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Forme et disposition : identité et plasticité du corps

Dispositions du corps : plasticité et singularités individuelles

1) Forme et disposition : identité et plasticité du corps

On sait le caractère peu développé de la physique telle qu’elle est exposée dans l’Éthique. Un problème semble intéresser particulièrement Spinoza : mettre en évidence la possibilité pour un individu de rester le même tout en ne cessant de changer1. Sa définition de l’individu doit inclure l’unité d’une multiplicité et la permanence dans le changement, tout en évitant de donner à l’individualité les caractères d’une substance. C’est la raison pour laquelle il définit l’individu par sa forme, autrement dit par un rapport constant de communication du mouvement ou par une union extrinsèque entre des parties2. La « nature » de l’individu, c’est donc sa « forme3 », entendons non pas sa figure visible, mais la « loi » ou « raison4 » qui régit selon un rapport déterminé les relations dynamiques entre les parties. L’intérêt d’une telle définition, c’est qu’elle autorise dans une certaine mesure un changement des parties sans que ce changement produise une transformation de l’individu5. Il est ainsi tout à fait possible que des parties soient reconfigurées ou déplacées, voire remplacées, sans que le tout ne change de nature : « un Individu composé peut être affecté de bien des manières tout en conservant néanmoins sa nature6. » La disposition des parties peut être modifiée sans que leur rapport fondamental ne se transforme.

Il faut donc que ce que Spinoza appelle dispositio ne soit pas identique à ce qu’il appelle la « forme ». C’est tout le sens des lemmes 4 à 7 de ce qu’on appelle la petite physique (qui suit la proposition 13 de la partie II de l’Éthique) que de déterminer une telle distinction. Ils doivent permettre de rendre compte de la possibilité de changer d’état dans la continuité de l’être individuel, de façon à expliquer par exemple qu’une passion excessive et obsessionnelle puisse engendrer un déséquilibre corporel et mental7 sans pour autant provoquer un changement de nature. Sauf si, bien évidemment, ce déséquilibre est si grand

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R. Andrault, dans La vie selon la raison. Physiologie et métaphysique chez Spinoza et Leibniz, Honoré Champion, 2014, p. 87, affirme que « la physique des lemmes s’attache moins à saisir les conditions de permanence d’un corps composé, que la nature des modifications actives et passives d’un corps complexe dont on postule la subsistance. » Il est vrai que Spinoza ne s’attache pas à démontrer les conditions de la permanence, mais il s’intéresse bien à en établir les conditions de possibilité. R. Andrault a raison de souligner que l’enjeu derrière cela, c’est de pouvoir insister sur la variabilité des états et des aptitudes dont est capable un individu, véritable critère de hiérarchie, nous le verrons, entre les individus – d’espèces différentes comme au sein d’une même espèce.

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E II, déf. qui suit la proposition 13, et lemmes 4 et 5. 3 E II Lemmes 4 à 7 qui suivent la proposition 13.

4 L32 §3 et TTP IV-1. Le terme « loi » s’appliquant aux choses de la nature ne doit cependant pas être compris sur le mode du commandement, comme s’il désignait une réalité transcendante : les choses n’obéissent pas aux lois, elles sont définies par un certain rapport de communication du mouvement, rapport qu’on peut appeler « loi » ou « nature ».

5 On distingue « changement » et « transformation », conformément à PM II-4. 6 E II Lemme 7 sc. qui suit la proposition 13.

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qu’il met en péril la communication du mouvement qui définit l’individu. Certains peuvent mourir d’amour par exemple. Le plus souvent néanmoins, nous nous languissons ou nous enthousiasmons juste un peu trop. Il en va de même pour les effets de l’alcool : ils nous changent, mais il arrive qu’ils tuent.

L’enjeu de tout cela est aussi de rendre pensable l’émancipation de la servitude, qui suppose cette plasticité corporelle dans le cadre d’une permanence de la forme. Il faut évidemment pouvoir changer sans se transformer si l’on veut prétendre pouvoir progresser. C’est à condition de distinguer la forme individuelle et la disposition des parties que les propositions 38 et 39 d’Éthique IV ne se contredisent pas : « tout ce qui fait que se conserve le rapport de mouvement et de repos que les parties du Corps humain ont entre elles, est bon », mais « ce qui dispose le Corps humain à pouvoir être affecté de plus de manières, ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plus de manières, est utile à l’homme ». En ce sens, conserver son être, c’est à la lettre ne pas conserver sa vie en l’état, mais au contraire faire effort pour accroître sa puissance d’agir et de penser. Il faut donc développer les aptitudes, développement qui est directement corrélé à la question de la variété des dispositions dont le corps et ses parties sont susceptibles. Cette culture de la variation des dispositions doit cependant se faire dans la mesure où cela ne contredit pas notre nature : « la mort survient au Corps […] quand ses parties se trouvent ainsi disposées [disponere] qu’elles entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos1. » Il arrive en effet que la disposition des parties soit tellement bouleversée qu’elle dépasse les limites ou le cadre formel qui définissait l’individu. Si « nous vivons dans un continuel changement2 », il y a des changements utiles, des changements nuisibles, et des changements mortels. Le plus grand malheur consiste à première vue en un changement du corps vivant en cadavre, mais ce malheur ne touche pas à proprement parler le corps vivant3. Dans l’échelle des malheurs qui affectent véritablement l’individu, on peut donc penser que le plus grave, c’est de rester le même formellement et de ne pas accroître ses aptitudes, ou, pire encore, de les voir décliner. L’absence de changement, voire une régression à l’état infantile, reviendrait à quelque chose de profondément nuisible, car « qui a, comme le nourrisson ou l’enfant, un Corps apte à très peu de choses, et dépendant au plus haut point des causes extérieures, a un

1 E IV 39 sc.

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Ce qui ne veut pas dire que la peur de la mort n’affecte pas l’individu vivant, y compris le sage, qui cependant n’y pense quasiment plus. Sur la différence entre épicurisme et spinozisme relativement à la question de la mort, voir l’article de Chantal Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza, et pourquoi il n’y faut point songer », dans Ch. Jaquet, P. Sévérac et A. Suhamy (dir.), Fortitude et servitude. Lectures de l’Ethique IV de Spinoza, Paris, Kimé, 2003, p. 147-162.

Esprit qui, considéré en soi seul, n’a presque aucune conscience ni de soi, ni de Dieu, ni des choses […]1 ». C’est la raison pour laquelle on fait effort pour que « le Corps du nourrisson se change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de choses […]2 ». C’est l’effort de l’humanité tout entière qui est ici concerné, en-deçà même de toute préoccupation de sagesse : tout faire pour ne pas laisser le nourrisson dans son état misérable. On aime tant les nouveaux nés qu’on désire immédiatement les changer. Mais il ne s’agit évidemment pas de les tuer. Il faut donc, là encore, distinguer la nature ou configuration formelle, de la disposition ou de l’agencement matériel des parties, pour expliquer qu’on puisse changer de corps (le corps du nouveau-né « se change en un autre ») tout en restant le même individu (« autant que sa nature le souffre et s’y prête3 »).

C’est en ce sens qu’on a pu distinguer l’essence formelle et l’essence actuelle, l’être de la chose et son existence concrète constituée par ses états qui peuvent varier dans certaines limites. Comme l’explique Nicolas Israël dans Spinoza. Le temps de la vigilance, l’essence formelle est ce qui forme comme un cadre ou une loi qui détermine les limites au sein desquelles la puissance d’exister peut varier. L’essence actuelle est cette puissance d’exister qui varie dans les limites de ce cadre. On se gardera cependant d’imaginer trouver dans cette distinction la place pour une quelconque zone d’indétermination ou un espace pour du possible non réalisé. La forme ne dessine pas un ensemble de facultés ou de capacités en réserve, plus ou moins actualisées par l’essence actuelle. N. Israël prévient cette interprétation en posant le problème du possible et de la privation : si Spinoza distingue essence formelle et essence actuelle, ne risquons-nous pas en effet de réintroduire une réalité ontologique de la privation, l’essence actuelle n’effectuant pas toute la puissance possible permise par l’essence formelle ? D’un point de vue pratique, Spinoza pose d’ailleurs un modèle de nature humaine qui constitue comme un horizon de perfection possible. Cependant, d’un point de vue ontologique, N. Israël rappelle que la nécessité et la continuité des transitions affectives invalident l’idée selon laquelle la forme pourrait être plus ou moins actualisée : « L’essence formelle n’est donc pas un faisceau de possibilités qui existeraient au sein de la puissance d’agir sous forme de facultés4. » La catégorie du possible suppose l’ignorance de la nécessité du passage continu entre les différents états, selon la définition du possible qu’on trouve au paragraphe 53 du Traité de la réforme de l’entendement. Ainsi, la forme affectée à l’instant t par tel ou tel état n’aurait jamais pu être affectée autrement : le cadre est toujours rempli.

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E V 39 sc.

2 Ibid. Dorénavant, nous traduirons le mot « infans » par « nourrisson ». 3 Ibid.

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Il faut ajouter à cet argument que si l’essence formelle est bien une loi, alors elle est toujours pleinement actuelle (de la naissance jusqu’à la destruction de la chose) puisque c’est elle qui règle les variations et les rapports entre les parties changeantes. La loi qui régit le sang, c’est ce qui fait du sang du sang, et ce qui impose que les variations se fassent selon un certain rapport déterminé toujours réalisé. En ce sens, acquérir des aptitudes et cultiver la variété des dispositions du corps ne peut consister en une actualisation toujours plus grande du rapport de mouvement et de repos, puisque c’est à la condition que ce rapport soit toujours déjà effectué en acte que des changements peuvent survenir sans détruire la chose. Il ne faut donc pas voir dans cette distinction forme – disposition une distinction réelle. Lorenzo Vinciguerra explique ainsi qu’il serait faux de considérer la forme comme « le support sur lequel viendraient se greffer des figures […] ». Il ajoute que « si l’on peut dire que les figures “habillent la forme”, ce ne peut être que dans le sens très particulier, d’un habit si profondément attaché au corps qu’on ne saurait l’en séparer. Les habits de la forme constituent plutôt ses habitus1 », entendons ses manières d’être. Il faut insister sur l’idée selon laquelle, concernant le mode existant, il n’y a pas de distinction autre que logique à faire entre l’essence formelle et l’essence actuelle : tout état déterminé effectue pleinement mais d’une certaine manière déterminée le rapport de mouvement et de repos qui définit l’essence d’une chose. C’est pour la même raison que nous montrerons qu’il faut distinguer « diminution de la puissance d’agir » et « contrariété de l’effort » : la puissance d’une chose est toujours aussi grande qu’elle peut l’être. Il n’est pas possible qu’un certain état effectue moins le rapport de mouvement et de repos qu’un autre. En conséquence, parler de « limite » ou de « cadre » n’est pas forcément le plus adéquat, étant donné qu’on imagine facilement une réalité ne pas remplir le cadre, ou en sortir. Quitte à multiplier les images, peut-être faudrait-il plutôt parler d’un moule qui vient forcer toutes les parties à « rentrer dans le moule », mais n’allons pas multiplier les images.

Quoi qu’il en soit, l’important pour le moment est de comprendre que nous ne cessons d’être affecté et de changer tout en restant le même, dans certaines limites. Par analogie, on peut par exemple changer la disposition des tables de mariage, ainsi que les tables elles- mêmes, sans pour autant annuler le mariage qui donne sa loi à la configuration du repas. Cependant, si les tables sont disposées à une trop grande distance les unes des autres, ou si elles sont chacune derrière un pilier, ou pire, si elles sont bancales et fragiles, le repas risque bien de ne plus être un repas de mariage, tant les échanges, la circulation des paroles et des

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gestes propres à un mariage seront empêchés. Enfin, l’identité d’un mariage singulier dépend de la manière singulière dont sont agencés les éléments, manière qui détermine la circulation des paroles et des gestes mais n’exclut pas des changements dans le cadre de certaines limites. Si les corps composés sont capables de subir des changements tout en restant les mêmes, il n’y a pas lieu cependant de les considérer comme des substances. La distinction entre la forme et la disposition permet à Spinoza de penser un devenir de l’individu qui ne soit pas une destruction, sans ruiner le statut métaphysique de l’individu comme simple mode de la substance divine. La petite physique d’Éthique II permet ainsi de concilier deux éléments fondamentaux pour son éthique et sa politique : si l’évidence première nous apprend que nous restons identiques à travers les changements, l’expérience nous apprend aussi que les hommes sont divers et inconstants, qu’ils peuvent progresser comme régresser, et qu’ils ne cessent d’avoir commerce avec le réel extérieur qui les affecte. Par la plasticité du corps dont il rend compte, le concept de disposition permet de saisir notre exposition aux affections du dehors.