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Entre définition des besoins, mise en scène du consensus et conversion du patronat à

Le texte du Ier Plan fournit au Conseil du Plan en novembre 1946, avec pour visée de diffuser ses

travaux dans l'espace public, met l'accent sur la méthode d'« économie concertée ». Par la réunion de hauts fonctionnaires, de patrons et de syndicalistes autour d'un objectif commun, les commissions de modernisation sont présentées comme un lieu d'expression et de mise en cohérence des « besoins » de la population française, censé déboucher sur une définition démocratique de l'« intérêt général » – quoiqu'en réalité elles conservent un rôle consultatif, le Commissariat synthétisant parfois leurs travaux sans leur aval, ou se livrant à des études autonomes en parallèle95.

À ce niveau, d'abord, le Plan prend les traits d'une machine à centraliser et surtout à publiciser l'information économique portant sur les différentes branches industrielles. Pour comprendre cet aspect, il serait nécessaire d'étudier plus précisément le travail d'objectivation sociale des besoins : le long processus de codification et de sélection des prétendus « besoins » par les départements marketing des grandes entreprises ou leurs ancêtres, les organisations patronales de branche, les cellules de prévision des ministères et les hauts fonctionnaires du Plan. Contentons-nous de poser

92 P. MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 81.

93 R. DELORME et C. ANDRÉ, L’État et l’économie, op. cit., p. 253.

94 R. BOYER, « Du fordisme canonique à une multiplicité de modes de développement », op. cit., p. 370‑371. 95 P. MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 100.

le problème. Si les entreprises publiques et les services publics ont effectivement leur propre manière de définir les utilités présumées de leur travail « en chambre » – c'est-à-dire au niveau de bureaux spécialisés composés de cadres se présentant comme des « techniciens » –, le Plan se contente le plus souvent de reprendre la définition qu'en donnent les entreprises privées et de mettre en cohérence les informations statistiques et les prévisions faites par les organisations patronales. Le texte du Ve Plan l'exprimera clairement en 1965, qui considérera son travail comme

une « étude de marché généralisée », offerte « comme système de référence concerté et cohérent à tous ceux qui ont à prendre des décisions économiques fondées sur l'anticipation »96. Coexistent

alors une conception marchande – les « besoins », d'automobiles ou de télévisions, c'est ce qui se vend – et une conception technocratique – les « besoins », d'écoles ou de prisons, c'est ce que relatent les statistiques ministérielles97.

Mais, s'il existe un domaine dans lequel le Plan comme appareil de coordination économique par la centralisation de l'information a joué un rôle, c'est bien davantage pour avoir contribué à stabiliser ce que les cadres dirigeants des entreprises perçoivent comme leur « environnement » – de pair bien sûr avec une politique économique keynésienne contracyclique. Il aura ainsi concouru à rendre viable un régime de prix administrés par le ministère des Finances, élément essentiel du mode de régulation fordiste étatique. Cependant les chiffres, qui jouent un rôle irremplaçable ne serait-ce que pour donner une apparence de rationalité à ce processus, demeureront relativement peu utilisés par les grandes entreprises à l'« âge d'or » de Plan dans les années 196098. Ils sont sans

doute secondaires par rapport à deux autres éléments : premièrement, la mise en scène d'un consensus social modernisateur, brisé par le départ de la CGT des commissions après 1947, mais qui reviendra sous la forme du mythe de l'apaisement générale de la société, de l'effacement des rapports de classe et de la « fin des idéologies » (et s'écroulera de nouveau en Mai 68) ;

96 COMMISSARIAT GÉNÉRAL DU PLAN, Ve Plan de développement économique et social (1966-1970), Paris, La Documentation française, 1965, p. 21 et 65.

97 La critique souvent faite à la planification française, c'est qu'en un sens elle ne planifie rien : elle amplifie. Nous

pouvons prendre un exemple. L'entrée dans la civilisation de la voiture individuelle, la pétrolificaton de l'économie, le développement d'une agriculture productiviste, et de manière générale la baisse spectaculaire de l'efficacité énergétique, responsables d'une large part de la « grande accélération » des émissions de gaz à effet de serre durant l'ère fordiste qui nous a conduit à la catastrophe écologique actuelle, sont bien la conséquence d'un processus de choix technologique structurant à long terme, au sein duquel la sélection des « secteurs de base » par le Ier Plan a joué un rôle

réel quoique modeste. Mais ce processus n'a pas à proprement parler été « planifié », encore moins « concerté », au sens où les choix d'investissement dans les équipements collectifs, les infrastructures énergétiques et les systèmes de transport découlent de rapports de pouvoir complexes, inscrits dans une histoire au sein de laquelle les commissions de modernisation ne sont finalement qu'une goutte d'eau. Cf. par exemple Christophe BONNEUIL et Stéphane FRIOUX, « Les “Trente Ravageuses” ? L’impact environnemental et sanitaire des décennies de haute croissance », in Céline PESSIS, Sezin TOPÇU et Christophe BONNEUIL (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Paris, La Découverte, 2013 ; Christophe BONNEUIL et Jean-Baptiste FRESSOZ, L’événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013.

deuxièmement, la construction sociale et politique des anticipations de profit des entrepreneurs (qui pour sa part s'évanouira en 1974).

Dominique Chagnollaud insiste, au niveau de la mise en scène du consensus, sur le fait que « la planification traduit d'abord l'institutionnalisation des contacts entre le patronat et l'administration que l'on perçoit dès la Première Guerre mondiale ». Bien au-delà du Plan, ces contacts concernent les relations entre les différentes administrations et les secteurs du champ économique qu'elles sont chargées de réguler : le ministère de l'Agriculture avec la FNSEA, la direction du Trésor avec les banques, les directions du ministère de l'Industrie avec les organisations patronales des différentes branches (constituées à cette fin). Mais ce processus, qui implique des luttes d'influence entre différents appareils d'État, aussi bien que des conflits entre fractions du patronat pour l'accès au crédit bancaire public, à des avantages fiscaux ou à une réglementation favorable, s'institutionnalise autant qu'il se légitime au travers des commissions de modernisation. Ce sont elles qui forgent ce que Chagnollaud nomme le « mythe de la planification » : l'image d'un dialogue public des hauts fonctionnaires avec ceux qu'ils instituent comme les « forces vives de la nation »99 – expression

vague dont la composition varie en fonction des rapports de force sociaux et des stratégies des gouvernants. Arbitré et synthétisé par un État qui se veut au-dessus des autres parties prenantes, ce dialogue est supposé transformer le plomb des intérêts particuliers en or de l'intérêt général. Les élites ministérielles, en définissant les intérêts autorisés au sein de ce que Bourdieu et Boltanski nomment des « lieux neutres100 » – c'est-à-dire en sélectionnant et en promouvant certaines forces

sociales et politiques au rang d'interlocuteurs légitimes – leur font ainsi accéder au statut de représentants officiels et « compétents »101.

Au niveau de son rôle symbolique et politique auprès du patronat français, le Plan aura avant tout représenté un immense travail de persuasion des cadres dirigeants des entreprises à la concentration des entreprises et à l'investissement dans les machines en vue de l'augmentation de la productivité. Selon Margairaz, dès le Plan Monnet, les responsables « misent surtout sur son rôle pédagogique et intellectuel d'incitation et de persuasion auprès de l'État, des entrepreneurs ou de

99 Dominique CHAGNOLLAUD, Le premier des ordres, Paris, Fayard, 1991, p. 209‑212.

100 Pierre BOURDIEU et Luc BOLTANSKI, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences

sociales, 1976, vol. 2, no 2.

101 Comme on le verra, les défenseurs de l'ancien parlementarisme taxeront ce fonctionnement de « technocratique »,

tandis que l'ensemble des forces de gauche chercheront à opposer à ce qui est vu comme un « simulacre » une « véritable démocratie économique », où le Plan serait défini collectivement, selon les versions, par un Conseil économique et social composé de représentants du patronat et des syndicats, ou par une fédération de conseils ouvriers.

l'opinion, […] plutôt que sur des prérogatives officiellement consignées dans des textes102 ». Dès la

Libération, les hauts fonctionnaires économiques cherchent ainsi à stimuler les restructurations industrielles et, avec moins de succès, les fusions d'entreprise : ils favorisent, consciemment, la constitution d'économies d'échelle et de secteurs oligopolistiques à concurrence réduite, adaptés au bouclage de la production de masse et de la consommation de masse sur l'espace national. Ils réalisent ainsi, selon l'expression de Delphine Dulong, un « travail d'enrôlement dans la planification103 », c'est-à-dire une tentative d'entraînement du patronat dans le régime fordiste

d'accumulation du capital.

Que cette fonction soit symbolique ne signifie pas qu'elle soit « publicitaire » ou purement incantatoire – faute de quoi le Plan n'aurait aucune efficacité concrète –, mais qu'elle est apte à structurer les représentations sociales et à cadrer les décisions d'investissement, dans un contexte de bureaucratisation des entreprises où celles-ci sont toujours davantage prises sur la base d'études de marché et de techniques de calcul économique. La planification réalise ainsi un savant mélange de charisme et de mathématiques, où le pouvoir symbolique du chiffre le dispute au capital politique de celui qui l'énonce. Comme l'a établi l'historien de la gestion Nicolas Berland, l'environnement économique stabilisé par le Plan favorise d'ailleurs le développement des technologies de pouvoir du contrôle budgétaire et de la direction par objectifs, car il permet « de réaliser plus facilement des prévisions »104. Dès lors, en poussant les grandes entreprises à se

projeter sur le long terme, il installe l'une des conditions de félicité de la prophétie autoréalisatrice

de la croissance.

2 – Le dispositif français de comptabilité nationale : entre science

d'État et négociation chiffrée

La fonction symbolique que nous venons d'évoquer est inséparable de la construction d'une technologie de pouvoir qui va venir équiper la volonté des hauts fonctionnaires de gouverner

102 M. MARGAIRAZ, L’État, les finances et l’économie II, op. cit., p. 1333. Comme le dit également François Fourquet, « le

Plan a été le médium essentiel par lequel l'État devenu productiviste a cherché à secouer les entreprises » pour les pousser à investir. F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. 237. Ce qui est confirmé par Philippe Mioche : « Pour Jean Monnet les commissions étaient autant une source d'information pour le plan que les instruments d'une pédagogie à inculquer. Cette fonction pédagogique a pris le pas sur la fonction d'information. » P. MIOCHE, Le Plan Monnet, op. cit., p. 110.

103 D. DULONG, Moderniser la politique, op. cit., p. 132.

104 Nicolas BERLAND, L’histoire du contrôle budgétaire en France, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université

l'économie : la comptabilité nationale. Quoique sa généalogie remonte assez loin, et les premières tentatives de formalisation au début des années 1940, celle-ci manque largement au Ier Plan.

Systématisée par le Service des études économiques et financières (SEEF) du ministère des Finances durant les années 1950, elle est la synthèse de divers éléments et sources théoriques qui s'accumulent depuis la crise de 1929, sur la base de nombreux travaux antérieurs dont certains remontent au XVIIe siècle105. Les comptes de la nation fournissent alors aux différents Plans de la Ve

République, qui ne disposent pas de la simplicité relative des six « secteurs de base », des instruments utilisables de gouvernement de l'économie.

En premier lieu, nous reviendrons sur la notion foucaldienne de gouvernementalité, pour mettre en évidence la manière dont la comptabilité nationale incarne la constitution de l'« économie nationale » en objet de pouvoir et de savoir. Ensuite, nous analyserons le fonctionnement spécifique du système français. Il ne s'agira pas seulement d'étudier son aspect « technique », c'est-à-dire son caractère de technologie de pouvoir, mais de mettre en évidence son ancrage dans un dispositif de gouvernement, sa place dans les rapports de pouvoir qui le constituent, ainsi que la signification que lui donnent les acteurs qui s'en servent, durant la période historiquement circonscrite qui va de 1950 à 1970. Enfin, nous nous demanderons en quoi la version française de la comptabilité nationale est en adéquation avec le fordisme étatique. De plus, nous mettrons en lumière son rôle dans la mise en place durable d'une dimension essentielle du productivisme d'État : le fétichisme de la croissance du PIB.

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