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Michel Foucault, qui pourtant récuse le concept de bureaucratie, va nous permettre de penser le gouvernement de la grande entreprise en dehors d’une vision juridique et au-delà d’une conception purement disciplinaire du pouvoir. Il est, dit-il, à la fois mystificateur et infécond de se donner, au départ de l'analyse, un « foyer unique de souveraineté » ou « une structure binaire avec d'un côté les "dominants" et de l'autre les "dominés" ». Ni la société, ni l'État, ni l'entreprise ne peuvent être réduits à un point central ou à un antagonisme unique et massif qui serviraient de principe d'explication. Il faut au contraire, dit Foucault, partir du « socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables »344. Non pas pour s'en contenter comme on l'entend parfois : pour mettre en évidence

« une production multiforme de rapports de domination qui sont partiellement intégrables à des

stratégies d'ensemble » – et peuvent produire, comme des résultats historiques provisoires, une

certaine domination de classe ou une certaine domination étatique, dotées d'une inertie relative

sans pour autant cesser d'être traversées par des conflits multiples345. Une gouvernementalité, ou

plus simplement un mode de gouvernement, peut précisément être définie de cette manière : l'intégration stratégique partielle, mais en partie stabilisée, d'un socle mouvant de rapports de pouvoir. Il correspond, dit Arnault Skornicki, à « une stratégie gagnante qui se maintient »346.

La faible intégration initiale des firmes issues d'ententes et de fusions

Une bonne manière de retrouver le multiple sous l'unité apparente et le mouvement sous la stabilité présumée, c'est bien sûr de recourir à l'histoire. Comme le met en évidence Alfred Chandler dans le cas des États-Unis, les premières grandes entreprises sont justement issues d’un processus graduel de fusion et d'intégration. Des cartels de petites entreprises se forment d'abord pour limiter la concurrence, avec des associations professionnelles pour les gérer. Puis, à la toute fin du XIXe

siècle, ces petites entreprises sont unifiées juridiquement sous la forme d’un trust ou d’une holding, à la fois sous la pression des marchés financiers et en conséquence du Sherman Act de 1890, législation « antitrust » qui interdit les ententes regroupant plusieurs firmes mais autorise les fusions. L’association patronale devient un bureau central (« central office ») qui parvient, parfois après plusieurs décennies, à restructurer tout le système productif en se dotant des moyens d’une centralisation administrative effective. Pour rester rentable, la firme réalise finalement une intégration verticale pour contrôler, en aval, les réseaux de distribution et, en amont, les fournisseurs347.

La grande entreprise naît donc parfois réellement de l'agrégation de plusieurs entreprises plus petites, qu’il faut restructurer de manière bureaucratique pour tirer le maximum de profit des économies de débit et d’échelle. Lorsqu'elle se constitue par croissance interne, elle doit également résoudre le problème de la coordination d'ateliers et de services de plus en plus nombreux. Comme le dit Lefort, le mouvement historique de la concentration du capital, soutenu par diverses institutions et rapports sociaux, est le terreau fertile du développement de la couche sociale des organisateurs :

« Plus les activités sont morcelées, plus les services sont divers, spécialisés et cloisonnés, plus les étages de l’édifice sont nombreux et les délégations d’autorité à chaque étage, plus se multiplient, en raison même de cette dispersion, les instances de coordination et de contrôle et plus la bureaucratie prospère348. »

345 Michel FOUCAULT, « Pouvoirs et stratégies » [1977], in Dits et écrits II (1976-1988), Paris, Gallimard, 2001, p. 425. Je

souligne.

346 A. SKORNICKI, La grande soif de l’État, op. cit., p. 44‑45. 347 A. CHANDLER, La main visible des managers, op. cit., p. 351. 348 C. LEFORT, « Qu’est-ce que la bureaucratie ? », op. cit., p. 292.

Les vagues de fusion produisent, littéralement, des étages de bureaux supplémentaires – qui finissent par se matérialiser dans les gratte-ciel new-yorkais des sièges sociaux des grandes entreprises états-uniennes.

Michel Aglietta rappelle qu'à la fin des années 1890 aux États-Unis, la « centralisation purement formelle de la propriété » n'a pas réellement transformé les rapports de pouvoir internes à l'entreprise. « Les anciens capitalistes autonomes demeurés chefs d'unités continuaient à se comporter de manière indépendante pour la gestion courante. »349 Une société holding, en effet,

contrôle ses différentes unités de production par la présence majoritaire de ses hommes au sein de leurs conseils d’administrations. « Le flux d’information central, dit Peter Armstrong, est celui du

reporting financier350. » Le bureau central ne reçoit pas plus de données sur la gestion interne des

ateliers et des services que les actionnaires des sociétés anonymes de l’époque – soit, avant la financiarisation de l’économie, la corporate governance et la contre-offensive des quarante dernières années, quelque chose de rudimentaire.

Alors que la grande entreprise fordiste se constitue aux États-Unis dans les années 1920, cette situation demeure dominante en France jusqu'au début des années 1950. Maurice Lévy-Leboyer montre que, durant la première moitié du XXe siècle, les entreprises françaises grandissent par

autofinancement plutôt que par crédit bancaire ou croissance externe, malgré une assez faible vague de fusions entre 1928 et 1930. Il voit à cela plusieurs causes institutionnelles : les sociétés par actions, les marchés financiers et mêmes les banques d'affaires sont peu développés en comparaison avec la situation outre-Atlantique ; les marchés de biens et services demeurent étroits et segmentés du fait de l'importance de la petite propriété privée et de la paysannerie, mais aussi, peut-on ajouter, de la faiblesse des salaires ouvriers. De plus, deux formes d'ententes patronales par participations croisées empêchent durablement une intégration industrielle plus poussée : les cartels et les holdings financières. Les premiers sont créés, dans les secteurs de l'aluminium, de l'électrochimie et du travail des métaux, pour contrôler l'activité de plusieurs entreprises et fixer leurs prix et leurs volumes de production. Beaucoup deviennent des grandes entreprises à structure fonctionnelle centralisée dans les années 1930, un quart de siècle après les États-Unis. Mais les holdings financières, qui compensent la faiblesse des banques d'affaires, protègent les entreprises

349 M. AGLIETTA, Régulation et crises du capitalisme, op. cit., p. 275‑277.

350 Peter ARMSTRONG, « Corporate Control in Large British Companies: The Intersection of Management Accounting and

Industrial Relations in Postwar Britain », in Anthony G. HOPWOOD et Peter MILLER (dir.), Accounting as Social and Institutional Practice, Cambridge, CUP, 1994, p. 192.

membres de la faillite : elles deviennent puissantes et demeurent longtemps aussi stables que peu intégrées351.

Une société holding peut même adopter la structure fonctionnelle centralisée, dans laquelle chaque département passe sous la tutelle hiérarchique directe de la direction, sans changement majeur de cet état de fait. Le comité exécutif peut s’avérer n’être que la réunion, à intervalles plus ou moins longs, des responsables des différentes usines, ceux-ci continuant à consacrer la plupart de leur temps à la gestion quotidienne de leurs ateliers et services352. La centralisation n'est qu'une

fiction juridique, purement formelle, tant que les cadres du bureau central ne se dotent pas des technologies de pouvoir susceptibles de rendre leur contrôle effectif à un certain degré.

La coordination centralisée d'une multiplicité de disciplines tayloriennes locales

Tout gouvernement, dit Arnault Skornicki, « est une lutte continuée, pour stabiliser, pérenniser voire institutionnaliser un type déterminé de conduite des autres353 ». L’« État de Police »

mercantiliste et colbertiste du XVIIIe siècle était déjà, pour Foucault, le nom d’une opération visant

à coordonner une multiplicité de disciplines sur toute l’étendue d’un territoire, dans un objectif de contrôle de la population orienté vers la maximisation de la puissance nationale. Sa technologie de pouvoir principale, le règlement détaillé centralisé, le maintenait en réalité dans une certaine impuissance. Mais il n'en parvenait pas moins à orienter, dans le sens d'une stratégie globale, un certain nombre de rapports préexistants. L'État libéral investit par la bourgeoisie au XIXe siècle,

élément central d'explication de la généralisation des disciplines dans Surveiller et punir, s'appuie sur les mille petits pouvoirs de l'armée, de l'asile, de l'hôpital, de la prison, de la manufacture puis de l'école pour constituer de véritables appareils ministériels spécialisés. Comme le remarque Skornicki, cette multiplicité complexe qu'est l'État revendique alors « avec succès de "s'appuyer"

sur des dispositifs disciplinaires dispersés dans le social » : sa « puissance de codification » lui confère

une « certaine puissance de mobilisation de toute une série de micro-pouvoirs qui vivent en dehors de lui mais qu'il emploie à ses propres fins354 ».

351 Maurice LÉVY-LEBOYER, « The Large Corporation in Modern France », in Alfred CHANDLER et Herman DAEMS (dir.),

Managerial Hierarchies, Cambridge, HUP, 1980. Entre 1919 et 1932, les holdings financières passent de 5,9 à 15,5% des participations et des titres, pour redescendre à 14% 1937, tandis que les banques d'affaires (Banque de Paris et des Pays-Bas, Banque de l'union parisienne) passent de 27,6 à 8,6%. Cf. p. 139-142.

352 Au tout début du XXe siècle, le comité de direction de la General Electric, pourtant l’une des entreprises les plus

intégrées des États-Unis, ne se réunissait qu’une fois par mois. A. CHANDLER, La main visible des managers, op. cit., p. 478.

353 A. SKORNICKI, La grande soif de l’État, op. cit., p. 44‑45. 354 Ibid., p. 72‑73.

Or, les premiers cadres supérieurs des bureaux centraux des grandes entreprises constituées par ententes et fusions se posent une question similaire. Ils cherchent, littéralement, à réaliser un travail d'intégration stratégique d'un socle mouvant de rapports de pouvoir. Tous ces pouvoirs ne sont pas disciplinaires : nous pouvons citer les rapports conflictuels entre cadres selon leur fonction, leur formation, leur place dans la hiérarchie, la culture de leur entreprise d'origine en cas de fusion ; le rapport de vente ou d'usage qui oppose ou lie les commerciaux ou les publicitaires aux différentes catégories de consommateurs ; le rapport marchand qui oppose les acheteurs aux cadres, aux dirigeants et aux ouvriers des entreprises fournisseurs ; le rapport de concurrence qui oppose collectivement les groupes s'identifiant à l'entreprise aux autres firmes du même secteur ; le rapport créancier/débiteur qui oppose la direction à son banquier d'affaires ou, dans le cas d'une société par actions, à ses actionnaires ; le rapport d'imposition qui l'oppose au ministère des Finances et au Fisc ; le rapport social de genre qui permet aux recruteurs de s'appuyer sur les hommes pour accorder aux employées de bureau une rémunération inférieure, socialement considérée comme un salaire d'appoint qui s'ajoute à leur activité de travailleuses domestiques ; le rapport colonial qui leur permet de réserver certaines activités moins bien payées à certains salariés, en fonction de leurs nationalités ou de leurs origines supposées ; le rapport aux conditions matérielles de l'existence terrestre qui leur permet de se procurer une énergie non-renouvelable à bas coût sans avoir à se préoccuper des conséquences écologiques.

Cependant, parmi l'ensemble des pouvoirs mouvants que la grande entreprise naissante cherche à intégrer, il en est certains qui prennent une importance centrale : les multiples disciplines locales, tayloriennes ou prétayloriennes, par lesquelles les cadres et les contremaîtres des différents ateliers cherchent à augmenter la productivité apparente du travail des ouvriers ; celles que les ingénieurs et les comptables exercent sur les employées de bureau pour leur faire produire de manière « efficace » les chiffres qui leur permettront de contrôler l'organisation. Bref, le gouvernement de l'entreprise ne supprime pas les disciplines et autres formes de domination rapprochée, mais les coordonne et les contrôle à distance en les mettant à son service355. Dans tous les cas, pour sortir

le pouvoir de l'atelier, pour organiser les organisateurs, pour contrôler les consommateurs, pour gouverner à distance un ensemble immense sans avoir à se fonder principalement sur la puissance

355 On perçoit au passage la confusion des débats actuels sur la « gouvernementalité néolibérale » et l’inanité de toutes

les conceptions qui théorisent un soi-disant passage de la discipline (confondue avec la souveraineté ou avec l'autoritarisme) au gouvernement (« par la liberté »). N’est-il pas pourtant très clair que, pour Foucault, l'émergence d'une forme de gouvernementalité ne supprime pas les types de pouvoir préexistants ? Qu’elle restructure les disciplines, qu’elle les renforce là où elles sont le plus efficientes et le plus économiques, les efface là où elles sont jugées inutiles, définit des seuils de tolérance au-delà desquelles aucun manquement à la norme n’est plus admis, et ne donne d’autonomie en deçà de ce seuil que tant qu’elle est jugée efficace ?

dérisoire du regard et de la parole du maître, il a fallu changer d’échelle : tenir ensemble la multiplicité des rapports de pouvoir locaux successivement ou simultanément nécessaires pour produire tel bien ou tel service de manière concurrentielle et en tirer un profit.

La genèse de la grande entreprise a également une dimension géographique et territoriale très importante : il s'agit bien de « coordonner, surveiller et évaluer les activités de plusieurs unités d’exploitation géographiquement disséminées356 ». Ce processus prend appui sur la construction

puis sur la « modernisation » régulière des réseaux de transport et de communication – unification matérielle du territoire elle-même supportée par l’unification et la construction juridique et culturelle de la « nation » par les administrations étatiques. Aux États-Unis, c’est le capitalisme privé qui met en place l’interconnexion dense des lignes de chemin de fer, des télégraphes et des services postaux qui permet l’essor du « marché national », basé sur l'extraction de l’énergie concentrée et peu coûteuse du charbon par laquelle l'Occident ouvre l'ère de l'anthropocène357. En France, l’État

joue un rôle plus grand de par son monopole précoce sur les postes, les télégraphes et les téléphones. Dès le XVIIIe siècle, il pilote l’essor des manufactures. Au début du XXe, des ingénieurs

d'État dirigent les mines de charbon, les entreprises de chemin de fer et le complexe militaro- industriel. Si la constitution progressive de l’État moderne a représenté un premier courant de bureaucratisation, la nationalisation du monopole de la violence physique socialement légitime, conduisant comme dit Élias au passage de la concurrence politique du féodalisme à la concurrence économique du capitalisme, est venue former le cadre d'un deuxième courant de bureaucratisation : celui de la constitution des grandes entreprises d'envergure nationale358.

Cependant, dans le second cas, le processus de gouvernementalisation n’agit pas au niveau de l'État mais bien, rappelle Lefort, « au cœur de ce que le jeune Marx appelait encore la société civile359 ».

L'interdépendance entre technologies de contrôle, structures organisationnelles et composition du groupe des cadres

Par quels moyens le mouvement d'intégration qui a conduit à la constitution de la grande entreprise fordiste est-il parvenu à se doter d'une prise relative sur les rapports sociaux ? Pour ajouter une couche de gouvernementalité au-dessus d’un chaos de disciplines, la direction s'est dotée de divers dispositifs de pouvoir. Comme l’État moderne naissant, la grande entreprise a dû

356 A. CHANDLER, La main visible des managers, op. cit., p. 89.

357 Timothy MITCHELL, Carbon democracy, Paris, La Découverte, 2013.

358 Norbert ELIAS, La dynamique de l’Occident [1939], Paris, Calmann-Lévy, 1975. 359 C. LEFORT, « Qu’est-ce que la bureaucratie ? », op. cit., p. 279.

construire « un appareil administratif qui soit en même temps un appareil de savoir360 ». Le

taylorisme, nous l'avons vu, nécessite pour fonctionner de nombreuses informations codifiées. En retour, les ingénieurs-organisateurs standardisent le procès de production de manière à lui faire produire des données suffisamment fiables. Envahie par de multiples compteurs – qu'il s'agisse d'employées spécifiquement rémunérés pour remplir des formulaires, de capteurs inscrits dans des machines ou d'algorithmes programmés dans des logiciels – l'entreprise devient un dispositif de surveillance, d'enregistrement et de codification des flux de matières et de monnaie. Dès lors, les données produites sont disponibles à des fins globales de coordination des ateliers et services, voire, au terme du processus, de redéfinition des finalités et du périmètre juridique de l'entreprise. C'est la naissance d'une forme nouvelle de gouvernement par les chiffres, qui correspond à une certaine forme de gestionnarisation, dont les techniques de pouvoir spécifiques sont les calculs de coût, les budgets et les indicateurs de performance financiers ou physiques – le tout intégré dans l'infrastructure sociotechnique de l’informatique de gestion, après avoir été calculé à la machine par des employées prolétarisées.

Peter Armstrong décrit les grandes entreprises fordistes comme « des firmes géantes multi- établissements, contrôlées à travers les flux d’information denses de la comptabilité managériale361 ». Utilisée par les cadres supérieurs pour gouverner à distance les cadres

opérationnels qui organisent le travail des exécutants, celle-ci permet de coordonner une multiplicité de disciplines tayloriennes locales, sans utiliser elle-même un pouvoir de type disciplinaire. L’adjonction d’un « étage » supplémentaire de bureaux par-dessus une structure de plus en plus complexe se fait largement à travers l’invention puis la standardisation de cette comptabilité de contrôle dont Hoskin et Macve ont tenté de faire la généalogie. Comme Chandler, ils décrivent son origine au sein des entreprises de chemins de fer états-uniennes de la seconde moitié du XIXe siècle qui, du fait de leur intensité capitalistique, furent parmi les premières à requérir

un financement par actions et à être gérées sur une grande échelle par des cadres salariés à plein temps. On doit d’ailleurs aux ingénieurs ferroviaires le sens moderne, quoique encore restreint, du terme « management », qu'ils utilisent « pour désigner le maniement et le soin de leurs machines », ou bien la gestion de l’entreprise par les chiffres dans son aspect purement technique – avant que le mouvement du scientific management ne s’en empare à la fin du XIXe siècle « pour l’appliquer au

gouvernement des ouvriers industriels »362.

360 M. FOUCAULT, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 280.

361 P. ARMSTRONG, « Corporate Control in Large British Companies », op. cit., p. 191. 362 T. LE TEXIER, Le maniement des hommes, op. cit., p. 13.

Plus précisément, les ingénieurs qui dirigent l'industrie états-unienne des chemins de fer inventent simultanément trois dispositifs de gestion promis à un bel avenir : la structure « divisionnaire » (line and staff) ; le contrôle des cadres par l’intermédiaire des statistiques produites par l’exploitation quotidienne de l’entreprise, qui pour la première fois sont utilisées comme des « instruments d’administration » ; et, sur cette base, « presque toutes les techniques de base de la comptabilité moderne »363. Point significatif : l’organigramme type de la grande entreprise fordiste

a la même origine que les dispositifs statistiques et comptables qui la traversent et la sous-tendent. La première structure « authentiquement divisionnaire », composée de quatre départements dotés d’une autonomie de gestion, et d'une direction générale spécialisée chargée de les contrôler à distance, est mise en place autour des années 1850 à la Pennsylvania Railroad par Herman Haupt. Hoskin et Macve montrent que cet ingénieur issu de l'école militaire de West Point instaure pour la première fois, au moyen d'un usage intensif des « technologies comptables pour promouvoir le contrôle systématique des coûts et la rentabilité », un gouvernement chiffré personnalisé des cadres subalternes par les cadres supérieurs364. D'après les deux auteurs ce dispositif de gestion peut ainsi,

comme les études de temps et mouvements au fondement du taylorisme, être tracé jusqu'à la pédagogie disciplinaire d'une grande école d'ingénieur organisée sur le modèle de l'École polytechnique. Plus encore que l'usage systématisé du chronomètre, la comptabilité managériale possède une forte dimension d’examen généralisé et d’évaluation chiffrée permanente, expression de son « grammatocentrisme ».

Pour Chandler, la grande entreprise fordiste parvenue à « maturité » est fondée sur la structure (multi)divisionnaire, qui aux États-Unis se généralise à partir des années 1920. Parmi les dirigeants

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