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Être disposé, c’est être automatiquement déterminé : la vitesse des dispositions.

Être disposé, c’est être aussitôt déterminé.

1) Être disposé, c’est être automatiquement déterminé : la vitesse des dispositions.

Spinoza est au plus loin d’un usage de la notion de disposition dont la fonction serait d’exclure une conception nécessitariste et déterministe de l’action. Ce sont bien des causes qui « disposent à vouloir et appéter3 », et seule l’ignorance de ces causes conduit à croire en une indétermination de l’action qui en résulte.

Chaque fois qu’il est question de disposition à une opération de l’esprit ou du corps, il s’agit pour Spinoza d’insister sur le caractère non réflexif et automatique de la production en

tant qu’elle s’explique par une certaine disposition du corps ou de l’esprit, causée en tout ou

en partie par l’extériorité4. Ainsi, nos désirs « varient en fonction de l’état [constitutio]5 » dans lequel nous sommes, état plus ou moins unitaire et univoque, durable et invétéré, dont la plasticité décide du caractère changeant ou obsessionnel de nos désirs. C’est donc la disposition du corps, à laquelle correspond un état de l’esprit, qui détermine de façon univoque et nécessaire les dispositions à agir et à penser d’une certaine manière déterminée. Sitôt donc qu’un état est donné, le désir « doit être tel ou tel ». L’essence de chacun, en tant qu’affectée de telle ou telle manière, est immédiatement déterminée à faire quelque chose : « le désir […] est l’essence même, ou nature, de chacun, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, à partir d’une quelconque état [constitutio] d’elle-même, à faire quelque chose

1 P. Rodrigo, op. cit., p. 122.

2 J. Moreau, op. cit., cité par Rodrigo, op. cit., p. 122. 3 E I app.

4 À une exception près, nous y reviendrons dans la 3e partie : E II 29 sc. parle de l’esprit qui raisonnerait en régime d’activité (au sens strict du terme) comme étant disposé du dedans : « chaque fois en effet que c’est du dedans qu’il se trouve disposé [interne disponitur] de telle ou telle manière, alors il contemple les choses de manière claire et distincte. »

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[…]1. » Nul possible ici, nulle virtualité, nulle indétermination. L’exemple déjà cité des enfants qui « désirent aussitôt […] imiter […] tout ce qu’ils voient […] faire aux autres » est très explicite sur ce sujet :

[…] les images des choses sont […] les affections mêmes du Corps humain, autrement dit des manières dont le Corps humain est affecté par les causes extérieures, et disposé [disponere] par elles à faire ceci ou cela2.

Si nous préciserons plus loin le caractère mécaniste de ce relais, il faut pour le moment insister sur l’automatisme de la liaison qu’opère l’agent entre les affections du dehors – mais cela vaut aussi d’ailleurs pour les affections du dedans si l’on parle des mouvements spontanés des parties du corps – et les affects, idées et actions dont Spinoza précise souvent qu’ils en résultent « aussitôt [statim] ». L’usage du mot « statim » est récurent quand il s’agit de mettre l’accent sur le caractère irréfléchi et absolument nécessaire de l’enchaînement. Ce schéma explicatif qui met l’accent sur la rapidité et le caractère automatique des actions semble assez intuitif dans le cas des nourrissons qui désirent « aussitôt » imiter « tout ce qu’ils voient faire aux autres3 ». C’est aussi le cas d’Adam, ce grand enfant qui, « ayant cru les bêtes semblables à lui, […] a commencé tout aussitôt d'imiter leurs affects4 ». On peut davantage s’étonner quand on constate que le même schéma est convoqué pour expliquer le fonctionnement du langage. Pourtant, si tant est que son corps « se trouve affecté et disposé par les traces d’un corps extérieur de la même manière qu’il fut affecté » par le passé, le romain passera « aussitôt5 » d’une image à une autre : l’image d’un fruit appelle tout de suite l’image sonore « pomum », et inversement. Parler serait, pour l’adulte, du même ordre qu’imiter bêtement, comme le fait le nourrisson, les sourires ou les pleurs des parents : sitôt que le corps est disposé d’une certaine manière par une image, sitôt le corps est disposé à réveiller une image voisine.

Pour Spinoza, il semblerait donc que le langage soit une aptitude du corps qui peut s’exercer de la façon la plus automatique qui soit. En effet, puisqu’il « n’est pas au libre pouvoir de l’Esprit de se souvenir d’une chose ou bien de l’oublier », il n’est pas au libre pouvoir de l’esprit de parler, car pour parler, encore faut-il se rappeler des mots, et par conséquent être disposé d’une certaine manière par les causes extérieures6. C’est la raison pour laquelle les hommes ne savent pas tenir leur langue et parlent à tort et à travers, tant la

1 E III 56 dém. 2 E III 32 sc. 3 Ibid. 4 E IV 68 sc. 5 E II 18 sc. 6 E III 2 sc.

parole n’est pas en notre libre pouvoir : « Même les plus habiles, en effet, pour ne rien dire de la plèbe, ne savent se taire1. » Au contraire de Descartes qui opposait massivement au mécanisme auquel obéit le perroquet la pertinence du sens des paroles humaines, en y incluant même celles des fous2, Spinoza n’inscrit pas de différence de nature entre le langage humain le plus commun (celui fondé sur l’ordre et l’enchaînement des images contractées au gré des rencontres) et les automatismes fondés sur l’habitude et la répétition3. Celui qui, par le seul ouï-dire, fait confiance à la règle de trois qu’il a apprise d’un tiers, se voit comparé à un aveugle parlant des couleurs ou à un perroquet : « tout ce qu’il aura pu dire là-dessus, il l’aura répété comme le perroquet répète ce qu’on lui a appris4. » Certes, la comparaison avec le perroquet ne s’applique qu’à celui qui se fonde sur le seul ouï-dire, pas même sur l’expérience vague, mais n’est-ce pas là, au fond, le cas pour une grande partie de nos paroles ? Ainsi, sous l’effet d’une sollicitation extérieure qui vient réveiller une image liée à celle (certainement complexe) de la règle de trois, l’individu se trouve disposé comme au temps où il en a entendu parler pour la première fois, et se contente, « aussitôt », d’enchaîner. Parler, c’est être disposé d’une certaine façon qu’on est disposé à agiter sa langue, sans mobiliser la moindre capacité intelligente. Nombreuses sont nos conversations dont on pourrait dire qu’elles sont déjà écrites dans les corps avant d’être échangées pourtant avec toute la spontanéité et l’authenticité que semble commander la rencontre unique et originale. Peut-être en est-il de même de l’orateur qu’évoque Bourdieu, qui se grise de son discours déployé sur le mode automatique « à la façon d’un train apportant ses propres rails », sorte d’« automate spirituel5 » exerçant sa puissance oratoire sans calcul et sans réflexion, mais avec tout l’élan de la nécessité. L’expression « automate spirituel » n’est pas à entendre ici au sens que lui donne Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement, où elle désigne davantage l’automaticité de la connaissance vraie. Peut-être vaudrait-il mieux parler ici d’automate

corporel, mais on perd alors le jeu de mot, puisque bien des gens dits « spirituels » sont en

fait de véritables automates, débitant des bons mots à la moindre sollicitation comme un

1

TTP XX-4 2

Descartes, Lettre à Newcastle du 23 novembre 1646, AT IV p. 571-576. Voir aussi Discours de la méthode, AT VI p. 56-58.

3 Voir C. Hervet, De l’imagination à l’entendement. La puissance du langage chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, coll. Les anciens et les modernes, 2011, p. 66.

4 CT II-I-3. Même remarque dans TTP XIII-6, qui distingue les « paroles dépourvues de pensée et de signification » comparables aux sons des perroquets et automates, des démonstrations philosophiques. Puisqu’on ne passe pas la majeure partie du temps dans des démonstrations philosophiques, on peut en conclure avec Leibniz que « Nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos actions. » Principes de la philosophie [Monadologie], dans Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, Paris, Garnier Flammarion, 1996, §28, cité par P. Bourdieu, qui dans La distinction, op. cit., p. 553, change un peu la citation (« sommes automates »), mais respecte la lettre du texte dans Méditations pascaliennes, op. cit., p. 233.

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distributeur à boissons. On notera, dans cette citation de Bourdieu – qui s’inspire ici de Ruyer1 – la comparaison du train apportant ses propres rails. Cette comparaison, qui illustre parfaitement notre conception de l’action, n’est cependant pas prise ici en un sens déterministe, bien au contraire : Bourdieu considère que la règle qui préside à l’effectuation de l’action n’est pas censée fonctionner sur un modèle déterministe et mécaniste. Cette citation intervient précisément pour illustrer l’« invention sans intention » que permettent les « schèmes acquis2 ».

Nous le verrons, parler suppose davantage de liaisons d’affections et d’activité (même partielle) de la part de l’agent qu’imiter de la façon la plus immédiate comme le fait le nourrisson, et cela n’est certainement pas sans conséquences éthiques. De même, Spinoza insinue bien une hiérarchie entre celui qui répète la règle de trois par ouï-dire et celui qui se fonde sur l’expérience. Tous les exposés que fait Spinoza des différents genres de connaissance, que ce soit dans le Court traité, le Traité de la réforme de l’entendement ou l’Éthique, suggèrent en effet une hiérarchie entre la connaissance par ouï-dire et la connaissance par expérience : la première dépend pour l’essentiel du dehors, tandis que la seconde se comprend déjà davantage par les lois de la nature de l’individu telle qu’elle est constituée. C’est déjà un degré de plus dans l’automaticité, dont le plus haut degré n’est rien d’autre, nous le verrons, que la liberté. Pour le moment, contentons-nous cependant de remarquer que toutes les opérations qui ont pour point d’ancrage des images vont être pensées selon le même modèle général exposé pour la première fois dans le scolie de la proposition 18 d’Éthique II : disposition du corps (et simultanément de l’esprit) comme affection, d’où

aussitôt disposition du corps et de l’esprit à effectuer telle ou telle opération. C’est ainsi que

ce schéma est convoqué pour décrire tant les agissements hautement passifs de l’enfant que les associations d’idées qui nous mettent sur la voie de l’activité rationnelle, en passant par la vie passionnelle la plus commune, sans parler de la mémoire et du langage déjà évoqués.

Les enchaînements d’affection complètement délirants qu’effectue l’individu passif se font « aussitôt », et ce parce qu’ils obéissent au mécanisme de l’habitude décrit dans le scolie d’Éthique II 18. Par exemple :

Proposition : Si l’Esprit a une fois été affecté par deux affects à la fois, lorsque plus tard l’un des deux l’affectera, l’autre l’affectera aussi.

1

R. Ruyer, Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Paris, Albin Michel, 1966, p. 136. L’auteur se sert de cette image pour combattre une conception trop mécanique de l’action et du développement organique. 2

Wittgenstein critique l’idée selon laquelle les règles fonctionneraient à la manière de rails, dans les Recherches

philosophiques, op. cit., §218 et sq. Refusant tout mécanisme dans l’explication de l’action, Wittgenstein

rejetterait cette comparaison qui fait du discours non pas l’observation d’une règle non contraignante et non cérébrale, mais l’effet de mécanismes déterminés selon une structure incorporée.

Démonstration : Si le Corps humain a une fois été affecté par deux corps à la fois, lorsque plus tard l’Esprit imaginera l’un des deux, aussitôt [statim] il se souviendra de l’autre (par la

proposition 18 partie 2) […]1.

De façon similaire, si un jour nous avons éprouvé de la joie en présence d’une femme qui louche, la seule présence d’une femme qui lui ressemble provoquera aussitôt de la « sympathie2 » pour elle. Il en va de même, par exemple, du raciste : aussitôt qu’il voit un individu qui ressemble à d’autres qui l’ont habituellement affecté de tristesse, il sera affecté de haine à son égard avec l’idée d’une classe ou d’une nation pour cause3. En effet,

[…] cette ressemblance avec l’objet, nous l’avons, dans l’objet lui-même, contemplée avec un affect de Joie ou bien de Tristesse ; et par suite, quand l’Esprit sera affecté de son image, il sera aussitôt [statim] affecté également de l’un ou de l’autre de ces affects, et par conséquent la chose dont nous percevons qu’elle a cette même chose sera par accident cause de Joie ou bien de Tristesse ; et par suite, même si ce en quoi elle ressemble à l’objet n’est pas la cause efficiente de ces affects, nous aimerons pourtant cette chose ou bien nous l’aurons en haine4. On constate ici que les attitudes les plus immédiates et spontanées, produites avec l’adhésion la plus entière de l’agent, obéissent entièrement à des dispositions contractées qui opèrent malgré nous sous l’effet de causes extérieures. Le mot « aussitôt » est là pour signaler l’élan avec lequel nous opérons volontiers ce que nous sommes contraints d’accomplir.

Ce schéma convient donc parfaitement pour penser l’action dont l’individu est au plus haut point cause inadéquate. Mais la libération éthique passe elle aussi par la contraction d’habitudes. Une offense nous a été faite, aussitôt nous devons penser au principe qu’il faut vaincre la haine par l’amour, principe gravé dans la mémoire et que nous avons ainsi « sous la main [in promptu]5 ». L’idée est ici de court-circuiter la méditation dans le moment de l’action en contractant des habitudes vertueuses – ce qui certes suppose d’avoir eu le temps, en amont, de méditer pour l’incorporer. C’est la raison pour laquelle il s’agit là de « prescriptions de la raison6 » qui se donnent sous la forme d’images, de formules, voire de slogans – qu’on pense à la devise Caute dont Spinoza avait fait son sceau – certes conformes à l’ordre rationnel, mais néanmoins d’un autre ordre. Il en va de même de l’idée de Dieu qui doit être jointe, par la force de l’habitude, à n’importe quelle autre image7. Étant donné que seule une image peut être jointe à une image, il faut comprendre que l’idée de Dieu dont il est question dans ces propositions est une image de l’idée de Dieu, ou un complexe d’images, au premier rang desquelles doit figurer le mot « Dieu ». Ainsi, comme le romain qui passe de

1 E III 14.

2

E III 15 scolie. La démonstration convoque E III 14. 3

E III 46. 4

E III 16 dém., sur laquelle se fondait E III 46. 5 E V 10 sc.

6 Ibid. 7

l’image de fruit à l’image du mot pomum, celui qui tente de s’abstraire des fluctuations affectives causées par les circonstances extérieures doit parvenir non seulement à penser aussitôt à quelques principes moraux, mais aussi à relier ces affections à l’idée de Dieu, de façon à ce que celle-ci soit le plus souvent évoquée dans l’esprit. Dès qu’on m’offense, je dois pouvoir aussitôt m’imaginer la formule « Dieu cause de toute chose », de façon à occuper le terrain de l’imagination avec d’autres pensées que celles qui se rapportent à l’offense. C’est qu’il faut gagner du temps, et le meilleur moyen de gagner du temps, c’est encore de l’occuper avec des pensées positives automatiques :

Si la Colère, qui naît habituellement des plus grandes offenses, n’est pas si facile à surmonter, elle le sera pourtant, quoique non sans flottement de l’âme, en beaucoup moins de temps que si nous ne nous étions pas livrés préalablement à ces méditations […]1.

Car si nous ne pensons pas d’emblée et, d’une certaine façon, bêtement, à « Dieu cause de toute chose » ou au principe selon lequel on ne vaincra jamais mieux la haine que par l’amour, nos pensées seront toutes entières occupées par l’offense, et « aussitôt [statim] nous nous efforcerons de rendre le mal2 ». C’est ainsi qu’il faut prendre appui sur la rapidité des dispositions vertueuses pour s’affranchir des dispositions nuisibles dont la rapidité d’exécution est elle aussi formidable. En ce sens, la civilisation a produit une certaine forme de vertu fondée sur des habitudes qui n’ont rien d’intellectualisé. Autant, en paroles, bien des gens ne peuvent pas s’empêcher de parler de vengeance et de destruction à l’évocation de crimes odieux, se rengorgeant ainsi de leur supposé sens de la justice ; autant, dans les actes, la plupart s’en remettent à l’institution judiciaire et ne songent même pas à se faire justice eux-mêmes. Cependant, même l’expérience acquise ne suffit pas toujours à compenser la rapidité et la force d’exécution des enchaînements passionnels. On le voit avec l’exemple de l’amant auparavant éconduit qui se complaisait dans le dénigrement des femmes et se vantait de ne plus se laisser abuser, et qui « s’empresse » d’oublier les enseignements de l’expérience « sitôt que leur amante recommence à les recevoir3 », et ce même après bien des déconvenues. « On ne m’y reprendra plus jamais », dit-on avant de se laisser reprendre.

Toutes ces analyses sont fondées sur la proposition 18 d’Éthique II et sur le lien entre les dispositions du corps et, corrélativement, des idées dans l’âme, et la disposition à certaines opérations physiques et mentales. Ce relais4 effectué par et dans le corps et l’esprit de l’agent

1 E V 10 sc. Nous soulignons. 2 E III 40 cor. 2 3 E V 10 sc.

4 F. Héran, « La seconde nature de l’habitus. Tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », art. cit., parle de l’habitus comme d’un concept permettant d’opérer la liaison entre l’objectif (l’extériorité, les structures sociales) et le subjectif (les désirs, les actions), en désignant une « commutation » qui

se fait de façon univoque et déterminée, et non réflexive, ce que signale à chaque fois le mot

statim – parfois les mots simul et illico – dont la dimension anti-intellectualiste doit être

précisée.