• Aucun résultat trouvé

Marchandage et tâcheronnat au XIX e siècle : autonomie collective et mise en concurrence des

concurrence des équipes

Pour Michel Foucault le pouvoir n’est pas, comme le théorisent les libéraux et les marxistes orthodoxes, quelque chose qui se surajoute à l’économie. Ses manifestations multiples et infinitésimales, au contraire, tissent et structurent de l'intérieur toute production de biens et services : « Les rapports de pouvoir sont profondément intriqués dans et avec les relations économiques »219. Pour rendre compte de l'essor de l'industrie capitaliste, Surveiller et punir met

en avant son moteur supposé : le pouvoir disciplinaire appliqué dans l'atelier. Cependant ici Foucault, meilleur inventeur de concepts qu'historien, est victime d'un certain anachronisme. Les plus grandes entreprises des secteurs clés de la première révolution industrielle, textile, charbon et métallurgie, ne disposent pas en effet d'une hiérarchie au sens où nous l'entendons aujourd'hui. À l'origine le capitaliste n'a pas les traits d'un patron mais ceux d'un marchand, acheteur de machines, de matières premières, d'énergie et de force de travail. Le « contremaître » ne surveille pas le travail : il s'occupe de l'apprentissage des nouveaux procédés de production (organisation sociale- relationnelle), de la logistique et de la mise en place des machines (organisation sociotechnique). Au début du XIXe siècle les ouvriers de métier, artisans salariés dominés mais dotés d'une forte

autonomie collective au sein de l'usine, demeurent les maîtres de l'organisation opérationnelle du travail et nomment souvent eux-mêmes leurs chefs d'équipes220. Comme l'a montré Jean-Paul de

219 Michel FOUCAULT, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Seuil, 1997, p. 15. 220 P. LEFEBVRE, L’invention de la grande entreprise, op. cit., p. 61.

Gaudemar, le pouvoir dans la fabrique est encore pensé, par ceux qui l'exercent, selon les deux modèles de l’armée et de la famille. L’insistance sur la morale et les bonnes mœurs compense l’incapacité dans laquelle sont les premiers capitalistes d’exercer un contrôle réel. Les théoriciens patronaux défendent au milieu du XIXe siècle un modèle benthamien, « panoptique » au sens le plus

littéral et le plus fruste du terme : fondé sur le pouvoir dérisoire du regard et de la violence verbale, il est sans doute aussi peu susceptible de rendre docile que de rendre productif221.

En réalité le salariat du capitalisme industriel pré-bureaucratique, a bien mis en évidence Philippe Lefebvre, demeure largement basé sur des mécanismes marchands. Les « incitations », c'est-à-dire la violence du marché, l'aiguillon de la faim et la misère du journalier, compensent la faiblesse de la hiérarchie. Parfois c'est un simple salaire aux pièces, les ouvriers continuant généralement au départ de choisir leurs horaires et de travailler aux champs. Le plus souvent, il s'agit d'un système de « marchandage », où le prix du travail est négocié soit directement avec les travailleurs, soit avec un tâcheron222. Dans tous les cas, par la maîtrise du salaire, le détenteur de

capitaux peut mettre en concurrence les collectifs de travail, mais sans l'appui d'un système précis de comptabilité analytique pour calculer les coûts. Dans le système du tâcheronnat un homme de métier – qui n'est pas à proprement parler un sous-traitant puisqu'il ne possède ni les machines ni les matières premières – est chargé de « surveiller et contrôler le travail des autres ». Au sein des équipes, il contrôle l'embauche et le licenciement des ouvriers et est susceptible d'individualiser leurs salaires. Il réalise à la fois un travail d'organisation opérationnel et un travail d'organisation social-relationnel. L'objectif du patronat, faute de pouvoir le supprimer, est bien « d'utiliser le métier contre lui-même », selon le mot de Benjamin Coriat223. Source d'une violence sociale considérable

du fait de la surexploitation à laquelle il pousse, le tâcheronnat est officiellement interdit en 1848 et les tâcherons tôt exclus des syndicats ouvriers, mais le système perdure jusqu'au début du XXe

siècle. À cette date, de nombreux réformateurs défendent le système de la « commandite », qui existe notamment dans l'imprimerie parisienne : le détenteur de capitaux établit un contrat collectif avec un syndicat ou une société coopérative, qui est dès lors chargé, à la place du tâcheron, d'organiser la production et de recruter les ouvriers224. Lors du congrès d'Amiens de 1906, la CGT

221 Étrangement, de Gaudemar lui-même pense néanmoins qu'il s'agit d'un pouvoir disciplinaire au sens de Foucault :

son propre concept de discipline est flou. Jean-Paul de GAUDEMAR, L’ordre et la production : naissance et formes de la discipline d’usine, Paris, Dunod, 1982, p. 20.

222 P. LEFEBVRE, L’invention de la grande entreprise, op. cit., p. 111.

223 Benjamin CORIAT, L’atelier et le chronomètre : essai sur le taylorisme, le fordisme et la production de masse [1979],

Nouv. éd., Paris, Bourgois, 1994, p. 39‑40.

défend comme revendication prérévolutionnaire un système de « commandite égalitaire », signe à la fois de son attachement à l'autonomie collective, et de sa volonté de contrôler l'embauche, de partager les salaires de manière équitable et d'instaurer un roulement égalitaire et un partage du travail en cas de chômage dans le but final de « supprimer la concurrence entre les travailleurs »225.

Dans les cinq cas du salaire aux pièces, du tâcheronnat, du marchandage direct, de la commandite simple et de la commandite égalitaire, les ouvriers disposent d'une capacité d'auto-

organisation opérationnelle collective, inférieure sans être inexistante dans le cas où le tâcheron

s'en approprie une part. Le détenteur de capitaux conserve la définition des finalités de l'activité productive et la maîtrise des moyens matériels (TO politique et sociotechnique). La principale différence se fait alors du point de vue de la gestion du personnel : la sélection des travailleurs et la répartition du salaire entre eux. Les cinq variantes du rapport salarial à dominante marchande du XIXe siècle laissent une certaine faculté d'auto-gestion du personnel, ou d'auto-organisation sociale

au groupe ouvrier : évaluation du travail par les pairs, apprentissage sur le tas226. Mais, tandis que

la commandite maximise cette capacité des équipes à définir elles-mêmes les rapports entre leurs membres – voire l'étend au niveau d'un secteur et d'une ville et neutralise la concurrence dans sa version CGT –, le tâcheronnat et le salaire aux pièces confient à une proto-hiérarchie le soin de sélectionner les ouvriers, de distribuer les salaires et les promotions de l'extérieur. La maîtrise du travail d'organisation social-relationnel est alors un enjeu central de la lutte entre classes sociales, d'où l'insistance du syndicalisme naissant sur le contrôle de l'embauche et les bourses du travail.

Mais, au moment du congrès d'Amiens en 1906, le rapport de force a déjà basculé. Depuis la crise économique de 1873, montre Lefebvre, le contrôle ouvrier sur la gestion du personnel et sur le « marché » interne du travail a reculé malgré les innombrables résistances syndicales. Les chefs directs, souvent désignés par les équipes selon des critères d'ancienneté et de proximité sociale au XIXe siècles, sont maintenant nommés et formés par le patron. La plupart des tâcherons sont

devenus des contremaîtres. Ils disposent de larges prérogatives sur le recrutement, le salaire, la promotion et le licenciement. Le travail d'organisation social-relationnel est exercé de manière décentralisée avec peu de contrôle du centre. Mais il est intégré à une hiérarchie de commandement fermement tenue par le patron et les cadres supérieurs. Dès lors, toutes les

225 Selon les mots du congrès d'Amiens. Cf. Georges RIBEILL, « De la République industrielle de Hyacinthe Dubreuil aux

groupes autonomes : une vieille idée proudhonienne sans avenir ? », in Frank GEORGI (dir.), Autogestion : la dernière utopie ?, Paris, Sorbonne, 2003, p. 123. Un tel système de « closed shop » perdurera par exemple chez les dockers durant la majeure partie du XXe siècle.

226 J'ajoute, contrairement à l'usage, un tiret au milieu du mot autogestion, pour signifier que ce n'est pas le personnel

conditions sont en place pour qu'une part de l'organisation opérationnelle du travail passe, à son tour, sous la coupe de ceux qu'on nomme alors sans connotation péjorative les « petits chefs ». Dans « l'empire du contremaître » constitué à la fin du XIXe siècle, montre Lefebvre, celui-ci adapte

les machines à l'atelier, réalise des tâches techniques complexe, oriente et prépare le travail, surveille son exécution. L'autonomie collective des ouvriers de métiers, déjà entamée du côté de la maîtrise des relations au sein des équipes, régresse du point de vue de la conduite des opérations. Mais elle ne disparaît pas complétement227.

2.2. L'empire de l'ingénieur -organisateur : discipline taylorienne et comptabilité

Documents relatifs