bove, à condition d’y voir une logique pratique qui n’implique pas nécessairement la réflexivité. Il est vrai que ce concept, à la différence de celui de tactique, semble impliquer essentiellement l’idée d’une réflexivité téléologiquement orientée. L’intérêt de ces deux termes est de mettre l’accent sur l’horizon de guerre qui est celui de l’homme dans la nature. La raison pour laquelle on peut préférer le concept de stratégie à celui de tactique, c’est qu’elle inclut l’idée d’une temporalité longue, et fait moins penser à une réaction soudaine et immédiate. Même si les réactions de l’automate se font aussitôt, elles obéissent néanmoins à des frayages durables et récurrents ordonnés à une logique de la conservation de soi. En ce sens, la stratégie est construction par l’agent d’une temporalité, construction qui est d’ailleurs fondamentale chez Bove. Tout cela s’explique par le fait que la stratégie renvoie davantage à la logique globale de l’affirmation de soi, tandis que les tactiques sont commandées par cette logique globale. On utilisera donc parfois ce terme, même si son caractère un peu trop intellectualiste peut déranger. Voir aussi F. Lordon, Désir, capitalisme et servitude. Marx et Spinoza, op. cit., p. 42.

Chapitre VI