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3   LE DOSSIER : DE L’ENVIRONNEMENT PHYSIQUE A L’ENVIRONNEMENT

3.2   L A CREATION DE LA VALEUR DE TRACE

3.2.1   Les traces portées par le document

Les documents physiques sont porteurs de traces qui rendent compte du déroulement de leur vie : leur élaboration, leur provenance, leur instruction, leur validation, leur diffusion. Ils sont également porteurs de traces relatives au contexte de création de l’information, à son volume et à sa complétude.

Marie-Anne CHABIN décrit ces différents éléments de traces pour les documents physiques.

Elle note en premier lieu, dans son article « Ce que l’écran dissimule », la présence de traces perceptibles au premier regard, soit qu’elles soient explicites soit que le lecteur les détecte intuitivement, et qui rendent compte du contexte de création du document original : « Ce sont les informations de provenance et de date (portées classiquement par l’enveloppe et/ou l’en-tête-pied de page du document papier) ; ce sont aussi le volume et le contexte de l’information (tout ce qu’apprennent intuitivement au lecteur le nombre de pages, leur taux de remplissage, la texture du papier, l’écriture, les indices d’original ou de copie, les agrafes, etc.). » (5)

Dans son ouvrage « Archiver, et après ? », l’auteure note aussi la présence de traces incorporées au document original au fur et à mesure de sa vie, au fil de son instruction, de sa validation, de sa diffusion.

« Dans l’environnement papier, le document authentique est l’original, c’est-à-dire le document originel revêtu des signes observables de validation que sont une signature manuscrite, une date, un numéro d’enregistrement ou un tampon, un document dépourvu de ratures douteuses, d’incohérences de forme ou de présentation.

Jusque dans les années 1970, on trouve de beaux spécimens d’actes et de courriers ornementés de multiples cachets, mentions, visas qui en disent long sur l’instruction de l’affaire. Ils en disent autant sinon plus que le texte brut qui n’inclut pas son devenir. Le texte brut est en quelque sorte mort-né. Ce sont les traces de sa vie qui permettent de reconstituer ce qui s’est réellement passé. » (10)

Par cette description, l’auteure souligne l’efficacité des traces directement visibles et incorporées au document dans la construction de sa valeur probante permettant ainsi de rendre compte uniquement à travers la lecture du document de son cycle de vie. Elle relève que cette interaction directe avec la valeur de trace est beaucoup moins présente dans la

consultation de documents électroniques, du fait du recours à l’outil de visualisation qu’est l’écran et qu’elle qualifie de « dissimulateur ». L’écran crée une sorte de barrière qui empêche la lisibilité des traces au premier regard : l’information n’a pas disparu, mais elle n’est plus localisée au même endroit, ou elle n’est plus visible de façon aussi immédiate qu’avec le format papier. Pour illustrer son propos, l’auteure cite les exemples suivants.

« L’écran dissimule parfois la véritable en-tête d’un mail, alors qu’il n’est pas bien compliqué d’aller vérifier l’en-tête (header) du mail qui indique le véritable mail émetteur ou l’adresse IP.

L’écran dissimule l’état d’original ou de copie, visible sur un papier (les photocopies trompent rarement les bons diplomatistes), et il faut savoir lire, derrière l’écran, la trace numérique qui porte l’information équivalente (…).

L’écran dissimule le contexte du document dans le sens où le dossier auquel appartient le document numérique est virtuel. Si les données de contexte (émetteur, affaire, objectif, date, relation à un document principal, etc.) ne sont pas insérées dans le nom du fichier ou dans la page proprement dite, le document unitaire (le fichier numérique) est orphelin, voire apatride.

(…) L’information tronquée n’est pas exploitable.

L’écran dissimule les modifications en mode révision et les commentaires des relecteurs que l’on masque en général à la fin de la rédaction du document mais masquer ne veut pas dire supprimer. Les données sont toujours là tant qu’on ne les détruit pas délibérément. Quand ces documents échangés sont engageants ou porteurs d’un risque, le fait pour le lecteur de ne pas savoir lire derrière l’écran et le fait, pour le rédacteur, de ne pas savoir écrire tout ce qu’il faut et rien que ce qu’il faut, peut coûter cher (…). » (5)

A travers cette énumération de cas de dissimulation de l’information de trace par le format électronique du document, on peut identifier deux axes de transformation importants : - le premier axe se situe dans le fait que certaines informations rendant compte de la traçabilité qui étaient incorporées au document physique ne le sont plus dans le cas du document électronique ; de même, l’appartenance du document au dossier se trouve modifiée par la virtualisation du dossier dont le rôle matériel de maintenir ensemble des documents prend la forme de liens « invisibles » que le fichier électronique ne révèle pas ; - le second axe se situe dans le fait qu’un certain nombre de traces ne sont plus visibles à la lecture du document, soit qu’elles soient masquées à la lecture soit qu’elles soient illisibles ou inintelligibles par l’œil humain, ce qui impliquent des différences notables entre l’original physique et l’original électronique.

Concernant le premier axe, Marie-Anne CHABIN décrit la dissociation des données de traçabilité par rapport au support de l’original comme conséquences de la dématérialisation des documents originaux mais surtout de leur diffusion. Il existe donc un risque de perte d’éléments de traçabilité si ces éléments ne sont pas identifiés comme porteurs d’information et donc ne sont pas conservés pour documenter le déroulement de l’activité tracée par le dossier.

« La bureautique et les réseaux, en dématérialisant la transmission, ont introduit le syndrome du document propre … mais muet. Or, ce que l’auditeur ou l’utilisateur a besoin de savoir, c’est qui a validé, qui a lu, qui a transmis, qui a exécuté, qui a contrôlé. Toutes ces informations se trouvent aujourd’hui dans les messages électroniques d’envoi des documents, dans les messages instantanés de discussion sur les contenus, dans des notes prises à côté pour ne pas « dénaturer » l’original, alors que la nature même de l’original est de recueillir ces traces. Peu importe tant qu’il s’agit de documents internes ou secondaires. Mais dès lors que l’acte électronique est permis, il ne peut rester nu. » (10)

Concernant le second axe, en comparant l’original physique et l’original électronique, l’auteure les réunit sur le fait qu’il s’agit d’un « document propre », « un document dépourvu de ratures douteuses, d’incohérences de forme ou de présentation » (10). En revanche, elle les oppose sur le fait que l’original papier est prolixe pour rendre compte de son instruction du fait qu’il en recueille les traces, contrairement à l’original électronique qu’elle qualifie de

« muet », ce mutisme étant lié à la dématérialisation de sa transmission, mais aussi de la dissociation plus fréquente des annotations du document original. On pourrait même ajouter le qualificatif « trompeur » du fait que l’auteure souligne que dans l’environnement électronique, « La copie ne présente aucune différence sensible avec l’original comme ce peut être le cas avec une photocopie, une photographie ou une recopie manuelle. » (10) Marie-Anne CHABIN illustre à travers cette comparaison le fait qu’entre les deux environnements physique et électronique, les concepts sont communs mais revêtent des formes propres à chacun de ces environnements : « (…) La forme traditionnelle de l’original disparaît mais le concept perdure sous une autre forme, plus contemporaine, adaptée au nouvel environnement technologique. » (10) Elle détaille ainsi la nouvelle forme de l’original électronique :

« Qu’est-ce qu’un original numérique ? Un objet constitué d’une suite de 0 et de 1, doté de caractéristiques telles qu’un juge pourra se convaincre à tout moment, que ce qu’il dit ou semble dire (quand on le voit à l’écran) est vrai.

De même que le support de l’information prend la forme d’une succession d’éléments articulés, le caractère original de l’information numérique se manifeste au travers d’une succession de traces provoquées ou générées automatiquement par l’environnement électronique dans lequel le document ou l’objet numérique est produit, transmis, archivé, si toutefois cet environnement est conçu pour cela.

On peut distinguer, outre le message énoncé par l’auteur du document, deux ensembles d’éléments constitutifs de l’original numérique : d’abord, les données ou fichiers de signature et d’horodatage qui établissent son authenticité en attestant l’identité de l’auteur et la date du document ; ensuite, les informations enregistrées à chaque opération de nature à affecter l’information initiale : diffusion, avis de réception, tentative de modification du contenu, lecture, transfert vers un autre système, etc.

Les premières données « originalisent » le document ; les suivantes pistent cette originalité et, sauf accident, la maintiennent.

Pour être recevable à titre de preuve, l’écrit électronique doit être authentique.

L’authenticité est la caractéristique initiale de l’acte, que l’environnement

électronique met en péril par la dissociation des données et du support. Pour que l’authenticité existe à l’arrivée, c’est-à-dire le jour où le document est utilisé, il faut qu’elle ait été préservée, qu’elle n’ait pas été altérée, qu’elle soit intègre. Le moyen de garantir cette intégrité est la conservation et la traçabilité de tous les événements de sa vie. » (10)

Alors que l’original papier regroupe en un seul support son contenu et les traces de sa vie, l’original électronique s’adjoint en complément de son contenu originel des données invisibles ou inintelligibles pour l’utilisateur lors de la consultation du contenu qui rendent compte de sa vie depuis sa création. Non seulement l’utilisateur va recourir à un écran comme outil de consultation du document mais il devra chercher « derrière l’écran » les preuves de l’authenticité du document. L’original ne se caractérise plus par son unicité mais se décompose en plusieurs éléments avec des niveaux et des temps d’appropriation différents pour l’utilisateur final. Contrairement à l’original papier, l’original électronique ne livre pas à l’utilisateur final toutes ses informations d’un seul coup d’œil.