• Aucun résultat trouvé

L’histoire faite corps

Dispositions du corps : plasticité et singularités individuelles

4) L’histoire faite corps

Pour Spinoza, que la disposition soit innée ou acquise, elle changera nécessairement dans le temps. S’il est entendu que « les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau », leurs jugements ne cessent eux-mêmes de varier selon les variations de la disposition de leur cerveau. Ou de l’estomac, ou du sexe : Spinoza explique le dégoût culinaire ou le changement d’attitude de l’amant à l’égard de la chose aimée à partir du changement d’état (constitutio) corporel qui succède à l’action de manger ou de forniquer2. Pour en rester à l’exemple de la nourriture, l’estomac qui se remplit ou la longue fréquentation du plat appété modifie la disposition du corps, ce qui conduit le mangeur à imaginer et à désirer tout autre chose que ce plat qui le faisait pourtant saliver. Il apparaît donc qu’ « un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de manière différente à des moments différents », voire au même moment. Si une même chose peut affecter différemment un même individu dans le temps comme elle affecte différemment des individus différents, c’est parce que l’affection n’est pas qu’une réception passive et neutre mais dépend aussi de l’état du corps affecté. Un corps3 affecté par un autre a sa manière singulière de l’être, et affecte donc en retour celui-ci d’une façon singulière. La démonstration de la proposition citée ci-dessus renvoie à l’axiome 1 qui suit le lemme III de la petite physique, axiome qui affirme le lien entre manière d’être affecté et disposition ou manière d’être4. Comme c’est le cas pour un miroir, nous réfléchissons la lumière et les impacts qu’ont les corps extérieurs sur nous à notre manière, c’est-à-dire selon la disposition de notre corps. Une psychologie, une typologie et une sociologie des impressions sensibles et affectives sont ainsi rendues possibles, le corps étant modelé par la biographie individuelle, qui est elle- même évidemment largement informée par le social. Au-delà de la simple sensation, c’est la réceptivité à certaines paroles et croyances qui est dépendante des aptitudes de chacun. Pour reprendre l’exemple de Pierre-François Moreau, deux peuples peuvent réagir très différemment face à des procédés idéologiques selon leur manière d’être :

1 Voir la fin de l’appendice d’E I, qui propose une généalogie du scepticisme différente de celle proposée dans L 56 §7, où Spinoza écrit que Sextus Empiricus et les sceptiques sont animés par une passion de la contradiction. 2

E III 59 sc. 3

Précisons, si besoin était, que nous parlons toujours des corps composés. 4

L’expression « manière d’être » doit être entendue en un sens ontologique autant que descriptif : la façon singulière, le façonnement, voire la façade du corps est une modification de l’être, au même titre que la disposition du corps est une certaine configuration de la nature individuelle, déterminée spatialement et temporellement. Une manière d’être est toujours une manière de l’Être.

[…] quand Alexandre tente de se faire adorer comme un dieu, les généraux macédoniens refusent, alors que les Perses acceptent […] Ainsi la causalité externe citée dans chaque épisode extrait de l’Histoire d’Alexandre n’agit-elle que par l’intermédiaire des règles mises en place par la vie et les coutumes d’Alexandre et de ses compagnons – l’ingenium individuel de chacun et leur ingenium national1.

Par-delà la variation affective qui touche chaque individu selon sa constitution ou son état2, il faut aussi poser l’existence d’une disposition corporelle socialement partagée. À la lettre, on trouve chez Spinoza l’idée d’une incorporation de l’ordre social établi, ne serait-ce qu’au travers de son analyse du langage. Car seul un romain relie avec une telle vitesse3 le mot « pomum » à l’image d’un fruit, étant entendu que, selon l’histoire de chaque romain, ce mot sera relié de façon privilégiée à tel ou tel fruit particulier. De même, la contraction des associations d’images dans la mémoire, corrélative d’une certaine disposition du corps contractée par le passé4 (connexions synaptiques par exemple) permet d’expliquer la formation artificielle et culturelle de certaines liaisons affectives sur lesquelles se fondent certains jugements de valeur :

[…] il n’y a rien d’étonnant à ce que tous les actes, en général, qu’on a coutume [consuetudine] d’appeler vicieux soient suivis de Tristesse, et ceux qu’on dit corrects, de Joie. Car […] cela dépend au plus haut point de l’éducation [...]. Ce sont les parents, en réprouvant ceux-là, en en faisant souvent reproche à leurs enfants, et au contraire en conseillant ceux-ci, en en faisant l’éloge, qui ont fait qu’à ceux-là se sont trouvés joints des mouvements de Tristesse, et de Joie à ceux-ci. Ce que confirme également l’expérience même. Car la coutume [consuetudo] et la Religion n’est pas la même pour tous ; bien au contraire, ce qui chez les uns est sacré est profane chez les autres, et ce qui chez les uns est honnête est déshonnête chez les autres. Donc, selon que chacun a été éduqué, il se repent d’un acte ou s’en glorifie5.

C’est par une « amnésie de la genèse6 » qu’il est possible de croire que l’émotion spontanée ressentie face à certains actes témoigne d’une objectivité de la valeur. L’inculcation de liaisons d’affections dans le corps dès le plus jeune âge a pour corrélat dans l’esprit des liaisons d’idées et d’affects dont on ignore le caractère absolument déterminé et incorporé dans des dispositions. En réalité, le relativisme spinoziste est un objectivisme de la relation. Impossible de penser le réel, et notamment la réalité humaine, sans mettre l’accent sur les relations qui ont constitué le corps. Celui-ci a une histoire, il est l’histoire faite corps, en un

1

P.-F. Moreau, « Spinoza narrateur », in Cl. Cohen-Boulakia, P.-F. Moreau, M. Delbraccio (dir.), Lectures

contemporaines de Spinoza, op. cit., p. 283.

2 E III 57. 3

Nous reviendrons sur ce point plus loin, mais Spinoza, dans E II 18 sc. d’où est tiré l’exemple, ne cesse de répéter le mot statim, qui veut dire « aussitôt ».

4

E II 18 démonstration. 5 E III déf. 27 expl.

6 P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris Éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1970, p. 23.

sens absolument matériel, spatial et physique1. C’est selon « l’ordre que l’habitude [consuetudo] a, pour chacun, mis dans son corps entre les images des choses » que « chacun, d’une pensée, tombera dans une autre2 ». Cet ordre consiste en une liaison d’affections du corps qui a été affecté par le passé par deux choses à la fois. Sitôt que le Romain entend le son

« pomum », il « tombe » dans la pensée d’un fruit, suivant en cela les frayages corporels

(dispositions du cerveau) tracés au fil de son expérience personnelle. Mais cet exemple ne trompe pas, ni même les suivants que donne Spinoza dans ce passage. Un Romain, un soldat, un paysan sont autant de types sociaux, dont le vécu est moins forgé par une expérience singulière que par une forme de conditionnement social. Les dispositions du corps sont une « connaissance par corps » des manières d’être, de sentir et de juger propres à une classe sociale (soldat, paysan) ou à une société tout entière (Romain). Ainsi, des enchaînements de mots et des tours de phrase tout automatiques distinguent une manière d’imaginer propre à chaque peuple. Quand Oldenburg lui demande comment il entend certains passages de l’Évangile et de l’Épître aux Hébreux selon lesquels « le Verbe s’est fait chair » et Dieu s’est incarné, Spinoza répond que l’auteur « hébraïse3 ». Il y aurait là comme une inertie de la tradition qui signale son caractère incorporé. De même, s’il est inconcevable qu’un seul homme puisse changer le sens d’un mot, c’est non seulement parce que le vulgaire tout entier en est comme le gardien involontaire, mais aussi parce que celui qui se livrerait à une telle entreprise ne pourrait pas s’y tenir, avec toute la meilleure volonté du monde : « […] si quelqu’un voulait modifier la signification qu’il a l’habitude de donner à un mot, il aurait du mal à se contraindre à l’observer tant dans ses paroles que dans ses écrits4. » Mais au travers de la langue, c’est tout une conception du monde qui est impliquée : au sens propre, si la langue est incorporée, c’est la culture tout entière qui l’est. Les dispositions du corps sont la mentalité et la structure de pensée faite corps. Ce qu’on appelle « esprit d’un peuple »,

1 En ce sens, il ne nous semble pas nécessaire de distinguer, du moins ontologiquement, un corps affectif d’un corps organique, comme le fait P. Sévérac dans Le devenir actif chez Spinoza, op. cit., chapitre III « La puissance du corps », p. 157-158. P. Sévérac distingue en effet le corps « pensé comme organisme vivant, comme corps fait de sang, de chair et d’os : c’est le corps que doit prendre en charge la médecine », et le corps considéré comme « composé de liaisons et d’affects, c’est-à-dire en tant qu’il est traversé par des affections, ou des enchaînements d’affections, qui augmentent, aident, diminuent ou contrarient sa puissance d’agir : ce corps […] dont traite l’Éthique ». R. Andrault émet d’ailleurs la même réserve que nous, dans La vie selon la raison.

Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, p. 188-189 et note 17. Il nous semble que, contrairement à

ce qu’affirme J. Henry, mais pour établir la même chose qu’elle, il n’est pas besoin de s’appuyer sur cette distinction « pour comprendre les diverses variations que peut supporter un corps sans changer de forme ». Voir sa thèse, L’éthique spinoziste comme devenir. Variations affectives et temporalité de l’existence, op. cit., p. 23. 2 E II 18 sc.

3 L75 §8. Voir aussi TTP VII-5. 4

« idéologie », « représentations culturelles » trouvent en dernière instance leur détermination dans l’ordre matériel des rencontres entre les corps et l’extériorité sociale.

C’est là ce qui justifie toute l’importance qu’il faut accorder au langage. Ce ne sont pas seulement des représentations qui sont liées selon une histoire incorporée. Le texte cité ci- dessus relatif à l’éducation morale des enfants insiste en effet sur le rôle du langage, non seulement dans sa dimension symbolique signifiante, mais aussi dans la charge affective qu’il enveloppe. Les actes qu’on a « coutume d’appeler vicieux » sont suivis de tristesse, ceux qu’on « dits corrects » sont suivis de joie, car les parents « réprouvent », « font des reproches », « conseillent » et « font l’éloge ». Pour que cette éducation – qui semble plus proche d’un dressage en vérité – fonctionne, encore faut-il que l’enfant ressente la charge affective comprise dans ces réprobations et ces éloges, ce qui suppose qu’il ait incorporé en amont la liaison affective communément pratiquée entre certains mots, certaines intonations et expressions gestuelles, et certaines sanctions ou récompenses. Tout une « violence symbolique », pour parler comme Bourdieu, est ici impliquée, dont il ne faut relativiser ni la violence, ni la dimension symbolique, c’est-à-dire culturelle. Il faut donc considérer que les affects qui se déduisent de la nature humaine comme on déduit de sa nature les propriétés du cercle doivent eux-mêmes être compris à partir de la logique individuelle, sociale et historique de leurs tracés singuliers, qui se constituent notamment par la médiation du langage.

On aurait donc tort de croire que la sociologie, quand elle parle de « corps », ne devrait le faire que de façon imagée pour parler de dispositions non conscientes mais virtuelles et non situables :

Le travail de construction symbolique ne se réduit pas à une opération strictement

performative de nomination orientant et structurant les représentations, à commencer par les

représentations du corps (ce qui n’est pas rien) ; il s’achève et s’accomplit dans une transformation profonde et durable des corps (et des cerveaux) […]1.

Si le concept de disposition doit être central pour une anthropologie – il faut entendre par là une science qui inclut la psychologie, la sociologie, l’histoire culturelle – ce n’est pas seulement d’un point de vue pragmatique, mais aussi parce qu’il met l’accent sur la base matérielle et physique des affects, des aptitudes et des jugements. Une disposition, c’est d’abord une disposition de quelque chose d’une certaine manière, l’agencement pratique et physique d’une certaine matière plastique, seule à même d’expliquer l’incorporation d’une extériorité à la fois naturelle, sociale et historique :

1

Parler de disposition, c’est simplement prendre acte d’une prédisposition naturelle des corps humains, […] la conditionnabilité comme capacité naturelle d’acquérir des capacités non naturelles, arbitraires. Nier l’existence de dispositions acquises, c’est, quand il s’agit d’êtres vivants, nier l’existence de l’apprentissage comme transformation sélective et durable du corps qui s’opère par renforcement ou affaiblissement des connexions synaptiques1.

Les dispositions sont ici référées par Bourdieu à un état de corps : elles correspondent à une certaine configuration cérébrale. Dans le passage cité ci-dessus, Bourdieu renvoie par un appel de note à Jean-Pierre Changeux qui, dans L’homme de vérité2, parle d’habitus neuronal, notion censée désigner l’entrelacement des facteurs innés génétiques et des facteurs acquis culturels dans le façonnement du caractère de l’individu. Nous reviendrons sur la difficulté que représente chez Bourdieu une telle affirmation, peu compatible avec une représentation d’origine pragmatiste des dispositions pourtant développée par le sociologue et qui implique la négation de leur caractère actuel et déterminé. Pour le moment, contentons- nous de noter que la philosophie de Spinoza permet de poser les fondements théoriques qui autorisent à référer les dispositions à des agencements matériels et actuels3, sinon exclusivement – on peut parler de disposition de l’esprit –, du moins de façon privilégiée. On trouve aujourd’hui en neurobiologie une théorie du frayage ou des traces qui confirme les intuitions de Spinoza, à condition de modifier les images de mollesse, dureté et fluidité. Des trains d’impulsion bioélectriques laisseraient des traces à long terme en consolidant et stabilisant les connexions déjà empruntées. La création de connectivités privilégiées aux dépens d’autres possibles résulterait de l’apprentissage et de l’expérience4. De nombreuses recherches en neurosciences et en sciences cognitives se donnent pour hypothèse de travail le principe énoncé par Hebb, selon lequel « des neurones qui stimulent en même temps, sont des neurones qui se lient ensemble [Neurons that fire together wire together]5. » Une plasticité fonctionnelle et morphologique des synapses a ainsi pu être mis en évidence6. C’est à partir de ces théories qu’on pourrait expliquer par exemple que le corps de l’enfant, dont parle Spinoza dans Éthique III 32 sc., soit « en continuel équilibre » et ouvert à toutes les stimulations qui le dépassent et le soumettent à une grande passivité, au contraire de l’adulte dont les frayages se sont constitués, offrant ainsi une relative constance à ses affections et affects. C’est à

1 P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 197-198. 2

J.-P. Changeux, L’homme de vérité, Paris, Odile Jacob, 2004.

3 Pour l’anecdote, rappelons que Changeux cite en exergue de son introduction à l’ouvrage cité ci-dessus deux phrases de Spinoza, notamment celle selon laquelle « les hommes jugent les choses suivant la disposition de leur cerveau. »

4

Voir G. Chapouthier, La biologie de la mémoire, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?, 1994, p. 56-59.

5

D. O. Hebb, The Organization of Behavior. A Neuropsychological Theory, New York, Wiley & Sons, 1949. Ce postulat résume (et simplifie) la théorie exposée dans cet ouvrage, et n’est pas énoncé tel quel par l’auteur. 6 Voir par exemple l’article de D. Müller, « Plasticité des fonctions et structures synaptiques », Revue

condition d’avoir contracté des habitudes et d’être apte à réagir selon des frayages stables que l’individu acquière une certaine maîtrise de son environnement. Jean-Pierre Changeux développe ainsi l’idée selon laquelle les connexions neuronales de l’enfant sont beaucoup plus étendues que celles de l’adulte, qui ne conserve que les connexions utilisées1. Curieusement, l’histoire qui s’inscrit dans les corps vient tracer des liaisons d’affections exclusives qui restreignent ainsi la plasticité première, mais cette restriction est aussi la condition pour que ce corps soit disposé de telle sorte qu’il soit apte à agir avec un certain sens pratique. C’est donc au niveau même du corps et de ses dispositions qu’il faut penser la constitution d’une humanité : le développement des aptitudes corporelles et mentales passe par un travail sur les dispositions corporelles.

1

Chapitre II