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Le Trésor-banquier : investir dans la mécanisation du travail et la concentration du capital

Au-delà de son rôle dans la gestion de la trésorerie de l'État et des flux de monnaie à court terme, le Trésor-banquier est au cœur de l'appareil de financement des investissements du Plan. Il détient, à ce titre, le monopole d'une expertise technique qui lui permet d'articuler les deux dimensions d'un régime monétaro-financier fondé sur le crédit bancaire public. La pièce centrale de ce dispositif est le Fonds de modernisation et d'équipement (FME), qui devient le Fonds de développement économique et social (FDES) en 1955. Les décisions se prennent au sein de la Commission des investissements, puis du comité de direction du FDES. Véritable « plaque tournante de la politique publique d'investissement146 », il a été selon l'expression de Fourquet « une espèce d'énorme

transformateur des fonds publics de toute nature (recettes fiscales, emprunts, contre-valeur de l'aide Marshall) en capitaux productifs » – au cœur d'une « conception "productiviste" du Trésor »147.

Michel Margairaz montre que la Commission des investissements était composée de deux groupes en opposition. D'un côté, le pôle économique de ceux qu'il nomme la « Triple alliance » : le commissaire au Plan, le directeur des Programmes économiques et, pour porter les contraintes propres à leurs domaines lorsqu'ils sont concernés, les représentants des ministères techniques – Agriculture, Travaux publics, PTT et, surtout, les grands programmes industriels portés par les différentes directions du ministère de l'Industrie. En face, le pôle financier composé du directeur du Budget, du gouverneur de la Banque de France et parfois du PDG du Crédit national. Entre les deux, le directeur du Trésor joue un rôle d'arbitre, chargé de réaliser des compromis qui sont le plus souvent suivis par le ministre des Finances148. Laure Quennouëlle-Corre montre que les trésoriens

145 Pour un récapitulatif des différents traits du régime fordiste de finances publiques, cf. le tableau p. 467.

146 Laure QUENNOUËLLE-CORRE, La direction du Trésor (1947-1967) : l’État-banquier et la croissance, Paris, CHEFF, 2000,

p. 112.

147 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 92‑93. 148 M. MARGAIRAZ, L’État, les finances et l’économie II, op. cit.

détiennent en effet le « poste stratégique » qui leur confère une centralité bureaucratique : le secrétariat de la commission, qui leur permet d'accéder aux meilleures informations à propos des ressources et des besoins, et donc d'émettre un « avis autorisé sur les demandes de prêts ». Par le biais du FME/FDES, dit l'auteure, c'est en fait une large portion du pouvoir de décision du Plan qui passe au Trésor, sans toutefois que le Commissariat général et ses commissions ne perdent leur rôle de cellule de réflexion et de préparation149. Fait qui a son importance pour la suite de notre histoire,

de 1953 à 1956 le secrétaire de cette instance – au sein de laquelle s'échangent des arguments chiffrés en faveur des choix publics les plus productifs en termes de financement des entreprises du Plan – n'est autre que Jean Saint-Geours, l'un des futurs architectes de la Rationalisation des choix budgétaires (RCB).

Les investissements sur fonds publics représentent 46,7% de la formation brute de capital fixe en France métropolitaine en 1949, chiffre qui monte à environ 60% si l'on prend en compte l'ensemble des projets de financement privé dont la Commission a eu à débattre. À la fin des années 1950, le Trésor canalise encore directement près d'un quart de l'investissement national150. Au

départ, ce capital revient principalement aux entreprises publiques, pour lesquelles le Plan est impératif et non indicatif – quoique le Commissariat reprenne souvent leurs programmes économiques sans les modifier151. En 1949, elles représentent 72% de ses crédits, et 48% en 1950.

Sont concernées en premier lieu EDF, GDF, Charbonnages de France (CBF) et la SNCF. Donnée qui a son importance, rappelle Margairaz, cet état de fait ne résulte nullement d'un choix politique en faveur du secteur public, mais de la nationalisation, en 1944-1946, de nombreuses entreprises appartenant aux « secteurs de base »,à laquelle Jean Monnet était personnellement opposé152. En

d'autres termes, sans la conjoncture historique bien précise de la Libération, le Ier Plan aurait

vraisemblablement financé en majorité des entreprises privées.

De plus, comme y insiste lourdement à l'époque la Commission des investissements, l'impact du financement du Plan sur les conditions de profitabilité de l'industrie capitaliste opère de manière indirecte, mais massive, au travers des vastes marchés publics des entreprises nationalisées. Margairaz rappelle ainsi que le commissariat général établit que, pour l'année 1949, la moitié de la production nationale de biens d'équipement, qui elle-même représentait un tiers de la production industrielle française, a été financée sur fonds publics. Or, il s'agit principalement d'entreprises

149 L. QUENNOUËLLE-CORRE, La direction du Trésor, op. cit., p. 106‑109 et 192‑193.

150 M. MARGAIRAZ, L’État, les finances et l’économie II, op. cit. Soit 23,4% de la FBCF en 1959. 151 P. MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 101.

privées, et plus précisément des « entreprises de bâtiment et de génie civil, des constructeurs de matériel mécanique, électrique, ferroviaire, ou des constructions navales, et, au second degré, de la sidérurgie et des matériaux de construction »153.

En fournissant au secteur privé de nombreux biens et services essentiels, les entreprises publiques jouent par ailleurs un « rôle direct dans les conditions de production des entreprises industrielles ». Les nationalisations de la Libération sortent individuellement les entreprises du secteur « non-concurrentiel » de la logique du profit. Mais les subventions publiques, l'augmentation de la productivité, les tarifs politiques maintenus très bas et toujours rehaussés en retard sur l'inflation du prix des marchandises privées, contribuent à augmenter le taux de profit de l'ensemble de l'industrie capitaliste française154. Tant par leur abaissement du coût de l'énergie et

du transport, par la stimulation du secteur des biens d'équipement et de la production de machines que crée l'existence de vastes marchés publics, que par l'exemple même de leurs investissements massifs, les firmes nationalisées poussent les dirigeants des grandes entreprises privées à investir et à tayloriser leur organisation du travail pour augmenter la productivité.

Enfin, dès la première réunion de la Commission des investissements, le directeur du Trésor François Bloch-Lainé prévoit que le Fonds de modernisation et d'équipement pourra accorder des prêts bancaires aux entreprises privées, principalement la sidérurgie et l'agriculture à l'origine, avant qu'ils ne soient étendus aux autres secteurs lors des plans suivants. Surtout, elle passe des conventions avec le secteur bancaire public – Crédit national, Caisse des Dépôts, Crédit foncier et Crédit agricole –, pour qu'il leur accorde des crédits à des taux d'intérêt inférieurs à ceux du marché155. Le Trésor est dès lors susceptible d'orienter la dynamique du secteur privé vers les

objectifs du Plan.

Au moyen de quelles technologies de pouvoir les trésoriens gouvernent-ils les banques en ce sens ? Pour donner des yeux au dirigisme bancaire, le Service des études économiques et financières (SEEF) construit, entre 1951 et 1954, un instrument spécifique de la comptabilité nationale française, pleinement intégré aux autres comptes à partir de 1960 : le tableau d'opérations financières (TOF)156. Il s'agit de modéliser les dettes et créances entre les ménages, l'État, les

banques et l'appareil productif à travers les flux qu'elles engendrent (dépôts, crédits à moyen terme, crédits à long terme, actions, etc.). Comme l'exprime son principal concepteur Jean Denizet : « Mes

153 Ibid.

154 R. DELORME et C. ANDRÉ, L’État et l’économie, op. cit., p. 251. 155 M. MARGAIRAZ, L’État, les finances et l’économie II, op. cit.

156 Pour le TOF de 1995 à aujourd'hui, cf. INSEERÉSULTATS, « Comptes financiers », dans Les comptes de la Nation en

camarades me fournissaient des tableaux en bas desquels figurait un solde d'épargne positif pour les agents épargnant et un solde d'investissement négatif pour les agents investisseurs, il fallait trouver les cheminements par lesquels l'épargne rejoignait l'investissement. » Le cœur du dispositif, dit Fourquet, n'est pas la monnaie, mais le capital financier cherchant intérêt : il vise à « comprendre et faire comprendre comment se mobilisent les capitaux en vue de l'accumulation productive (qu'elle soit publique ou privée, peu importe) ». En d'autres termes, il cherche à diriger l'épargne vers les bons canaux, pour maîtriser sa transformation en capital en maximisant son rendement global157. Le tableau d'opérations financières réalise une modélisation, tournée vers l'action, du

« marché » financier. Mais il s'agit d'un champ régulé et gouverné par le Trésor, qui y occupe lui- même, durant toutes les années 1950, le rôle de principal collecteur et transformateur de liquidités en épargne.

Lors des va-et-vient entre les propositions des commissions de modernisation et le « centre de calcul » du Commissariat général du Plan, des objectifs compatibles à cinq ans sont fixés en termes de « quantités physiques » (tableau de Léontief), puis de partage du PIB entre salaires, impôts et profits (tableau économique d'ensemble). Sur cette base, les experts du SEEF puis de la direction de la Prévision recherchent alors si les « mécanismes de distribution des revenus, d'une part, et l'état des circuits de financement d'autre part, permettent à la fois que soit formé le volume d'épargne nécessaire aux investissements envisagés, et que cette épargne soit transférée de façon satisfaisante des épargnants aux investisseurs »158. C'est justement l'objet propre du tableau

d'opérations financières (TOF) : mettre en cohérence la « tuyauterie » de l'appareil public-privé de financement pour atteindre les objectifs du Plan. Partant des besoins de financement pour ensuite trouver comment orienter l'épargne nationale en ce sens, les trésoriens sont en capacité d'influer sur la politique fiscale, la politique budgétaire et la politique monétaire, toutes arbitrées au sein du ministère des Finances. Par ailleurs, de par leur pouvoir sur l'ensemble du système bancaire, ils disposent de relais et de réseaux sociaux conséquents qui leur permettent concrètement d'agir sur les variables que le tableau ne fait enregistrer après coup.

En régime capitaliste, la création monétaire est effectuée par les banques, au moment où elles injectent de la monnaie dans l'économie pour financer les investissements productifs des entreprises par le crédit159. Ces dernières l'utilisent pour acheter des matières premières et des

157 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 158‑159 et 417‑418.

158 Éliane BETOUT-MOSSÉ, « La comptabilité nationale dans la préparation du IVe Plan », Études de comptabilité nationale,

1963, no 3, p. 281 ; cité dans S. de BRUNHOFF, Capitalisme financier public, op. cit., p. 65.

159 Christian OTTAVJ, Monnaie et financement de l’économie [1995], 5e éd., Paris, Hachette, 2014 ; Michel AGLIETTA et

machines, payer des salaires aux exécutants qui réalisent le travail productif et rémunérer les cadres qui organisent leur travail. Dès lors, la création monétaire fournit aux entreprises un considérable pouvoir de mise en forme des rapports sociaux de production et de consommation, dans une optique d'accumulation du profit et du pouvoir économique. Les banques d'affaires définissent les conditions et les critères du crédit et se rémunèrent via le taux d'intérêt. Elles prennent les décisions concrètes sur la base sociotechnique des bilans comptables et des programmes d'investissement des entreprises, à quoi il faut ajouter les relations plus ou moins durables entretenues entre les membres des deux types d'organisations. La Banque de France joue un rôle de régulation à travers la fixation du taux de refinancement des banques et des réserves obligatoires.

Mais à ce jeu, c'est bien le Trésor qui dispose des meilleures cartes. À travers sa gestion du « circuit » et sa réglementation du marché monétaire, il concurrence la Banque de France sur son propre terrain et l'oblige à négocier. Avec le FME/FDES, la Caisse des dépôts et le Crédit national, il possède une capacité directe de création monétaire à ses propres conditions. De plus, chargé de la tutelle des banques publiques et mutualistes et de la réglementation des banques privées, disposant d'un visa sur leurs prêts et leurs émission de titres, nommant des commissaires du gouvernement dans les banques d'affaires, continuant à entretenir des rapports avec les inspecteurs des Finances qui « pantouflent » à la direction de l'un de ses multiples satellites, le Trésor concentre de nombreux moyens de gouverner à distance la création de monnaie des autres organisations financières, dans une optique de réalisation de l'objectif de croissance du PIB du Plan160. Il tient dès lors entre ses

mains une considérable force de frappe financière, utilisée pour modeler les rapports sociaux de production au sein des grandes entreprises dans un sens adapté à ce régime d'accumulation fordiste auquel les financiers publics ont lié leur destin : concentration, constitution d'oligopoles, mécanisation, taylorisation.

4 – Le complexe productiviste public -privé et la traduction politique

du « compromis » fordiste

Le Trésor agit à distance par le crédit : il n'a pas de moyens directs d'influer sur la relation

salariale au sein des entreprises. Pourtant, contrairement à ce qu'on dit parfois, le Plan au sens large

ne se contente pas d'une régulation keynésienne et d'une action macro-économique globale : il dispose également de leviers micro-économiques pour agir à ce niveau. En février 1946, un mois après sa création, le Commissariat général lance le mot d'ordre de la « bataille de la production ».

Émerge, dans ce sillage, un vaste complexe-productiviste public-privé chargé d'inciter à la réorganisation des entreprises. Robert Boyer définit le rapport salarial fordiste par la conjonction de deux éléments. D'un côté, au niveau local de l'atelier, il est fondé sur une organisation du travail « qui, partant du taylorisme, pousse encore la parcellisation des tâches, la mécanisation des processus productifs et une séparation complète entre conception et exécution ». De l'autre, il institue « la garantie d'un partage des gains de productivité »161. Comment l'État planificateur a-t-il

contribué à sa mise en place, au-delà de son travail symbolique et politique de conversion du patronat à l'investissement ?

L'historien Régis Boulat rappelle qu'avant la Seconde Guerre mondiale, la notion de productivité

est à peu près inconnue, sauf parmi quelques spécialistes de l’organisation scientifique du travail et,

en réalité, quelques marxistes : elle ne sort pas « du cadre limité de l’usine162 ». À la fin des années

1940, ce concept qui semblait purement technique s'impose pourtant comme grille de lecture générale de la société française. L'idée même de partage des « gains de productivité » ou de la « valeur ajoutée » implique en réalité une petite révolution symbolique. Elle est indissociable d'une transformation sociale des manières de percevoir le travail, ancrée dans des technologies de mesure, et dont nous ne comprenons plus l'ampleur tant elle fait désormais partie de l'air que nous respirons. Elle trouve pourtant son origine dans un mode de pensée historiquement déterminé et dont il est possible de faire la généalogie.

Nous chercherons en premier lieu à replacer l'émergence de la mesure de la productivité et son lien avec le Plan et la comptabilité nationale dans le contexte social et politique des années 1940, et à donner une définition précise du productivisme. En nous basant sur les travaux de Régis Boulat, nous étudierons ensuite la constitution en France, en vue d'organiser une vaste campagne de promotion du rendement du travail, du complexe productiviste public-privé. L'objectif sera de mettre en évidence son rôle dans l'envoi de « missions de productivité » aux États-Unis et, en conséquence, la place de l'État planificateur dans l'« importation » du management en France. Enfin, nous nous intéresserons à l'une des premières traductions de cet état d'esprit nouveau dans le champ politique : l'alliance des comptables nationaux avec Pierre Mendès-France au début des années 1950, en vue de la promotion de la croissance de la production nationale et du « compromis » fordiste.

161 R. BOYER, « Du fordisme canonique à une multiplicité de modes de développement », op. cit., p. 370‑371. 162 Régis BOULAT, « La productivité et sa mesure en France (1944-1955) », Histoire & mesure, 2006, XXI, no 1.

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