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Comment a-t-on fait sortir la productivité « de l’usine où l’enfermaient les organisateurs des années 30, pour en faire une notion qui concerne l’économie dans son ensemble163 » ? Jim

Tomlinson établit, à propos du Royaume-Uni des années 1940, que la notion de productivité a dans ce contexte bien précis pour fonction discursive principale d’établir un parallélisme entre le niveau de la nation et le niveau de l’entreprise – ou, plus précisément, un télescopage de l’un sur l’autre. Elle façonne un langage commun qui, à cette époque-là, donne un contenu au signifiant vide de la « modernisation ». Il en est de même de l'autre côté de la Manche. Du côté micro, l'émergence du concept de productivité « peut être relié aux tentatives successives de réguler l’entreprise au nom de l’accroissement de la production et de l’efficience »164. Dans l'atelier, il prend en effet un sens

bien circonscrit et attaché à un dispositif de mesure : la productivité apparente du travail, définie par la formule nombre de produits/nombre d’heures de travail de la main-d’œuvre directe. En France, les experts de la productivité des années 1940 se concentrent sur cette définition en volume physique. Mais, au début des années 1950, ils acceptent également le concept de productivité en valeur : « valeur ajoutée »/nombre d'heures de travail – où le premier concept désigne la valeur monétaire ajoutée au produit de l'entreprise par l'activité propre de ses travailleurs, ensuite partagée entre salaires, profits et impôts (dont la TVA)165. Il s'agit ainsi de la forme prise par la

productivité dans la comptabilité industrielle. Du côté macro, dit Tomlinson, « l’émergence du problème de la productivité peut être relié à l’émergence de la mesure de l’économie nationale, comme partie intégrante de la montée d’un management de l’économie nationale »166.

163 Régis BOULAT, Jean Fourastié, un expert en productivité : la modernisation de la France (années 1930-années 1950),

Besançon, PUFC, 2008, p. 395.

164 Jim TOMLINSON, « The Politics of Economic Measurement: The Rise of the “Productivity Problem” in the 1940s », in

Anthony G. HOPWOOD et Peter MILLER (dir.), Accounting as Social and Institutional Practice, Cambridge, CUP, 1994, p. 168.

Traduction personnelle.

165 R. BOULAT, « La productivité et sa mesure en France (1944-1955) », op. cit. Le travail théorique est poursuivi au sein

d’un « groupe de statisticiens » dirigé par Fourastié et Magron créé au Plan en 1949, d’une commission du Comité national de la productivité, puis d’un Centre d’études et de mesures de la productivité rattaché à l’AFAP en 1952. Différentes mesures sont définies, renvoyant toutes à une quantité physique de produits divisée par la quantité de facteurs de production utilisés pour les produire, convertis en heures de travail : productivité de la main-d’œuvre directe, productivité de l’exploitation (avec ventilation de la main-d’œuvre indirecte), productivité totale brute (des entreprises), productivité totale nette ou productivité globale (tenant compte de l’énergie, de l’investissement, des matières premières).

166 J. TOMLINSON, « The Politics of Economic Measurement: The Rise of the “Productivity Problem” in the 1940s », op. cit.,

« En juillet 1936, pour la première fois, le problème de la productivité nationale passe sur le plan gouvernemental167. » Suite à l’adoption de la loi sur la semaine de quarante heures sous la pression

des occupations d’usines, le gouvernement du Front populaire espère compenser la perte de production qui s’ensuit par un accroissement du rendement. Mais c'est après la défaite militaire qu’André Vincent, Alfred Sauvy et Pierre Froment calculent pour la première fois, à l’Institut de conjoncture, un indice de production industrielle et un indice de « progrès technique » en nature. La formule mathématique du second définit en réalité une productivité apparente du travail en volume au niveau de la nation : quantité de produits/heures travaillées. Le premier ouvrage français sur la comptabilité nationale, publié par Vincent en 1941, s'intitule L'organisation dans l'entreprise

et dans la nation. Il se propose, très explicitement, de transposer à l'ensemble de l'économie « un

style de raisonnement et d'argumentation issu de la comptabilité d'entreprise168 ». Il ne s'agit pas

seulement de « copier » le compte de résultat – total des produits annuels par rapport au total des charges – pour définir une production nationale, mais également, selon Vincent lui-même, de s'inspirer du calcul de coût des ingénieurs tayloriens : « Nous sommes ainsi conduits à examiner si l'économie nationale ne pourrait pas emprunter à la comptabilité des prix de revient quelques-uns de ses principes généraux. » L'auteur propose alors de décomposer le revenu national selon le principe des « sections homogènes », par lequel les ingénieurs tayloriens découpent les différents ateliers et bureaux d'une entreprise pour les individualiser dans la comptabilité. Ils deviennent, ainsi, des « groupes sociaux homogènes », renvoyant aux « grandes fonctions économiques » du pays : « Production, consommation, épargne, prestations de travail, de capital, etc. »169 Il ne s'agit

pas à proprement parler d'une imitation : en fait, par ce geste, les comptables nationaux inventent quelque chose de tout à fait nouveau par analogie. Mais le mode de pensée qui rend cela possible est en lui-même très révélateur.

Desrosières montre que cette manière de voir continue d'informer la comptabilité nationale française, quand bien même elle devient peu à peu une simple métaphore : « L'économie nationale est de fait traitée, plus ou moins implicitement, comme celle d'une grande entreprise, dont il faut analyser finement et organiser les flux internes, afin de répondre au mieux aux divers besoins, compte tenu de ressources limitées170. » À l'origine, cette conception industrialiste de la nation a

167 Pierre BADIN, Aux sources de la productivité américaine : premier bilan des missions françaises, Paris, AFAP, 1953,

p. 12.

168 M. ARMATTE et A. DESROSIÈRES, « Les méthodes quantitatives et leur historiographie éclatée », op. cit., p. 52.

169 André VINCENT, L’organisation dans l’entreprise et dans la nation, Nancy, Société industrielle de l’Est, 1941, p. 69 sq. ;

cité dans F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 395.

toute la réalité et toute la virtualité de la distribution des matières premières et des produits par l'appareil économique du ministère vichyste de la Production industrielle. Au sein même de la planification française, l'importance « des productions en volume, des tableaux de Léontief, des coefficients techniques » dénote une pensée typique de l'État ingénieur, fondée sur une « sorte d'oubli implicite » et très saint-simonien du caractère marchand de l'économie capitaliste171.

À un niveau moins abstrait, à la Libération, la productivité devient l’instrument d’une objectivation du « retard français » par les statisticiens de l’État. Cet aspect, pendant français du discours de la « national efficiency172 », fait partie de la généalogie même du Plan. William Clayton,

chargé des affaires économiques au ministère des Affaires Étrangères des États-Unis, aurait ainsi tenu les propos suivants en juin 1945 : « Il faut que le gouvernement français établisse un programme précis […] prouvant son désir de donner à la France une économie qui lui permette d’atteindre les prix de revient internationaux calculés en heures de travail173. » Lorsqu'en décembre

Jean Monnet se saisit de cette idée pour fonder le Commissariat général du Plan, il propose à de Gaulle de faire réaliser ce qu'on nommerait de nos jours un benchmarking de productivité :

« La notion essentielle sur laquelle les commissions devront guider tout leur travail sera celle de la productivité du travail. Elles devront déterminer celle-ci d’une façon aussi précise que possible et la comparer à la productivité du travail, dans la même industrie à l’étranger, de façon à déterminer le retard à rattraper174. »

Concrètement, le chiffre qui circule à la Libération a été confectionné par l'équipe de Vincent à l'Institut de conjoncture : de ce point de vue précis, martèle Jean Fourastié au Plan ou dans ses ouvrages de vulgarisation et reprennent les journalistes, un Américain vaut quatre Français175. Il

s'agit bien ainsi pour la puissance publique de « calculer sa puissance productive par rapport à ses partenaires et à ses rivales176 ».

En effet les hauts fonctionnaires du Plan et du ministère des Finances, au moment où ils attachent la croissance du pouvoir de l'État à la dynamique du fordisme, et sa légitimité au développement des services publics et de la Sécurité sociale, se retrouvent immédiatement face à

171 Ibid., p. 169‑170 ; M. ARMATTE et A. DESROSIÈRES, « Les méthodes quantitatives et leur historiographie éclatée », op.

cit., p. 52.

172 Peter MILLER et Ted O’LEARY, « Governing the Calculable Person », in Anthony G. HOPWOOD et Peter MILLER (dir.),

Accounting as Social and Institutional Practice, Cambridge, CUP, 1994, p. 110.

173 P. MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 132.

174 Jean MONNET, « Proposition au sujet du Plan de modernisation et d’équipement adressées au général de Gaulle, le 4

décembre 1945 », in Philippe MIOCHE, Le Plan Monnet, Paris, Sorbonne, 1987, p. 117.

175 R. BOULAT, Jean Fourastié, un expert en productivité, op. cit., p. 80. Cf. aussi p. 115 : « La productivité est ainsi

constituée par les experts d'État comme « nouveau maître étalon de la puissance française. »

ce problème. L'augmentation de la productivité s'inscrit au cœur du capitalisme bancaire public, comme source possible d'une double accumulation du capital et des moyens de domination et de légitimation de l'État :

« Si les investissements publics sont la source de gains de productivité, ils peuvent se traduire pour les salariés par l'augmentation du salaire de base […] En retour, cette validation par le marché de la dépense publique est la source d'une dynamique de croissance endogène de l'État-providence puisqu'alors celui-ci s'autofinance : sa reproduction élargie est assurée par l'augmentation des recettes publiques qu'il engendre lui-même par ses effets sur la production et la masse salariale. C'est là le cercle vertueux qui explique qu'une croissance économique forte ait pu aller de pair avec un niveau élevé de dépenses publiques et de prélèvements dans la période fordiste177. »

Mais, en conséquence, les hauts fonctionnaires se convertissent peu à peu à un mode de raisonnement nouveau. Par productivisme, j'entends la poursuite indéfinie, pour elle-même ou en vue d'autre chose, de deux mesures comptables conventionnelles, susceptibles de multiples interprétations chacune attachée à sa propre méthode d'évaluation, mais liées comme les deux faces d'une même pièce : la croissance de la production et l'augmentation de la productivité178. Par

productivisme d'État, j'entends toute politique publique en tant qu'elle se fixe explicitement ou

implicitement pour cible d'accroître la productivité dans les entreprises ou dans les services publics, dans le but d'augmenter indéfiniment le volume de la production nationale (quelle que soit la convention de mesure adoptée, qui à un niveau plus précis doit toujours être prise en compte). Dès lors l'État planificateur fordiste tel qu'il se met en place à la Libération, qui entre parfaitement dans cette catégorie, peut être qualifié d'État productiviste.

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