• Aucun résultat trouvé

Un ordre symbolique adapté au fordisme étatique et structurant sur la longue durée

Nous venons de voir à travers l'exemple de la politique des revenus comment le dispositif de comptabilité nationale avait pu servir à consolider le rapport salarial fordiste. Par de nombreux autres traits, dont certains lui sont spécifiques et d'autres sont partagés avec les systèmes anglo- saxon et soviétique, le système français présente une affinité élective avec le mode de régulation fordiste étatique du capitalisme et a pu contribuer à le stabiliser. D'abord, nous l'avons vu, il offre aux cadres dirigeants des entreprises une vision de l'avenir proche dotée de toutes les apparences de la rationalité, qui stabilise la perception qu'ils ont de leur « environnement économique » et fonctionne, sous certaines conditions, comme une prophétie autoréalisatrice – permettant à la fois l'administration des prix par le ministère des Finances, et les investissements massifs qu'appelle la généralisation du taylorisme et des économies d'échelle. Ensuite, comme nous allons le voir, les comptes de la nation peuvent contribuer à diriger l’investissement national public et privé là où il est jugé le plus efficace : depuis la fin des années 1940, les hauts fonctionnaires de l'appareil économique d'État scrutent les fluctuations de la formation brute de capital fixe (FBCF), agrégat comptable qui mesure l'investissement productif et augure de la réussite ou de l'échec futur des objectifs du Plan.

Surtout, les comptes nationaux mettent en place cet « indicateur chiffré de la performance de l’économie nationale » qui prend pour nous, depuis la Seconde Guerre mondiale, la forme objectivée et fétichisée de la croissance du PIB. Pour être plus précis, de 1949 à 1974, la spécificité du système français est de ne pas calculer un produit intérieur brut mais une production intérieure brute : celle-ci ne concerne que les transactions marchandes des entreprises non-financières et ne comptabilise ni les services publics, ni les banques, ni les compagnies d'assurances. Durant l'ensemble de l'ère fordiste, les fonctionnaires et les employés des services financiers sont ainsi rejetés dans le domaine de « l'improductif », et il faudra attendre l'alignement sur la norme anglo- saxonne dans les années 1970 pour qu'ils soient inclus dans le calcul de ce qui passe pour la richesse de la nation. Le système français implique ainsi une conception spécifique et relativement industrialiste de la « croissance », cohérente avec le rôle moteur donné à l'industrie dans le régime

d'accumulation intensive. La « comptabilité du produit matériel » soviétique, pour sa part, exclut une part plus grande encore des travailleurs et travailleuses des services. Toutes, de manière générale, invisibilisent le travail domestique massivement réalisé par les femmes, les richesses non- marchandes, les échanges non-monétaires et la contribution inquantifiable des écosystèmes à la production de la société. Toutes, on le sait maintenant, sont incapables de faire la différence entre la valorisation monétaire d'opérations nuisibles, destructrices ou compensatrices de dégâts engendrés ailleurs, et ce que les hommes et les femmes considèrent comme de « véritables » richesses – avec toute la différenciation socio-historique et toutes les luttes symboliques que cela implique124.

Avec la constitution de la PIB puis l'adoption du PIB, « l’économie » acquiert une réalité sociale bien plus impérative et bien plus solide que les vagues exhortations à l’augmentation de la richesse des nations par le « laisser-faire », sur lequel l’État libéral du XIXe siècle avait fondé sa puissance

militaire extérieure (la gouvernementalité libérale de Foucault). Le calcul économique, dont certaines formes « micro » étaient déjà utilisées à la fin du XIXe siècle par les ingénieurs des Ponts

et chaussées125, devient global et « macro ». Toute l'action de l'État devient susceptible d'être jugée

à cette aune : sa politique économique conjoncturelle avec le cycle keynésien de relance- stabilisation ; sa politique industrielle avec les prêts bonifiés accordés à certains secteurs ou les aides à la restructuration ; la conception de ses impôts avec l'invention en 1954 de la taxe sur la « valeur ajoutée » ; l'élaboration de son budget. Fait capital, qui va nous aider à comprendre l'origine des premières tentatives de managérialisation des services publics : c'est virtuellement l'éducation, la recherche, l'aménagement, la santé et l'ensemble des politiques publiques qui peuvent désormais être évaluées en fonction de leur effet sur la PIB – alors même que leur production directe de services publics n'est pas comptabilisée dans cet agrégat. Ce sera, on le verra, l'expérience tentée par la Rationalisation des choix budgétaires (RCB) à la fin des années 1960.

De manière plus générale, la comptabilité nationale quelle que soit sa version apporte un élément essentiel au productivisme d'État : le fétichisme de la « croissance », qui l'institue comme « métaphore organique de l'augmentation de "potentiel" économique ou de la puissance productive de la nation126 ». S'installe alors, à mesure que les catégories comptables montent en

consistance, se dotent de relais dans les institutions, s’inscrivent dans les négociations des

124 Jean GADREY et Florence JANY-CATRICE, Les nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2012 ; Jean GADREY,

Adieu à la croissance, Paris, Les petits matins/Alternatives économiques, 2012.

125 François ETNER, Histoire du calcul économique en France, Paris, Economica, 1987. 126 F. FOURQUET, Les comptes de la puissance, op. cit., p. XX.

Commissions du Plan, dans les conventions collectives, dans les prévisions des directions d’entreprise et des banques, dans les calculs des économistes, dans les mythes véhiculés par le champ politique et le champ médiatique, un ordre symbolique de l'équivalence monétaire généralisée – si structurant à long terme que nous n'en sommes toujours pas sortis.

3 – Capitalisme bancaire public et croissance de l'État

Il existe une autre contribution du dispositif français de comptabilité nationale au mode de régulation fordiste : son rôle dans le pilotage d'un régime financier fondé sur le crédit bancaire public. Se met en place, à la Libération, un vaste appareil de financement public des investissements du Plan, qui va tirer toute la dynamique de l'économie. D'un côté, le capitalisme privé dépend plus que jamais de l'action des financiers publics et du bas prix de l'énergie et du transport assuré par les entreprises nationalisées des « secteurs de base ». De l'autre, l'État attache désormais la croissance de sa propre puissance – de ses impôts, de son budget, de sa légitimité, de sa force dans les relations internationales, de son pouvoir de réglementation et de contrôle – au bon fonctionnement de l'accumulation fordiste et à la croissance de la production sur son territoire. Au centre de cet accroissement réciproque, se trouve un capitalisme bancaire public dominant au début des années 1950, qui demeure vigoureux durant les années 1960, mais sera progressivement remplacé par des banques d'affaires privées. Nous nous intéresserons d'abord à la mise en place de l'appareil de financement du Plan à la fin des années 1940, pour étudier la manière dont il va permettre au ministère des Finances d'acquérir une centralité au sein de l'appareil économique d'État. Ensuite, nous verrons comment la mise en place d'un nouveau régime de finances publiques, avec le « circuit du Trésor », va rendre possible une forte croissance des dépenses de l'État, s'appuyant sur la croissance du PIB, mais plus rapide encore. Enfin, nous étudierons le fonctionnement du système bancaire public dans les années 1950.

3.1. L'hégémonie renouvelée des financiers publics sur l'appareil économique

Documents relatifs